Entre les mondes
Entièrement habillée de noir, les cheveux dissimulés par une capuche et le bas du visage par un foulard, Enya courait dans un champ de maïs. Un maigre croissant de lune illuminait les environs. Puis la jeune fille ralentit avant de se glisser aussi silencieusement qu’une panthère entre les derniers épis. Elle coula un regard vers la barrière électrifiée située 50 mètres plus loin. Comme prévu, il n’y avait pas âme qui vive. Elle sprinta, sauta pour se réceptionner souplement dans un arbre dont les branches surplombaient la barrière. Quelle stupidité d’installer un tel système de sécurité avec une faille aussi évidente, songea-t-elle.
Elle se tapit dans le feuillage.
Cinq minutes plus tard, un homme apparut en contrebas.
Enya se laissa tomber, atterrit juste derrière lui et lui fit une prise d’étranglement.
Le vigile perdit conscience sans avoir poussé un cri.
Enya fouilla dans son sac à dos, sortit une seringue et lui injecta son contenu dans le bras. Ils seraient tranquilles pour deux heures au moins.
Ensuite, elle prit une lampe de poche dans son sac et l’alluma trois fois d’affilée. Puis elle s’empara d’une pince coupante.
Trois autres hommes vêtus de noir sortirent du champ de maïs.
Ils s’engouffrèrent par le trou créé par Enya dans la clôture. C’était celle de Rodolphe Byrne, un ex-Egal peu connu, qui avait aimé passer ses nerfs sur ses esclaves. Enya et les autres avaient soigneusement observé les lieux ces derniers jours, repérant le vigile, notant ses rondes, établissant les va-et-vient de l’Ex-Egal, qui sortait tous les soirs pour rentrer ivre au milieu de la nuit. Puis ils étaient passés à l’action.
L’un des hommes brisa une des portes fenêtres du salon avec la barre métallique qu’il avait apportée. Enya tressaillit avant de se calmer. Personne ne pouvait les entendre: les voisins les plus proches se situaient à cinq kilomètres. Ils s’engouffrèrent par la porte fenêtre et se retrouvèrent dans un appartement luxueux. Il s’agissait d’une ancienne ferme rénovée, mixant un sol de béton brut, des poutres en bois et des murs peints à la chaux. Des tableaux d’art abstrait ornaient les murs, dont certains devaient valoir plusieurs milliers de livres. Un immense tapis persan ondulait par terre et un écran plasma dernier cri était incrusté dans une des parois. Des meubles en merisier étaient faiblement éclairés par la faible lumière nocturne provenant de l’extérieur.
Gros bras n°1 cracha par terre. Ses yeux - seule partie visible sous sa cagoule - brûlaient de colère. Durant leur phase d’observation, il n’avait adressé la parole à Enya que lorsque cela avait été absolument nécessaire. La jeune fille avait fini par se demander s’il n’avait pas été l’un des hommes qu’elle avait neutralisé, lorsqu’elle avait été testée.
Gros bras n°3 fit craquer ses jointures puis s’empara d’une chaise.
Quelques minutes plus tard, l’écran plasma gisait en morceau sur l’immense canapé blanc appuyé contre l’un des murs et deux toiles pendaient en lambeaux à leur cadre. Les autres n’étaient pas en reste. Gros bras n°2 fracassait en riant tous les vases et bibelots qu’il trouvait, tandis que Gros Bras n°1 semblait s’être spécialisé dans l’éventrage du canapé blanc et des fauteuils qui le jouxtaient. Le bruit était abominable. Les éclats de bois s’écrasaient sur le sols comme des douille de cartouche vide, les plumes giclaient hors des housses, le tapis gémissait de douleur, cisaillé par Gros Bras n°1 qui déchirait méticuleusement la trame soigneusement tissée. Pour faire bonne mesure, Enya s’empara de la barre de fer et s’amusa à la projeter dans les caméras de surveillance qui se trouvaient au plafond. Les images qu’elles avaient filmé ne suffiraient pas à les identifier mais il fallait bien s’occuper. La jeune femme avait l’habitude du chaos, s’étant retrouvée sur bien trop de champs de batailles, où seul comptait une pensée: tuer ou être tué. Mais elle avait horreur de la violence inutile. Soudain, elle se baissa vivement, échappant de peu à une assiette que Gros Bras n°2 avait projetée dans sa direction.
