Entre les mondes
Le manoir de Far Carr était désert. Une pile impressionnante de vaisselle sale trônait dans l’évier de la cuisine, la table de la salle à manger était recouverte de miettes et de la poussière commençait doucement à s’accumuler au coin des portes. Une légère odeur de renfermé flottait dans l’air. Plusieurs livres étaient négligemment posés sur le plus grand canapé du salon et la cheminée, vide, étouffait sous un amoncellement de cendres froides et grisâtres. Soudain, un infime courant d’air apparut et fit tinter le lustre du plafond. Puis une porte apparut. Silyen, plus décoiffé que jamais, en surgit, vêtu de son éternelle tenue d’équitation. Il referma le battant, et la porte se volatilisa aussi vite qu’elle était apparue.
L’Egal fit craquer le plancher en se dirigeant vers la cuisine pour se préparer une café puis sortit sur la terrasse. D’un air absent, il se passa la main dans les cheveux, où les rayons du soleil couchant créaient des reflets roux.
Le monde dans lequel il s’était rendu en reconnaissance était intéressant. A première vue, il ne pas avoir dépassé le stade du Moyen Âge et ne semblait comporter aucune forme de vie étrange. Au cours des quelques minutes qu’il y avait passé, invisible, Silyen avait vu une route en terre battue et au loin, ce qui ressemblait à un palais oriental. Il avait ouvert la porte au hasard, ne pouvant pas sentir le Don dans les mondes avant d’y avoir mis les pieds, mais il avait eu de la chance car il avait senti un faible pouvoir en provenance du luxueux édifice. Un bruit de trot avait interrompu ses réflexions. Il avait vu un cavalier sur un cheval ressemblant aux Karacabey, ces chevaux turcs si recherchés. Tous deux avaient piteuses allure et semblaient avoir fait un long voyage.
Sil avait ensuite enregistré les données qui lui étaient nécessaires: la respirabilité de l’air, la force gravitationnelle, les dangers potentiels puis était revenu à Far Carr afin de sélectionner la tenue qui conviendrait le mieux.
Installé sur le balcon, l’Egal tapota nerveusement sur la rambarde, regardant le soleil mourir à l’horizon. Il inspecta le lien, projetant sa conscience vers Luke mais ne ressentit rien de particulier.
L’Egal partit quelques heures plus tard. La nuit favorisait la discrétion. Il avait revêtu le pantalon le plus neutre qu’il ait plus trouver, c’est-à-dire l’unique pantalon en toile qu’il possédait, lui qui ne portait que des jeans. Il avait aussi déniché une sorte de tunique grise, une ceinture en cuir et un sac où il fourra quelques provisions et une couverture.
Il vit à nouveau le palais oriental au loin, éclairé par la pleine lune. Sa vision Douée lui permettait de distinguer le moindre détail loin à la ronde, du chacal doré à la souris du désert. Une fois qu’il fut certain qu’il n’y avait aucun danger, il se détendit. L’air était bien plus pur que celui de son monde et Silyen laissa un vrai sourire s’épanouir de son visage. Voilà ce que les siens avaient brisé avec leur technologie: cette authenticité, cette simplicité.
Il se rendit invisible puis avança d’un bon pas, ses pieds s’enfonçant dans le sable. Il préférait éviter la route, au cas où un cavalier nocturne serait soudainement apparu. Après quelques minutes, il arriva en vue de l’édifice. Une dizaine de gardes étaient postés au sommet des murs. Ils portaient des armures légères et étaient emmitouflés dans de grosses capes en laine. A voir le luxe des armures, l’occupant du palais était passablement riche… Peut-être un Egal. Laissant doucement échapper son souffle par le nez pour ne pas émettre de vapeur, Sil s’éleva lentement dans les airs. Aucun des gardes ne broncha. Le bruissement d’une conversation tourbillonnait dans les airs - une histoire d’arme perdue, capta l’oreille aiguisée de Silyen, dont le Don lui permettait désormais de comprendre la langue locale. Une deuxième enceinte défensive au-sommet de laquelle patrouillaient aussi une dizaine de gardes se dessina. Qui qu’il soit, le maître de ces lieux semblait craindre une attaque.
Puis l’environnement changea du tout au tout. Silyen survolait maintenant le palais, qui se révéla encore plus luxueux qu’il ne l’imaginait - mère aurait certainement apprécié. Des coupoles d’or ou de marbre se découpaient en contrebas, tels des points lumineux perdus au milieu d’un océan de tuiles. Un vaste parc artistiquement aménagé occupait la majeure partie du sol, et des fontaines murmuraient un peu partout. L’Egal pouvait quasiment sentir les odeurs douces et riches qui s’élevaient dans les airs. Il imagina la fraîcheur qu’il devait régner dans cet oasis de verdure, face au désert. Cette civilisation imposait le respect: pour acheminer autant d’eau dans ce territoire aride, elle avait sans doute utilisé le Don, raison pour laquelle Silyen s’étonnait de ne pas sentir davantage de pouvoir.
En attendant, les lieux étaient si gigantesques qu’ils semblaient s’étendre à perte de vue. Silyen s’éleva encore de plusieurs mètres et découvrit que les jardin n'étaient qu’une des quatre immenses cours composant le palais, autour desquelles une myriade de bâtiments bas formaient une mosaïque blanche. Il semblait que pour se rendre d’une à l’autre cour, les visiteurs devaient emprunter des portes monumentales.
