Entre les mondes
Les paroles du Roi Merveilleux flottaient encore dans l’air.
Silyen s’étrangla d’incrédulité. Le Wundorcyning se rendait-il compte de ce qu’il lui demandait?
– Il n’en est pas question! gronda-t-il.
C’était sans compter sur Luke, qui ouvrit son clapet:
– Pardonnez-moi. Pour combien de temps souhaitez-vous que je reste, Majesté?
Evidemment.
Le roi jeta un coup d’oeil à Coira, parut réfléchir…
– Aussi longtemps qu’il en plaira à ma fille. Tu semblais tenir à elle.
Luke jeta un coup d’oeil implorant au roi.
– Je ne peux accepter Majesté. Sans vouloir vous offenser, j’ai ma famille et…
Il se mordit la lèvre.
– Tu pourras retourner voir les tiens de temps à autre si tu le désires, répondit le roi.
– Laissons Luke décider, je ne veux pas le forcer à quoi que ce soit, intervint Coira. Disons qu’il pourrait rester le temps de ton absence. Tu me disais tout à l’heure que tu avais quelque chose à régler et que tu ne voulais pas m’emmener….
Pour une fois, Silyen était plutôt reconnaissant à Coira. Restait qu’il ne voulait pas laisser Luke entre ses griffes.
– Ecoutez, soyons réaliste, intervint-il en s’adressant au roi. Une condition contre une autre: vous m’apprenez ce que vous savez et je vous livre le secret du transfert du Don si j’arrive à le percer.
Comme le roi ouvrait la bouche, s’apprêtant à refuser, Luke intervint à son tour:
– Majesté, puis-je parler en privé à Silyen?
– Bien sûr.
Le jeune homme entraîna l’Egal à l’autre bout de la salle et le regarda avec détermination.
– Accepte. Je ne serai là que quelques jours et après cela, tu seras probablement là toi aussi pour que le roi te forme.
– Quelques jours? Nous n’en savons rien. Cela pourrait être plusieurs mois, voire des années.
– Je sais à quoi tu penses, insista Luke en prenant la main de l’Egal. Mais je ne resterai pas ici avec Coira, tu n’as pas de soucis à te faire, je te le promets.
Silyen faillit rougir. S’il était aussi transparent, il devait apprendre à mieux dissimuler son attachement.
Ils débattirent encore un moment mais Sil vit que le roi, à sa table, commençait à s’impatienter.
– Très bien, si ce ne sont quelques jours, céda-t-il. Mais tu dois me promettre de ne rien révéler à Coira sur moi ou sur nous. Qui sait comment le roi pourrait exploiter ces informations?
Lorsqu’ils revinrent auprès de leur hôte, l’absence du roi s’avéra devoir durer deux mois au maximum. Luke haussa les sourcils en regardant Silyen avec insistance.
– Même si vous n’êtes pas revenu au bout de ce laps de temps, Luke est libre de repartir avec moi, exigea Silyen.
Le roi acquiesça gravement.
– Nous avons un accord, déclara-t-il en tendant la main, que Silyen serra.
Restait encore le serment.
Silyen était déjà passé par bien pire lorsqu’il était devenu l’héritier de Far Carr. Avec le poignard de belle facture que lui tendit le roi, il entailla sa peau, traçant les sillons écarlates rituels dans le creux de la main sans sourciller, forçant son Don à ne pas le guérir instantanément. Luke fit la grimace. Le roi fit de même puis appliqua sa main contre celle Silyen et les enveloppa d’un filament de Don. L’Egal récita:
– Je jure de ne jamais vous faire du mal ou chercher à vous faire du mal par quelque moyen que ce soit, à vous et à votre fille Coira.
Le roi récita sa part de la promesse, puis les étincelles de Don moururent et leurs paumes se séparèrent. Le temps d’un battement de cils, ils étaient tous deux guéris.
– Comment allez-vous m’enseigner? demanda ensuite Silyen.
– Qui te parle d’enseigner?
Le roi fit un geste et un épais grimoire apparut dans sa main. Il était en cuir brun tout simple, patiné par les années et semblait composé d’un épais parchemin en velin.
