Entre les mondes
Le lendemain matin, Silyen et Luke étaient environnés de hautes herbes qui s’étendaient à perte de vue. Une odeur de pin et de terre chaude parfumait l’air. A gauche, des épis de blés dorés s’agitaient doucement sous l’effet de la brise. Quelques coquelicots et des bleuets se dressaient ça et là, comme autant des rubis et des saphirs dans un champ scintillant. On se serait cru en Provence. Mais ce qui attirait le regard, c’était l’immense château couleur or qui se dressait sur une colline, juste devant. Il évoquait une place-forte du XVe siècle, avec son pont-levis et l’épaisse muraille qui l’entourait. Une douve défendait l’accès, tandis que des tours, percées de meurtrières, se dressaient à intervalle régulier, sentinelles muettes et immuables. Passant à la vision dorée du Don, Silyen remarqua qu’en plus des fortifications classiques, un maillage serré se superposait aux murailles et surplombait le château comme un dôme. C’était un bel ouvrage, digne d’un travailleur du Don hors du commun. Il se demanda brièvement de quels ennemis le Roi Merveilleux se protégeait puis rangea cette question dans un coin de son esprit.
Il avança d’un pas décidé sur le chemin en terre où ils avaient atterrit. Mais Luke resta planté sur place.
– Qu’y a-t-il? s’impatienta l’Egal.
Luke lui jeta un coup d’oeil bizarre, puis promena un regard avide autour de lui.
– Ce monde… Je le connais.
– Comment ça?
Luke avait un grand sourire maintenant:
– C’est celui que j’ai vu à travers la Dernière Porte à Eilean Dòchais.
– Voilà qui confirme nos hypothèses.
Silyen avait trouvé facilement cet endroit. Il lui avait suffi de se rappeler que personne ne pouvait ouvrir de porte depuis le monde noir, étant donné que le Don y était annihilé. Le Roi était donc simplement revenu à la porte qu’il avait empruntée, et de là, avait ouvert un nouveau portail jusqu’à sa demeure. Une hypothèse facilement vérifiée, une fois que Silyen avait un peu mieux analysé la porte. L’Egal s’était maudit pour sa stupidité; il avait la fâcheuse tendance de perdre ses facultés mentales lorsqu’il était avec Luke.
En attendant, il reprit sa progression, gardant tous les sens en alerte mais aucun danger ne survint et il se retrouvèrent bientôt devant le pont-levis, qui s’abaissa devant eux, mû par le Don.
Luke parut impressionné. Pas Silyen. Un Egal médiocrement doué aurait réussi à le faire. Puis il perçut un son de cavalcade et se retourna instantanément, érigeant un bouclier défensif autour de lui et de Luke, mais se détendit lorsqu’il vit qui étaient les cavaliers: le roi et Coira. Le premier, toujours étonnamment jeune alors qu’il était en réalité âgé de plusieurs siècles, portait ses éternelles guenilles rouges et sa couronne de branchages entrelacés, tandis que la deuxième avait beaucoup changé depuis la dernière fois qu’il l’avait vue, dans le manoir de Crovan. Elle arborait une tunique violette retroussée par-dessus un pantalon d’équitation et portait un bijou en or massif autour du cou. Sil jeta un coup d’oeil à Luke et le regretta aussitôt, voyant que le jeune homme semblait littéralement fou de joie.
– Coira! cria-t-il.
Puis à la vue du roi, il mit aussitôt un genou à terre.
La jeune fille haussa les sourcils et son père stoppa net sa monture.
– Le Searugléaw et son gesi∂ dit-il.
Silyen décida de prendre les devants:
– Wundorcyning, nous vous cherchions. J’ai une demande à vous faire et Luke voulait prendre des nouvelles de son amie.
L’expression du roi resta neutre. Silyen attendit la question qu’il ne manqua pas de poser.
– Comment peux-tu arpenter les mondes, jeune Searugléaw?
– J’ai obtenu davantage de pouvoir.
Cette fois, la façade en apparence neutre du roi se fissura et il parut exprimer un étonnement sincère.
– Quelqu’un a attenté à ta vie? Tu es revenu d’entre les morts?
– Oui, répondit simplement Silyen.
Soudain, une troisième voix intervint:
– Luke, tu vas bien? s’exclama Coira.
