Entre les mondes
Le coeur battant la chamade, Bouda parcourait de long en large la suite de Whittam Jardine, déserte à cette heure tardive. La lueur de la lune éclaboussait le couloir.
Sans savoir pourquoi, la jeune femme sentit la panique la prendre à la gorge.
Elle déglutit, s’arrêta. Devant elle se trouvaient les portraits des anciens Chanceliers. Des traits fiers, cruels et déterminés qu’elle connaissait par coeur. Soudain, un bruit la fit sursauter. Elle se retourna. Rien.
Puis elle faillit hurler lorsqu’elle remarqua que les portraits sortaient de leur cadre. Leurs silhouettes fantomatiques envahirent le couloir, l’encerclèrent.
Des murmures s’élevèrent.
« Tu as provoqué la ruine des Egaux », «Tu as laissé les roturiers prendre le pouvoir.» Bouda leva les deux mains devant son visage, comme pour se protéger. Mais c’était inutile. Les mots s’infiltraient en elle, la glaçant jusqu’au plus profond de son être.
Elle allait crier grâce lorsqu’un tourbillon se leva et l’emporta. Elle se retrouva devant une scène apocalyptique. C’était Londres sans être Londres: les immeubles étaient éventrés, de la fumée noire montait des carcasses de maison et des corps jonchaient les routes, criblés de balles. La puanteur était atroce. De terribles grondements secouèrent le ciel et des avions percèrent les nuages, laissant tomber de gros cylindres métalliques. Bouda eut juste le temps d’apercevoir l’emblème des Etats-Confédérés sur leurs ailes. Elle leva les mains, appela son Don pour faire jaillir un geyser qui repousserait les bombes. Mais il n’y avait que ce trou béant dans sa poitrine. Des gens couraient en hurlant dans la rue. Et tout explosa.
Bouda se redressa d’un coup, haletante.
Tout était noir. Mais il y avait cette odeur, familière. Elle se rendit compte qu’elle était dans sa chambre, en sécurité. Tout cela n’avait été qu’un terrible cauchemar. Alors pourquoi était-elle aussi bouleversée? Elle prit plusieurs inspirations tremblantes, et porta la main à sa joue, la ramena mouillée. Elle était en train de pleurer. Un haut le coeur la secoua et Bouda n’eut que le temps de se ruer aux toilettes pour vomir.
Elle se redressa, flageolante, s’appuya au lavabo et observa son reflet défait. Il ne restait rien de la politicienne ambitieuse et sûre d’elle. Elle avait les yeux rouges, les cheveux en bataille et le teint cadavérique. Une fille pellicule de sueur rendait sa peau luisante. Sans parler de son odeur, épouvantable. Elle repensa aux reproche des Chanceliers. Ce n’était qu’une réminiscence de son inconscient, elle le savait. Des doutes qui profitaient traitreusement de son sommeil pour l’assaillir. Elle s’essuya les yeux, peigna ses cheveux avec ses doigts et se passa un peu d’eau sur le visage. Elle avait lutté toutes sa vie pour devenir Chancelière, elle n’allait pas baisser le bras maintenant. Les Etats-Confédérés n’avaient pas encore déclaré la guerre, elle avait la situation sous contrôle. Elle répéta ces mots à voix haute, d’un ton décidé, essayant de se convaincre que le léger tremblement dans ses mots n’était qu’imaginaire.
Elle revint dans sa chambre, observa un instant la tête brune qui émergeait des couvertures. Jon avait par chance le sommeil lourd. Car Bouda n’avait aucune envie qu’il l’a voie craquer. Depuis quelques temps, il était devenu son seul réconfort, même s’il n’en avait probablement pas conscience. De plus, il faisait une espion précieux: il lui rapportait les faits et gestes de sa mère. Cette dernière avait hélas tendance à vouloir couper les ponts, ces derniers temps. Elle devait se douter que son fils restait attaché à Bouda bien que tous deux prennent garde à rester discrets. Peut-être devraient-ils simuler une violente dispute en public… Faiers regagnerait ainsi les bonnes grâces de sa détestable génitrice.
