Entre les mondes
La félicité semblait toujours être un sentiment de courte durée dans sa nouvelle vie, songea Luke avec autant de colère que d’amertume. Il s’était à peine remis de la perte définitive de son père qu’une nouvelle tuile lui tombait sur la tête.
Il se figea lorsqu’il vit l’expression inquiète de Silyen.
– Hadley, on dirait que tu vas faire une attaque. Faut-il que je me prépare à quelque chose?
Luke s’ébroua, tenta de se recomposer une expression neutre et échoua lamentablement. Sentant que ses jambes allaient bientôt refuser de le porter, il s’écroula sur l’une des chaises de la cuisine.
– C’est ma mère, avoua-t-il. Ou plutôt Abi. Elle a essayé de m’appeler un nombre incalculable de fois ces deux derniers mois et menace d’appeler la police si je ne lui donne pas signe de vie.
Silyen se frappa le front, mimant celui qui vient de se rendre compte qu’il a oublié quelque chose d’important.
– Ne me dis pas que tu n’as pas trouvé un prétexte à ton absence?
– Si…
Luke se tortilla sur place. Il rassembla son courage pour poursuivre d’une voix faible:
– Je leur ai dit qu’avec un ami de Millmoor, j’étais allé faire une retraite à Bath, et que je n’avais pas droit au téléphone portable.
Luke ne savait pas comment il avait trouvée l’idée de la retraite spirituelle. C’était un prétexte complètement idiot, comme il s’en rendait maintenant compte, mais sur le moment, il avait été plutôt fier de lui.
Silyen explosa de rire. C’était une hilarité si franche et si inattendue que son Luke en fut choqué. Quand il cessa enfin de hoqueter, l’Egal articula:
– Tu es sérieux?
– Pourquoi? Il y a un problème? répliqua Luke, sur la défensive.
Silyen rit de plus belle et dut faire de gros efforts pour se calmer:
– Qu’est-ce qui t’as pris d’inventer une histoire pareille? Toi, méditer? Te recentrer sur toi même? Tu as pensé qu’Abi avalerait ça? La prochaine fois, demande-moi conseil. Je reconnaît ne pas être le plus fin expert de la psychologie humaine mais j’arriverai à trouver mieux que ça.
– En attendant, Abi a dû partir à Londres il y a deux mois pour devenir l’assistante personnelle de Rebecca Dawson et Daisy alterne entre l’école et la garde de Libby, ce qui veut dire que ma mère est pratiquement toute seule.
– Et? interrogea Silyen.
Luke en fut scandalisé.
– Elle est toujours sous le choc d’avoir perdu mon père. Je dois la rejoindre, au moins pour quelques temps. Je ne peux pas l’abandonner elle aussi.
Silyen leva les yeux au ciel et poussa un grand soupir:
– Il faut toujours que tu dramatises. Cela dit, je préfèrerais qu’Abi évite d’appeler la police. Je crois que tu as raison de vouloir rentrer.
– Vraiment?
– Oui, vraiment, répéta Silyen d’un ton exaspérant. Je dois me rendre dans un autre univers et vu notre charmante expérience dans le monde noir, il vaut mieux que j’y aille seul. Personnellement, je préfèrerais que tu m’attendes sagement à Far Carr…
– Mais… compléta Luke, n’en croyant pas ses oreilles.
– J’essaie de faire des efforts. Vas rejoindre ta famille. Tu as dit qu’Abi travaillait pour Dawson?
– Oui, elle fait partie du gouvernement de transition. Abi ne m’a pas expliqué ses tâches mais elle semble très occupée…
– Hmmm… fit Silyen. Et qui d’autre siège à ce gouvernement de transition?
Luke fut surpris par la question. Il n’en avait aucune idée.
– Et toi, où veux-tu aller? demanda-t-il.
– Dans un autre monde, afin de vérifier l’une de mes hypothèses. Si j’y parviens, cela pourrait résoudre beaucoup de choses pour nous.
« Nous ». Luke se surprit à savourer ce mot, avant de chercher à en savoir plus. Mais l’Egal se referma comme une huître. Lui d’ordinaire si bavard lorsqu’il s’agissait de parler de ses recherches préférait apparemment lui laisser la surprise. Etrange.
Un peu plus tard, Luke remonta dans sa chambre pour informer Abi de son retour. Il préférait que Silyen ne soit pas témoin de cinq minutes de vociférations qui faillirent lui casser les tympans dès que sa soeur eut décroché. Elle avait gardé son naturel stressé, apparemment. Il s’excusa au moins dix fois puis assura dix autres fois qu’il arriverait le lendemain après-midi à Manchester. Ils avaient jugé plus crédible avec Silyen de ne pas ouvrir de portail tôt le matin étant donné qu’il n’existait pas de train de nuit depuis Bath. Luke avait vérifié grâce au téléphone portable que l’Egal lui avait tendu d’un geste dégoûté, comme s’il tenait le CD d’Happy Panda entre les mains.
Luke promit ensuite à Abi qu’il avertirai leur mère dès qu’il aurait accroché puis lui donna vaguement des nouvelles de sa prétendue « retraite » en priant pour être à peu près crédible. Il constata qu’il avait lamentablement échoué lorsqu’Abi le coupa en lui demandant d’un ton sec: « Et si tu me disais plutôt la vérité? Où étais-tu vraiment? Tu n’as jamais su mentir. » Luke avala sa salive et réitéra ses explications d’un ton encore plus convainquant qu’avant, selon lui. Abi soupira longuement.
– Très drôle, Luke. C’est dommage, le frère dont je me souviens avait toujours été honnête…
– Je… Tu… bredouilla Luke, déchiré.
– C’est bon. Promets-moi juste que tu n’as rien fait d’illégal ou de dangereux.
– Je vais bien. Et toi? esquiva Luke.
Nouveau soupir.
– J’ai connu des jours meilleurs. J’ai beaucoup de travail par ici, je n’ai même plus le temps de rentrer les week-end. La situation est très tendue. Enfin, je t’en parlerai quand on se verra.
– Et Daisy?
– Elle… Tu verras bien par toi-même. Bon, je dois te laisser, j’ai une séance. Prends bien soin de toi.
– Quoi? Abi, qu’est-ce que…
Mais sa soeur avait déjà raccroché. Lorsqu’il recomposa le numéro, Luke tomba sur le répondeur.