– Hé! cria-t-elle, avant de bondir à nouveau pour échapper à trois autres assiettes, que la brute avait prises dans les placards de la cuisine.
– Je voulais tester ta rapidité, cria-t-il avant de lui lancer de nouveaux missiles.
Cette fois, Enya les rattrapa au vol et les renvoya avec puissance. Les assiettes se fracassèrent sur le torse de la brute. Gros Bras n° 1 beugla de colère.
Enya sentit qu’on la ceinturait par derrière.
– Tu cherches les ennuis, poupée?
Gros bras n°2.
Abaissant son centre de gravité, Enya lui flanquant un coup de coude dans le ventre, pivota et lui expédia son genou dans les parties.
– Garce, cracha l’homme, plié en deux.
– On a une mission, répliqua Enya d’une voix glaciale. Allez saccager les étages. Je me charge du salon. Ou tu en veux peut-être un peu plus?
Elle fit mine de décocher un coup de poing à la brute, qui recula, toujours pliée en deux et qui monta les escaliers en lui jetant un regard mauvais.Gros bras °1 et 2 restèrent sur place, raflant les services en or qu’ils avaient trouvé dans un des tiroirs. Enya faucha une étagère remplie de disques d’un coup de pied circulaire. Elle s’attaqua ensuite aux lampes avec la barre de fer.
Soudain, elle tourna la tête et fixa la route menant à la demeure avec intensité.
Une voiture approchait.
Sans rien dire, elle franchit le seuil de la porte-fenêtre et courut en direction de l’allée. Elle ne s’était pas trompée. Elle bondit droit devant la mercedes noire, forçant le conducteur à planter sur les freins. Puis elle ouvrit la portière et s’assit sur le siège passager. Rodolphe Byrne, la regardait d’un oeil choqué, les yeux écarquillés, les mains crispées sur le volant. Il n’était jamais rentré aussi tôt, songea Enya, notant qu’avec ses pupilles dilatées, il était déjà saoûl. Tant mieux, cela rendrait les choses plus faciles. D’autant plus que le temps était compté: les acolytes d’Enya n’allaient pas tarder à se rendre compte que quelque chose n’allait pas en apercevant la voiture arrêtée en plein allée.
Elle se pencha vers l’Ex-Egal.
– Ecoute-moi bien. Des hommes sont en train de mettre à sac ta maison. Je sais que ça doit te briser le coeur mais si tu mets un pieds là-bas, tu es mort.
C’était vrai. Elle avait vu les couteaux de chasse dont s’étaient équipés les membres de l’équipe. Elle savait qu’ils ne leur serviraient à rien pour fracasser quelques tableaux par terre. Elle laissa une seconde supplémentaire à l’Ex-Egal pour assimiler l’information puis lui lança:
– Maintenant, va-t-en!
Voyant que l’autre restait paralysé, elle sortit de la voiture en criant:
– Allez!
Puis elle dégaina le Sig-Sauer qu’elle portait attaché à la cuisse et le pointa sur l’ex-Egal.
– Sinon c’est moi qui te tue.
Ce simple geste fit des miracles.
Rodolphe Byrne reprit ses esprits en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, fit tourner sa voiture dans un crissement de pneus et partit en sens-inverse à pleine vitesse. Enya eut un sourire triste. Cet homme était une ordure mais il ne méritait pas d’être éventré par des brutes. Il paierait néanmoins un jour pour ces actes, elle s’en assurerait.
– Qu’est-ce qui s’est passé?
C’était Gros Bras n°1, qui semblait enfin avoir remarqué sa disparition et qui soufflait comme un phoque après avoir couru jusqu’à l’allée. Il fixait la voiture qui disparaissait au loin.
– Une voiture, répondit Enya avec le ton de l’évidence. Le conducteur a pris peur quand il m’a vu, il a fait demi-tour. Je n’ai pas dû être assez discrète.
Gros Bras la regarda d’un air soupçonneux:
– Il a vu ton visage?
– Bien sûr que non, soupira la jeune femme en lui montrant son masque.
– Et pourquoi il aurait eu peur, d’abord?
– Qu’est-ce que j’en sais? Tu veux peut-être le rattraper et lui poser la question?
Gros Bras grommela et repartit en direction de la maison en lui faisant signe de le suivre.
Ils repartirent lorsque la maison eut l’air d’avoir subi le passage d’un mini-ouragan. Il ne restait rien ne soit en miettes/éventré/brisé/déchiré/cassé/tordu.