Bouda caressa un instant cette idée, puis s’enveloppa dans le déshabillé en soie rose de Didi et alla sur le balcon, où la température était encore fraîche en cette matinée de septembre. Frissonnante, la jeune femme regarda sans le voir le magnifique parc d’Aston House et au-delà, les immeubles de Londres, désespérément ordinaires. Elle imagina les familles qui vivaient là puis pensa aux lettres de roturier et d’Egaux qui s’accumulaient sur les bureaux de ses secrétaires, criant leur indignation ou leur misère, demandant une aide d’urgence, s’en prenant parfois à elle directement. Elle savait que que les denrées japonaises n’arrivaient pas assez vite et que lorsque l’industrie redémarrerait vraiment, il sera peut-être déjà trop tard. Les roturiers quittaient la Grande-Bretagne par centaines. Bouda avait essayé de rétablir l’interdiction de voyager mais Rebecca Dawson et ses sbires ne voulaient pas entendre raison. Ils ne comprenaient pas que c’était de la main-d’oeuvre dont le pays serait privé. Et c’était sans parler de l’inflation… Un mois de salaire moyen suffisait tout juste à nourrir une famille, à condition d’aimer les boîtes de conserves.
Contrairement à ce que beaucoup pensaient, Bouda n’était pas insensible. Et ce matin, pour la première fois, à cause de ce ridicule cauchemar, elle craignit de ne pas pouvoir faire face. Elle aurait eu besoin d’avoir la bonne humeur et l’optimisme de Didi. A cette pensée, les larmes lui montèrent aux yeux. Elle les ravala au prix d’un gros efforts, se contraignant à respirer profondément pour chasser sa détresse.
Puis elle ancra à nouveau son regard dans le lointain. Cet endroit l’aidait à réfléchir. Et ce matin, il lui fallait absolument réfléchir. Elle avait été jusqu’alors tellement accaparée par le gouvernement de transition et par l’objectif de garder le pouvoir qu’elle n’avait jamais vraiment eu le temps de penser à autre chose. Sauf que la veille, Jon l’avait interrogée sur la manière dont elle avait perdu son Don. Elle avait failli le gifler: ce n’était pas un moment qu’elle tenait à revivre. Mais la question avait réveillé quelque chose, une sorte d’intuition. La certitude que quelque chose ne collait pas dans toute cette histoire.
Mais quoi?
Si seulement sa mémoire était moins défaillante.
Concentre-toi Bouda.
Elle remonta méticuleusement le temps, revoyant les dragons de Midsummer éventrer la Maison de la Lumière et le halo doré du Don tournoyer au-dessus des décombres. Elle revit Astrid planter la seringue dans le bras de Gavar puis se remémora son affreux réveil. Mais ce n’était pas là qu’il fallait chercher, elle en avait la certitude. Son intuition était liée à quelque chose qui s’était produit cette semaine. Quoi? Elle fit défiler un jour après l’autre dans son esprit sans rien trouver. Puis soudain, alors qu’elle allait se résoudre à se recoucher, l’illumination eut lieu.
Elle se rua vers sa penderie, d’où elle enleva une pile de chaussettes qui s’écrasèrent sur le sol. Puis elle enleva le double fond et, les mains tremblantes, en retira une pile de documents soigneusement rangés dans un dossier. Elle jeta un coup d’oeil vers le lit. John dormait toujours. Elle replaça le double fond, les chaussettes, referma la penderie et alla à la cuisine. Là, elle consulta les pages, ses yeux sautant d’un intitulé à l’autre. Puis elle se figea. Se laissa aller contre le dossier de la chaise, lâchant un long soupir tremblant.
