Entre les mondes
Depuis quelques temps, Silyen s’était mis à compter les jours. Ce n’était pas une notion qui le préoccupait particulièrement d’ordinaire. Lui-même mesurait plutôt le temps en terme d’expériences réussies et d’expériences à mener. L’Egal soupira en refermant les notes du Roi Merveilleux, ce qui l’horrifia lui-même. Le découragement était jusqu’alors une notion tout aussi inconnue. Il pouvait se montrer déçu, fâché, impatient et la plupart du temps consterné par la bêtise ou l’ambition idiote des gens qui l’entouraient mais n’avait jamais baissé les bras. Il prit le temps d’analyser ce qu’il ressentait et en conclut que cet abattement était lié à Luke. Il avait toujours eu l’habitude d’avoir tout ce qu’il désirait à portée de main et là, le jeune homme se dérobait à lui. Pire, il savait parfaitement où il se trouvait mais n’avait pas le droit d’aller le chercher.
Silyen releva des yeux exaspérés vers le plafond de la cabane de Far Carr. Il y avait élu domicile, car l’immensité déserte du domaine avait quelque chose de dérangeant. Il n’avait jamais apprécié être entouré de gens, mais une telle solitude était tout simplement… déroutante sur le long terme. Il laissa son regard courir sur les planches en bois parfaitement ajustées, où il s’amusa à observer les noeuds qu’avaient créé les arbres en grandissant. Il s’était imposé un planning très précis. Il étudiait le carnet tous les matins, notant tout ce qui l’interpelait, puis il descendait dans le parc de Far Carr et mettait en pratique ses connaissances, avec plus ou moins de succès. Il avait failli raser la moitié du manoir en s’exerçant au pouvoir d’attaque et les écuries avaient manqué de disparaître dans le trou qu’il avait creusé en tentant de maîtriser la facette élémentale du Don. Il avait dû passer deux longues heures à calmer les chevaux terrorisés mais n’avait pas perdu son temps pour autant: il avait affiné sa persuasion Douée, pour laquelle il s’était découvert un talent particulier. L’héritage de son père, sans doute.
Il se replongea dans le passage consacré à la localisation d’une personne grâce au Don, où qu’elle se trouve dans le monde. Les images du monde noir lui revinrent soudain en tête: Luke et Coira batifolant dans une chambre Il utilisa le Don pour se recentrer sur lui et chasser ces scènes insoutenables, se répétant qu’il ne devait pas prêter foi à ses peurs. Luke lui avait fait une promesse, il n’avait aucune raison de s’inquiéter. L’éternel sens de l’honneur du jeune homme était pour une fois une bonne chose. Et pourtant, l’Egal restait malade de jalousie. Qui savait ce que Coira avait pu faire ou promettre au roturier dans le monde du Roi Merveilleux? Ils étaient ensemble depuis quasiment deux mois maintenant. Un sentiment de vide commença à le ronger de l’intérieur et la douleur, diffuse, pulsa dans tout son corps, lui donnant la nausée. Le moindre éclat de joie ou de bonheur qu’il percevait à travers le lien lui faisait l’effet d’un coup de poing.
Silyen ne se reconnaissait plus lui-même. Il savait que les sentiments étaient irrationnels, Gavar en avait donné un assez bon exemple tuant Léah puis en défendant férocement sa fille, mais quand même…
Avec effort, il appela à nouveau le Don et l’envoya circuler dans tout son corps, comme une chaude rivière dorée chassant les marasmes de ses pensées noires. Il souffla profondément et entra en transe, arrêtant le flot continu de ses pensées jusqu’à atteindre un état de pleine conscience. Il rouvrit alors les yeux et se replongea dans sa lecture.
Il était sincèrement impressionné par le niveau de connaissance du Don auquel le Roi Merveilleux était arrivé: il avait creusé plus loin que n’importe qui, arrivant à saisir des nuances jusqu’alors inconnues de Silyen, utilisant son pouvoir comme une palette de couleurs qu’il combinait afin de trouver de nouvelles utilisations du Don, dont l’Egal n’aurait jamais eu la moindre idée à moins d’avoir fait des années de recherche. Il s’intéressait particulièrement aux passages faisant intervenir des notions physiques, chimiques et biologiques, car le Don pouvait modifier la structure même d’un ADN.
Bien sûr, Silyen avait prit garde à avoir au moins dix copies du manuscrit, afin de pouvoir continuer à étudier les notes du roi une fois qu’il lui aurait rendu son carnet. Il avait caché cinq copies dans différentes parties du manoir et avait renforcé les cachettes avec le Don puis avait amené deux copies dans la maison qu’il possédait aux Caraïbes. Il avait ensuite rendu invisible; les trois dernières copies et les avait enterrées dans divers endroits.
