Entre les mondes
Nao colla son nez contre le hublot de l’avion où il se trouvait avec Akira. Au-delà de la ville de Woldingham qu’ils survolaient, se dessinait l’aérodrome de Biggin Hill, situé à une quinzaine de miles de Londres. Nao lissa ses cheveux noirs et arrangea machinalement son hanfu, tenue traditionnelle chinoise. Il avait dû troquer son bel ensemble de Tiāncái, aux manches brodées d’or, pour ce vulgaire costume. Il se consola en se disant qu’il s’agissait du meilleur moyen de passer inaperçu. Tous les Chinois venant faire du tourisme en Grande-Bretagne arboraient le dernier hanfu à la mode à Pékin, et comme le pays venait de rouvrir ses frontières aux non Tiāncáis - ou roturiers, comme on les appelait ici -, c’était la ruée. Nao avait aussi pris soin de se munir d’un chapeau et d’un appareil photo qu’il portait autour du cou.
Si son contact, Bouda, ne lui avait pas parlé au téléphone d’une découverte prometteuse qu’elle avait faite au sujet de la disparition du Don, Nao lui aurait ri au nez et aurait raccroché directement. Il devait avouer que le triste sort de la Grande-Bretagne aiguisait la curiosité du monde entier et que certaines nations, telles que les Etats-Confédérés, comptaient bien en profiter. Leurs relations diplomatiques avec leurs anciens alliés étaient devenues plus que tendues. Quant à la Chine, elle avait gardé sa neutralité habituelle. Les Tiāncáis s’étaient retirés depuis longtemps dans le monastère de Shaolin, où ils passaient leur temps à méditer et à étudier le Don. Ils n’avaient cure des affaires internationales tant qu’elles ne les concernaient pas. C’était du moins ce que tout le monde croyait. En réalité, quelques Tiāncáis, dont Nao et Akira, avaient décidé une dizaine d’années en arrière de faire sécession, estimant gaspiller leur Don. Leur but était de reprendre le pouvoir dans un pays gouverné par des Píngmín, des Plébéiens. Pour l’instant, ils agissaient dans l’ombre.
Une voix annonça en anglais que l’avion allait bientôt atterrir et que les passagers étaient priés de regagner leur siège et d’attacher leur ceinture. Quelques minutes plus tard, les roues du petit avion se posaient sur le tarmac et Nao se détendit. Il n’avait jamais aimé voler, au contraire d’Akira, qui était un Fēng zhànshì, un guerrier du vent.
Les deux Chinois empruntèrent une échelle pour sortir de l’avion. Un steward passait un appareil métallique devant chaque passager, comme s’il cherchait des armes cachées. En réalité, l’objet servait à détecter le Don. Nao retint sa respiration lorsqu’arriva son tour mais l’appareil n’émit aucun bip et le steward lui fit signe d’avancer. Parfait. Avoir grandi au Shaolin avait ses avantages: les recherches des Tiāncáis sur le Don n’étaient pas toutes stériles. Regardant autour de lui, Nao frissonna. La chaleur de la Chine lui manquait déjà. Ici, il se serait cru en plein début d’hiver.
A la sortie de l’aéroport, une susuzki grise à l’apparence banale les attendait. Bouda prenait vraiment ses précautions, songea Nao, sinon elle leur aurait envoyé au minimum une mercedes.
Après un trajet qui leur sembla interminable, les deux Chinois arrivèrent enfin devant un immeuble d’apparence tout aussi banale que la voiture. La façade était gris sale, les fenêtres petites et l’escalier du perron semblait ne pas avoir vu de balais depuis de nombreuses années. Le chauffeur leur ouvrit la porte et une fois à l’intérieur, tout changea. Ils se trouvaient dans un bâtiment ultramoderne bardé de caméras de surveillance et de détecteur de mouvements. Une odeur de peinture fraiche flottait dans l’air. Quoique Bouda mijote, ça devait être quelque chose d’impressionnant, pour avoir nécessité de tels aménagements. Et ce n’était pas fini. Ils passèrent devant l’unique porte du couloir, équipée d’un scan rétinien et d’un détecteur vocal puis montèrent à l’étage, où toutes les vitres semblaient curieusement épaisses, ce qui indiquaient qu’elles devaient être pare-balle. Derrière, tous les stores étaient fermés si bien que les lieux baignaient dans une demi-pénombre. Une lumière s’alluma soudain et un aménagement sommaire apparut: quelques étagères vides, un tapis sur le sol. Le chauffeur les conduisit jusqu’à la pièce du fond qui abritait un bureau, dont la facture contrastait avec le reste de la pièce. Il était fait en merisier et orné de motifs floraux.
Là, une jeune femme aux cheveux blonds attachés en queue de cheval était assise.
– Nao, Akira, soyez les bienvenus. Merci d’être venus si vite, les salua Bouda dans un Chinois presque parfait.
– Tout le plaisir est pour nous, honorable Chancelière.
La Tiāncái avait utilisé le titre à dessein, car il savait la jeune femme orgueilleuse.
– Nous sommes plus qu’impatients de vous entendre, enchaîna Akira. Vous avez été si énigmatique au téléphone…
Bouda sourit. Elle croisa les doigts et cala son menton dessus.
– Nao. Vous pouvez qui voir les traces de Don. Inspectez-moi. Je veux savoir si quelqu’un m’a imposé un Silence.
Intrigué, le Doué s’exécuta sans rien dire, ne relevant même pas le manque de politesse de son hôtesse. Il posa ses mains sur les tempes de Bouda et les retira aussitôt:
– Quelqu’un a fait usage du Don sur vous, confirma-t-il. C’est bien un Silence. Par contre, je ne peux pas vous dire quel souvenir vous a été enlevé.
– Pouvez-vous me dire qui a fait ça?
Akira aurait donné cher pour répondre. Il se contenta de secouer la tête.
Mais Bouda semblait ailleurs.
Le Tiāncái finit par interrompre le fil de ses pensées:
– Avez-vous conscience de ce que cela signifie, miss Matravers? D’autres Doués se trouvent ici, à Londres.
– Effectivement, opina Bouda d’un air absent. Je vais tout vous expliquer.