Elle rangeait dans sa penderie les documents dont elle voulait avoir une copie chez elle, afin d’y méditer lors de ses fréquentes insomnies. Il s’agissait la plupart du temps d'affaire d’état, et deux jours auparavant, elle s’était plongée dans le dossier compulsant tout ce que son service d’espionnage avait appris sur Spencer Grailingstream. Au passage, ses yeux ensommeillés avaient entraperçu l’intitulé d’un autre dossier à l’écriture manuscrite, ce qui était inhabituel. Bouda n’y avait pas fait attention, jusqu’à ce que ce souvenir lui revienne en pleine figure ce matin.
Il était écrit: « A consulter si ta mémoire semble te faire défaut ». La phrase semblait être de sa main et était suivie de cinq points d’exclamation.
Elle relut d’une traite les dix feuillets. L’excitation l’envahit au fur et à mesure. C’était inespéré. Les souvenirs du sous-sol d’Astrid qu’elle avait perdus, ils étaient là, sur les trois premières pages. Les sept autres étaient des hypothèses qu’elle semblait avoir gribouillé à la va-vite sur ce qui s’était passé. Puis elle tressaillit.
Et s’il s’agissait d’un piège?
Elle n’avait aucun souvenir d’avoir écrit ce texte. Quelqu’un était-il en train de la manipuler en ce moment-même? Une personne qui aurait trouvé sa cachette et y aurait placé les feuillets, sachant qu’elle les découvrirait un jour? Mais ça n’aurait aucun sens, réfléchit Bouda. De plus, les souvenirs correspondaient à ce qu’elle seule, Jon et Astrid savaient: leur objectif avait été d’arracher son Don à Gavar.
Bouda commença à tourner en rond dans la pièce, les sourcils froncés. Si elle était bien celle qui avait rédigé ses pages, cela voulait dire que… Quelqu’un lui avait imposé un Silence. Mais c’était impossible!
Enfin, là n’était pas la question.
Concentre-toi, Bouda.
Elle relut les hypothèses. Aucune n’était plausible, mis à part celle où elle écrivait que la disparition du Don était due à la conjonction entre son expérience avec Gavar et la destruction de la Maison de la Lumière. Puis elle remarqua qu’elle avait souligné trois fois un nom. Silyen. Elle essaya de visualiser la scène telle qu’elle l’avait décrite: Gavar, attaché dans une des chambres insonorisées d’Astrid, le Don s’écoulant de ses blessures. Puis Silyen, accompagné de ce petit assassin de Millmoor. Il avait affirmé qu’il ne voulait pas rater l’expérience en cours. Bouda serra les lèves. C’était parfaitement logique, sommes toutes, étant donné sa fascination vis-à-vis du Don. Quant à la présence du roturier… Il l’avait « emprunté » à Crovan pour pouvoir l’étudier. Une affirmation là aussi probable puisque le jeune homme était censé être détenu à Eilean Dòchais et n’aurait jamais pu s’en évader. Silyen l’avait forcément tiré de là. Et Arailt n’avait pas nié.
Réfléchis.
Pourquoi son ex-beau-frère s’était-il encombré du roturier? Il aurait été bien plus pratique de le laisser à Kyneston ou ailleurs, en attendant son retour.
– Oh, tu es là. Je te fais un thé? fit une voix.
Jon.
Bouda se retint de lui hurler dessus.
– J’ai besoin de calme, répondit-elle, en espérant qu’il ne remarquerait pas les feuillets.
Son allié connaissait ce ton.
Il n’insista pas et la laissa seule.
La jeune femme inspira. Expira. Se massa les tempes.
Elle prit le dossier et retourna sur le balcon. L’air frais l’aiderait à se concentrer.
Elle devait répondre à cette question: que fichait Hadley avec Silyen? Elle se replongea dans la lecture et se représenta le roturier brandir un poignard apparu comme par magie et le plonger à l’arrière de la tête de Silyen. Elle imagina le sang qui giclait. Puis son Don lui avait été arraché. C’était du moins ce qu’elle avait écrit.
Voilà la deuxième anomalie.