– Ceci renferme toutes mes connaissances, tout ce que j’ai appris sur le Don et son utilisation au cours de ma longue vie. Je te le confie pour le temps où ton jeune ami restera ici. Tu devras me le ramener intact.
Silyen avait le coeur gonflé de joie. Il n’avait osé en espérer autant. Ce grimoire valait bien plus que des années d’apprentissage auprès du roi: il pourrait en absorber les connaissances bien plus vite. Il s’en empara avidement et le feuilleta rapidement. Ses yeux sautèrent des mots « invisibilité » à « lévitation » en passant par « maîtrise des quatre éléments », écrits en vieil anglais. Il l’aurait parcouru tout entier si Luke ne lui avait pas secoué l’épaule. Le Roi allait partir ce soir-même, ce qui impliquait que l’Egal devait s’éclipser lui aussi. Ils attendirent son retour en silence. Enfin, le roi revint, portant ce qui ressemblait à un sac de voyage en cuir brun.
– Veille bien sur ma fille, garçon bouclier, dit le roi à Luke après avoir serré Coira dans ses bras, puis en ajoutant à l’adresse de Silyen: quant à toi, nous nous reverrons bientôt. »
L’Egal hocha distraitement la tête. Il jeta un coup d’oeil à Coira puis embrassa Luke à pleine bouche, sentant avec satisfaction le jeune homme répondre à son baiser. Il le garda longtemps contre lui, ses deux mains posées sur ses hanches, jusqu’à ce qu’il se dégage avec douceur. Il vit avec plaisir que Coira avait l’air passablement choquée.
– Prends bien soin de toi Sil, lui dit Luke à voix basse. Essaie de ne pas te tuer à la tâche pour une fois. Je suis sérieux.
– Et toi, tâche de rester en vie. S’il y a quoi que ce soit, tu sais que tu peux faire appel au lien, je viendrai aussitôt. Oh, et j’ai quelque chose pour toi.
Luke haussa les sourcils, le temps que l’Egal fouille dans sa poche de jean et en sorte un petit pendentif, qu’il lui tendit. Le jeune homme eut un regard étrange. Silyen espéra qu’il s’agissait de quelque chose de positif, puis regarda machinalement le bijou, qui représentait un P et un S entrelacés, l’emblème des Jardine, avec un…
– Un ballon de foot? interrogea Luke, amusé.
– Il fallait bien trouver quelque chose, tenta de sourire Silyen, affreusement gêné – ce qui était particulièrement étrange car il n'avait jamais été vraiment gêné dans sa vie, jusqu'alors. Encore une nouveauté.
Luke redéposa un baiser sur ses lèvres.
– Merci Sil. ça me touche beaucoup. Je… Quand as-tu eu le temps de faire ça?
– Tu as beaucoup dormi après notre retour du Monde Noir. J’avais eu l’intention de te l’offrir à une occasion plus… appropriée, mais les circonstances sont les circonstances...
Un raclement de gorge les interrompit.
Le roi, qui avait gardé un visage imperturbable, demanda à Silyen s’il avait un objet de valeur sur lui. L’Egal haussa les épaules et sortit une pièce d’argent de sa poche. Cette monnaie provenait du trésor de guerre amassé par ses ancêtre au cours des siècles. D’après ses recherches, elle avait été frappée au XVe siècle en France, lors du règne de Louis XII, et probablement raflée par un Jardine lors de la guerre deuxième bataille de Guinegatte, surnommée Journée des éperons, qui avait vu la victoire écrasante de l’alliance anglo-germanique contre les armées françaises. Quelle ironie de la remettre à quelqu’un qui avait vécu à cette époque…
Le roi ne réussit d’ailleurs pas à cacher sa surprise mais ne posa aucune question. Il expliqua qu’il allait la modifier afin de pouvoir avertir de son retour. Il y a eut une vive lumière puis ce fut finit et l’Egal put rempocher sa pièce.
Silyen inspira profondément. Il ouvrit une porte sur un monde jumeau qu’il savait sans danger.
Quoi qu’il ait promis, il n’avait pas l’intention de montrer au roi où il vivait.