Soudain, les poils des bras de l’Egal se hérissèrent. Instinctivement, Silyen rendit le livre invisible et se mit en position de défense. Il sentait que le Don était à l’oeuvre. Mais où? Sa cabane était toujours aussi tranquille. Le seul son était celui de oiseaux qui chantaient dehors et de l’araignée tissant sa toile. L’Egal comprit soudain: le pouvoir venait d’un autre monde. Il se détendit légèrement, puis afficha un air satisfait lorsque son hypothèse se confirma. La pièce d’argent que le roi merveilleux avait modifiée se réchauffait dans sa poche et émit un son mélodieux qui remplit toute la cabane, réduisant les oiseaux au silence, fascinés par ce son inconnu.
Il était temps de retrouver Luke.
L’Egal ouvrit une porte sur un monde sans danger, puis créa une deuxième porte. Il se retrouva dans la cour du château du Roi Merveilleux. Son apparition fit sursauter l’un des serviteurs si fort qu’il lâcha le saut d’eau qu’il était en train de transporter. Sans s’émouvoir ou faire mine de s’excuser, Silyen lui demanda où se trouvait le roi. Il s’amusa de la frayeur que l’homme essayait tant bien que mal de cacher puis se souvint soudain qu’il savait comment localiser lui-même son hôte. Il n’y avait pas besoin d’ADN dans ce cas-là, la puissance du Don agissait comme une balise GPS pour qui savait la sentir.
L’Egal monta un escalier puis arriva dans la salle à manger où il avait laissé Luke plus de deux mois en arrière. Le roi était là, en train de bavarder avec Coira, vêtue d’une robe violette en soie, et - le coeur de Silyen fit un bond - Luke, qui portait une chemise en lin et des chausses médiévales en laine brun foncée. Interrompu en pleine phrase, le jeune homme tourna la tête et décocha à Silyen un regard incertain, avant de se mordre la lèvre. L’Egal fronça les sourcils.
– Sois le bienvenu, le salua le Roi Merveilleux en l’invitant à prendre place sur le troisième fauteuil en bois.
Silyen balança négligemment ses jambes sur l’accoudoir et fit réapparaître le manuscrit en lévitation à quelques mètres au-dessus de lui.
– Impressionnant. Tu as appris ça lors des deux derniers mois? commenta le roi.
– Entre autre, répondit Silyen en regardant le livre qui s’était mis à tourner.
Il le saisit et le tendit au roi.
– Chose promise, chose due.
Après avoir feuilleté l’ouvrage pour vérifier qu’il ne manquait rien, le roi se tourna vers Luke puis lança un regard en biais à Coira:
– Tu es sûre de toi?
– Bien sûr papa, soupira celle-ci en regardant tour à tour Luke, puis Silyen, qu’elle fusilla du regard. Luke n’est pas mon prisonnier. Par contre, puis-je avoir une petite conversation avec l’Egal? En privé?
Que lui voulait-elle? se demanda Silyen. Il n’avait aucune envie de discuter avec la jeune fille mais il n’eut d’autre choix que de la suivre, malgré les protestations de Luke, qui tenait à être présent. Ils empruntèrent un escalier en colimaçon puis se retrouvèrent dans une pièce ornée de tapisseries. Le soleil entrait par deux petites fenêtres en croisillon percées dans l’épais mur de pierre. Un grand coffre était posé dans un coin, à côté d’une cheminée. Il y avait aussi une grande table en bois où se trouvait un écritoire et une plume de cygne ainsi qu’un encrier. Il devait s’agir du bureau du roi, songea Silyen, en jetant un coup d’oeil acéré aux papiers jonchant la table. Intéressant. Mais la fille détourna bientôt son attention en s’en prenant violemment à lui.
– Ecoute, je ne sais pas à quoi tu joues mais si tu fais le moindre mal à Luke, tu auras affaire à moi et à mon père! lança-t-elle en le regardant droit dans les yeux.
Silyen ricana. La scène aurait été parfaite pour une pièce de théâtre comique.
– Je ne plaisante pas! fulmina Coira.
– Je ne joue à aucun jeu. Luke apprécie simplement ma compagnie et il se trouve que cet attachement est réciproque. Navré que tu soies reléguée à la deuxième place.
Cette fois, Coira avait l’air si indignée qu’elle parut prêt de s’étouffer. Tandis que Silyen laissait à nouveau vagabonder son regard autour de lui, elle le saisit par le col, et le tira brutalement en avant:
– Luke ne se rend pas compte que tu le manipules mais je te jure que si tu lui fais quoi que ce soit…
Silyen se dégagea sans ménagement, insufflant un soupçon du Don qu’il prit soin de camoufler, au cas où le roi se serait aperçu qu’il était en train d’utiliser son pouvoir.
Coira se figea brusquement. Parfait, songea Silyen.
Il avait réussi à créer une suspension temporelle, c’est-à-dire que pour la jeune fille, les secondes allaient ressembler à des heures car le temps s’écoulerait différemment pour elle. Silyen claqua des doigts sous son nez et sourit en ne voyant aucune réaction. L’Egal se dirigea vers la table, qu’il photographia du regard, puis farfouilla dans les papiers et en tira enfin ce qui l’intéressait. Il mémorisa son contenu avant de le reposer et de remettre les papiers dans l’état où ils les avait trouvé. Puis il se replaça dans sa position initiale et mit fin à la suspension temporelle, non sans avoir redressé ses défenses d’Egal autour de lui. Il ne les avait pas remises en place depuis qu’il les avait désactivées pour Luke. Il devenait négligent.