D’où venait le poignard du roturier?
Pourquoi avait-il tué Silyen?
Savait-il qu’il allait faire disparaître tout le Don de Grande-Bretagne?
La réponse s’imposait: ce fou devait haïr tous les Egaux, il avait tué Lord Rix et il avait simplement eu l’occasion de tuer un deuxième Egal. Quant au Don… Comment aurait-il pu savoir une chose pareille? Ce n’était qu’un roturier. Et tout cela était ridicule. Comment la mort d’un Egal aurait-elle pu vider le pays de son Don?
Soudain, Bouda dut se soutenir aux montants de la table, le souffle coupé. Elle venait de comprendre ce qui la chiffonnait.
Silyen n’aurait jamais laissé qui que ce soit l’assassiner. Il était bien trop intelligent pour cela. C’était l’Egal le plus puissant de Grande-Bretagne: sa réparation de l’aile Est de Kyneston et sa restauration du manoir d’Orpen Mote en témoignait. Si Luke avait été son prisonnier, comme il l’avait affirmé, il l’aurait soumis à une entrave. Or, ça n’avait manifestement pas été le cas.
Les joues de Bouda rougirent d’excitation.
La conclusion à en tirer était à peine croyable.
Si Silyen avait été poignardé, c’est parce qu’il l’avait voulu.
Mais pourquoi faire?
Etait-il devenu fou?
Bouda se prit la tête dans les mains. Elle était arrivée dans une impasse à moins que… à moins que…
Elle avait entendu parler de certaines drogues, des substances qui pouvaient plonger dans un profond coma et même simuler la mort durant quelques heures, voire jours si l’on y injectait une once de Don. Etait-ce qui s’était passé?
Silyen avait-il simulé sa mort?
Bouda avait vu le poignard s’enfoncer dans son crâne mais en était-elle réellement sûre? Il pouvait s’agir d’une action soigneusement planifiée, un tour de passe passe comme pouvait en accomplir n’importe quel magicien de seconde zone. L’arme était peut-être factice. Hadley avait peut-être fait éclater une poche de sang pour leur faire croire au décès de l’Egal. D’ailleurs, dans le rapport d’enquête qu’elle avait consulté, Bouda avait lu que l’arme du crime n’avait jamais été retrouvée.
Elle savait aussi qu’aucun médecin légiste n’avait examiné le cadavre de Silyen. Ausculter un Egal décédé était une pratique interdite par la loi depuis de nombreuses années. Et pièce maîtresse de cette théorie: son corps avait ensuite disparu du caveau familial, lorsque le bâtiment avait été profané. On ne l’avait jamais retrouvé.
Et si tout le monde s’était trompé?
Si Silyen s’était simplement réveillé et était sorti du caveau avec l’aide d’un complice?
Bouda était si excitée que ses mains moites dérapèrent sur la rambarde du balcon.
Puis soudain, elle eu l’impression que son coeur tombait dans sa poitrine.
Etait-ce elle qui devenait complètement folle?
Elle avait tellement envie de retrouver son Don qu’elle se raccrochait à n’importe quel espoir. Cette théorie frôlait l’absurde.
ll n’y avait qu’un seul moyen d’en avoir le coeur net.
Mettre la main sur le jeune Hadley et le faire parler. Une action totalement illégale, d’autant plus que le roturier était aujourd’hui adulé par le peuple. Mais Bouda savait agir avec discrétion.
En attendant, elle avait quelque chose d’encore plus important à faire. Elle s’installa à son bureau et s’empara de son ordinateur portable. Elle écrivit durant toute la matinée, après avoir chassé Faiers.
Elle rangea le tout dans sa cachette puis s’écrivit un post-it qu’elle mit dans sa boîte de sachets à thé. Elle se souviendrait ainsi de consulter les feuillets tous les matins, car si quelqu’un lui avait bien imposé un Silence, les souvenirs allaient repartir très vite. Puis elle s’empara de son téléphone portable.