Le garçon répondit par l’affirmative et avant que le roi ou Silyen n’aient pu intervenir, la jeune fille mit pied à terre et courut jusqu’au jeune homme, qu’elle serra dans ses bras.
Celui-ci sembla mi-content, mi-gêné et jeta un petit coup d’oeil à Silyen en essayant de desserrer l’étreinte de la jeune fille.
Le roi les invita finalement à entrer dans son château.
L’intérieur était aussi impressionnant que l’extérieur.
Ils débouchèrent dans une première cour intérieure, qui se prolongeait par une deuxième, plus vaste, entourée par de hauts murs coiffés de chemins de rondes reliés entre eux par des passerelles en bois. L’odeur de pin avait disparu remplacées par celle, minérale et fraîche, de la pierre. Le soleil dardait ses ultimes rayons, qui paraient le haut des remparts d’une somptueuse lumière dorée. Partout, des serviteurs vaquaient. Ils coupaient du bois, tiraient de l’eau du puits de la première cour, saluant le roi et sa fille avec respect. Le roi avait reconstitué le monde médiéval de sa jeunesse, songea Silyen. Ils passèrent sous une arche de pierre décorée d’un motif stylisé représentant la mer et se dirigèrent vers une écurie attenante à la deuxième cour. Les sabots des chevaux claquaient sur les pavés et une odeur de paille assaillit ses narines. Coira et le roi laissèrent leur monture à des serviteurs puis tous trois revinrent sur leurs pas.
Là, le roi ouvrit une grande porte en bois qui donnait sur la salle à manger du château.
Les lieux empestaient la fumée. Une vaste table de banquet en forme de U, recouverte d’une nappe blanche, se dressait sur un sol tapissé de roseaux. Dans le fond, des fenêtres en ogive cerclées de fer donnaient sur les hautes herbes environnantes et des bancs avaient été creusés à même la roche, devant fenêtres, afin de permettre aux occupants du château de lire ou de coudre sans avoir recours à une bougie. Des lustres pendaient au plafond. Tout au fond, ce qui ressemblait à un énorme sanglier tournait à la broche. L’odeur de la viande rôtie mit soudain l’eau à la bouche de l’Egal.
Comme s’il avait lu dans ses pensées, le roi lui dit:
– Voulez-vous partager notre table? Nous y discourrons mieux de ce qui vous amène ici.
En s’asseyant, Silyen admira la finesse des motifs sculptés sur les fauteuils. De fidèles répliques de meubles du XVe siècle, estima-t-il, si l’on se fiait à la barre horizontale reliant entre eux les montants du dossier, aux pieds recourbés et aux franges fixées aux montants. Puis des serviteurs arrivèrent et disposèrent des assiettes en bois, un couteau et un gobelet de terre cuite tout simple. Ils y versèrent du vin sucré, certainement de l’hypocras, que Silyen jugea passable. Il en prit encore une gorgée puis à l’invitation du roi, récapitula ce qui leur était arrivé, à Luke et lui, depuis leur dernière rencontre avec le Roi Merveilleux. Il passa sous silence les moments les plus délicats, comme celui où il avait demandé à Luke de le tuer, préférant affirmer qu’il était mort de la main de ses pairs lorsqu’il avait voulu les empêcher de prendre le Don de Gavar, ce qui avait effectivement été l’une de ses volontés. Puis il aborda leur quête, l’univers noir, sans détailler les visions qui les avaient assaillis.
Entretemps, le soleil s’était couché et un feu crépitait dans la cheminée, dont ils s’étaient rapprochés. Coira avait écouté en silence mais avait lâché une exclamation au passage où Luke avait failli être réduit en charpie par le monstre du monde noir. Quant au roi, il avait posé quelques questions, notamment sur la créature, ne l’ayant lui-même jamais croisée.
– Mais je ne suis jamais resté très longtemps dans ce monde, avait-il précisé.
Des serviteurs emportèrent leurs assiettes vides, qui avaient contenu une part de sanglier, des endives braisées et de l’orge perlé, puis amenèrent diverses tartes aux fruits. Luke avait l’air assez perturbé. Il n’avait jamais eu l’habitude de se faire servir.
A son tour, le roi leur raconta ce qui lui était arrivé depuis leurs rencontre. Il avait parcouru de nombreux mondes et à la place de chercher un Don particulier, comme il l’avait fait quand il était venu dans son monde d’origine, il avait cherché une personnalité qui lui rappelait celle de Rhona. Il avait fini par trouver dans un univers très proche de celui-ci.