Il regarda Coira valser en arrière de plusieurs pas. Elle secoua la tête, clignant plusieurs fois des yeux, mais ne semblait s’être aperçue de rien.
– Qu’est-ce que tu croyais faire? la nargua-t-il.
Elle le regarda avec tant de colère qu’il eut presque pitié d’elle. Presque. Elle tourna les talons, lèvres serrées, et regagna la salle de banquet.
Luke les interrogea du regard quand il les vit arriver. Ce garçon était décidément un livre ouvert, il fallait qu’il apprenne à dissimuler ses émotions, songea Sil. Les étaler au grand jour revenait à se mettre une cible sur le front.
Coira répondit par un bref hochement de tête lorsque son père lui demandait si tout allait bien.
– Nous n’allons pas vous déranger plus longtemps. Je suis sûr que vous avez beaucoup à faire et vous devez être impatients de vous retrouver entre père et fille, déclara Silyen sans même prendre la peine de se rassoir, en faisant signe à Luke de venir.
Le jeune homme jeta un coup d’oeil hésitant à Coira puis la serra dans ses bras en lui murmurant quelque chose à l’oreille. Silyen se retint de lever les yeux au ciel. Puis il s’inclina devant le roi en le remerciant pour son hospitalité et suivit l’Egal lorsqu’il ouvrit une porte vers un monde intermédiaire.
– Pourquoi ne nous avoir transporté directement à Far Carr? demanda Luke lorsqu’ils passèrent le seuil du manoir.
L’air s’était réchauffé depuis ce matin, comme si le mois de septembre se raccrochait encore aux derniers vestiges d’août. Le manoir était resplendissant, ses façades de marbre blanc semblant scintiller sous le soleil. Les feuilles des arbres n’avaient pas encore viré au rouge à l’or, encore bien vertes. A l’intérieur, une agréable fraîcheur régnait.
– Je préfère que le roi ignore où nous habitons. Tu as tenu ta promesse au moins? Tu n’as pas parlé à Coira de moi?
Luke soupira d’un air exaspéré.
– Evidemment.
– Et qu’est-ce que tu lui as dit à l’oreille tout à l’heure?
– ça me regarde, Silyen. Il me semble que j’ai une vie privée.
– Ah bon?
Luke leva les yeux au ciel.
– Tu as faim? demanda l’Egal alors qu’ils longeait la bibliothèque privée de Rix, contenant essentiellement des romans sans intérêt, pour monter à l’étage.
Pas de réponse.
Etrange.
Se retournant, Sil s’aperçut que Luke était resté sur place et regardait la pièce avec de grands yeux ronds. On aurait dit qu’un ouragan était passé par là. Les livres jonchaient le sol comme les vagues d’un océan démonté et une étagère était même tombée par terre, ses débris flottant à la surface des ouvrages. Les résultats d’un premier test du pouvoir d’attaque du Don, après lequel Silyen s’était dit qu’il était plus sage de s’entraîner à l’extérieur.
– Oh, je n’ai pas encore eu le temps de ranger. Ne t’inquiète pas pour ça, dit-il en tirant Luke par le bras.
Le jeune homme tressaillit à ce contact.
Sil frissonna à son tour, lâchant le bras de Luke, dont les joues étaient devenues brûlantes. Mais à la place de se pencher vers lui, le jeune homme recula brusquement et se dirigea vers le grand escalier. Silyen pesta intérieurement. Après les menaces que cette roturière écervelée avait cru bon de proférer à son encontre, il espérait qu’elle n’avait pas farci la tête de Luke de fadaises. Qu’avaient-ils tous à douter de son honnêteté? Il n’avait aucun plan pour Luke si ce n’était s’assurer qu’il aille bien. Il frissonna: quelques mois auparavant, il n’aurait jamais cru pouvoir avoir une pensée pareille à moins de s’être transformé en parfait crétin. Il fallait croire que les choses changeaient.
Le lendemain, après quelques heures de sommeil puis une chevauchée tardive avec Balmoral, l'Egal plongea sa cuillère dans un bol de cornflakes, le regard dans le vague, l’esprit aussi affûté qu’un scalpel.
Qu’est-ce que le Don? D’où vient-il?
Les deux questions qu’il s’était toujours posé.
Il allait devoir les mettre entre parenthèse car une autre question était apparue, beaucoup plus pressante. Silyen était sur le point d’y réfléchir lorsqu’un bruit de pas lui fit lever.
Luke arrivait.
Il s’apprêtait à lui exposer ses hypothèses lorsque les mots se bloquèrent dans sa gorge. On aurait dit que le jeune homme venait de revoir le monstre du monde noir en personne.