Le Don vacillant qu’il percevait semblait émaner d’un des bâtiment accolés à la deuxième cour. Après avoir vérifié que rien ne bougeait en contrebas, Silyen perdit de la hauteur et se posa sans bruit sur des pavés de marbre blanc. Les deux gardes postés en faction devant la porte monumentale ne tressaillirent même pas.
L’Egal tourna la tête. Devant lui se trouvait une rangées de bâtiments d’un étage qui longeaient toute la cour. Ils étaient flanquée d’un portique à colonnades décorées de fresques végétales. Evidemment, toutes les portes donnant accès au bâtiment étaient fermées. L’Egal passa à la vision dorée du Don mais les environs ne changèrent pas d’un pouce. Il inclina la tête et s’aperçut que le pouvoir qu’il captait venait des profondeurs. Silyen avança à pas de loup vers une porte et laissa quelques étincelles de pouvoir s’infiltrer dans serrure. Un clic quasiment inaudible résonna quand la serrure se débloqua. Restait la partie la plus délicate: l’Egal envoya son Don dans les rouages et les gonds pour s’assurer que la porte ne ferait pas de bruit en s’ouvrant. Il tira sur la poignée, puis se glissa à l’intérieur du bâtiment sans un bruit.
Il venait d’arriver dans une pièce nue, entièrement composée de pierres: dalles sur le sol et gros blocs de pierre enchâssés jusqu’au plafond. A droite et à gauche se trouvaient deux portes entrouvertes. Se laissant guider par son pouvoir, Sil emprunta celle de gauche.
Puis il trouva ce qu’il cherchait: l’escalier menant au sous-sol, où devait se trouver une prison, à voir l’armement du garde assis devant une porte massive bardée de métal. Silyen se figea mais l’homme ne semblait pas l’avoir entendu. Il appela alors son Don. Il ne se passa d’abord rien puis tout à coup, l’homme s’affaissa en arrière, sa tête rebondissant légèrement contre le mur, avant de commencer à ronfler. Silyen serra les dents, n’ayant pas prévu les ronflements. Il aurait pu bâillonner le soldat mais ne voulais pas commettre la bêtise de laisser des traces. Mieux valait que l’on croie que l’homme, épuisé, s’était tout simplement endormi.
Il se hâta de poser la main sur le cadenas, qui s’ouvrit bientôt. L’Egal le posa silencieusement par terre puis ouvrit la porte en retenant son souffle. Une lumière tremblotante se découpait en bas d’un long escalier, certainement une torche. Silyen fit appel à sa vision Douée, referma la porte et fit léviter le cadenas, puis le referma. Toujours invisible, il descendit d’un pas souple.
L’odeur qui régnait en bas était abominable. Un mélange de renfermé, de déjections humaines, de vomi et d’humidité. La torche que Silyen avait vue depuis en haut n’était que la première d’une longue série qui éclairait un couloir le long duquel se dressaient des portes de fer d’où s’échappaient parfois des gémissements, des murmures ou des ronflements. Puis tout au fond, devant une nouvelle porte bardée de fer, se trouvait un nouveau garde.
L’Egal avança sans bruit mais sa chaussure fit crisser un caillou sur le sol.
– Il y a quelqu’un? fit le garde.
Silyen se contenta de lui envoyer quelques étincelles de Don qui l’endormirent aussi facilement que son comparse. Derrière la porte se trouvait un nouveau couloir et au fond, un troisième garde. Silyen passa l’obstacle sans encombre et arriva dans un minuscule couloir se terminant en cul de sac. Il y avait six ouvertures refermées par un maillage complexe de barreaux en fer. Le Don irradiait de l’une d’elles. L’Egal ne savait pas quoi en penser. Comment avait-on pu emprisonner un Doué? Il s’approcha silencieusement de la porte et jeta un coup d’oeil à travers. S’il avait été un simple humain, il n’aurait rien vu, mais grâce à sa vision d’Egal il distingua… une jeune fille au cheveux roux, enchaînée contre un mur. Son visage ovale était encadré par deux tresses s’arrêtant à la hauteur de son menton. Elle avait la peau aussi pâle que Silyen et semblait avoir à peu près son âge. Elle était dans un triste état. Des ecchymose violacées marbraient la peau de ses bras et elle arborait quelques coupures au ventre et aux jambes. Sa lèvre, fendue, avait laissé couler un filet de sang. Quant à ses habits… Il n’en restait plus grand chose. Elle semblait avoir été vêtue d’un pantalon bouffant et d’une sorte de tunique légère richement brodée s’arrêtant au-dessus du ventre. Sauf que le pantalon était en lambeaux, et son haut ne valait guère mieux. Silyen pensa que les entraves, au moins, étaient imprégnées de Don, mais non. Pourquoi cette fille ne se libérait-elle pas à l’aide de son pouvoir?
En attendant, la prisonnière avait les yeux grands ouverts et regardait fixement dans sa direction, les muscles tendus.
– Qui est là? demanda-t-elle d’un ton moins désespéré que l’Egal aurait pu le croire.
C’était une voix impérieuse. Une vois d’Egale.
Sil retint son souffle, vérifiant qu’il était toujours invisible. C’était le cas.
– J’ai entendu la porte s’ouvrir. Où êtes-vous? répéta la fille légèrement plus fort.
Elle se tortilla pour essayer d’avancer de la porte aussi près que possible, lorsqu’elle écarquilla les yeux, l’air terrorisée.
– Non, n-non, non, non, murmura-t-elle.
Silyen observait, incrédule.
Il était en train de se produire quelque chose d’absolument fascinant.