– J’ai été recueillie par une tribu nomade qui a pris soin de moi jusqu’à ce que mon père arrive, compléta Coira.
Son père avait ensuite voulu l’emmener dans sa demeure mais la jeune fille avait d’abord voulu savoir si elle avait une chance de revoir sa mère, car elle avait compris que s’il existait une multitude de mondes, l’un d’eux était peut-être destiné aux morts. C’était la raison pour laquelle, ils s’étaient rendus dans l’univers noir.
Ils étaient ensuite arrivés ici.
Tout cela était fort intéressant mais il était temps de parler affaires, jugea Silyen, qui prit la parole avec gravité:
– J’ai une demande à vous faire, Wundocyning. J’aimerais partager votre savoir.
Le Roi Merveilleux ne parut pas surpris. Il réfléchit un moment puis:
– Non.
Sil s’y était attendu. Il demanda d’un ton calme:
– Pour quelle raison?
– Je préfère agir seul et je n’ai aucune envie de former un apprenti…
– Je ne serai pas un app..
Mais le roi le coupa.
– Appelle ça comme tu voudras. De plus, j’ai promis de m’occuper de Coira et je n’aurai tout simplement pas le temps.
Silyen n’allait pas abandonner aussi facilement:
– Rappelez-vous du moment où vous êtes revenus à la vie. Vous deviez vous sentir aussi désorienté que moi. N’auriez-vous pas souhaité avoir à vos côtés quelqu’un qui vous guide? Si je pouvais compter sur des livres, je ne serai pas là, mais je n’ai jamais entendu d’un Egal, d’un Searugléaw capable d’absorber des Dons, à part vous.
– Tu arriveras à maîtriser tes pouvoirs avec le temps, comme je l’ai fait.
– Ce qui pourrait me prendre des années. Je ne demande que quelques semaines. Apprenez-moi les bases de ce que vous savez.
Le roi secoua la tête, l’air résolu.
La patience de Silyen commençait à s’effriter. Il réfléchit à toute allure. Ce manque de temps était un prétexte. Tout débordé qu’il soit, le roi pouvait bien trouver quelques heures à lui consacrer. La véritable raison devait se trouver ailleurs et l’Egal n’eut pas à réfléchir pour la trouver: le roi ne connaissait a priori pas d’individu plus Doué que lui. Former un de ses semblables pouvait se révéler risqué, à supposer que Silyen se retourne contre lui.
– Vous avez absorbé les Dons de Grande-Bretagne pratiquement mille ans avant moi. Imaginez la quantité de Don que je possède désormais… Je pourrais vous contraindre à obéir, en se laissant aller contre le dossier de son fauteuil.
Le roi rejeta brusquement les épaules en arrière.
– Tu oses me menacer sous mon toit?
– C’est vous qui me forcez à en arriver là.
– Tu oublies, comme je l’ai rappelé, que je maîtrise mes pouvoirs.
– Mais cette maîtrise sera-t-elle suffisante face à la force brute? Nous pouvons essayer, pour voir.
Coira et Luke intervinrent en même temps.
– Papa!
– Sil!
L’Egal sentit que Luke posait une main sur son épaule, comme le calmer. Geste inutile. Il était parfaitement calme. De son côté, Coira s’était mise à parler avec son père.
– Tu as perdu la tête? siffla Luke à voix basse.
– Je négocie, répondit Silyen tout aussi bas.
– Je refuse de tolérer un acte de violence. Le roi nous a aidé, il a retrouvé Coira. S’il refuse de t’aider, nous allons partir.
Silyen soupira ostensiblement.
– Ne tente jamais une carrière de diplomate, elle serait finie avant même d’avoir commencé.
– Et moi qui ai cru que tu avais changé, chuchota Luke, imperméable à l’humour de l’Egal.
– Je reste un Jardine.
Il était temps de revenir aux discussions.
Silyen se racla la gorge et planta son regard droit dans celui du roi:
– Je me suis emballé, veuillez m’excuser. Il serait déplorable que deux travailleurs du Don aussi remarquables que nous s’annihilent mutuellement. Voici ce que je propose. Je ferai le serment doué de ne jamais tenter quoique ce soit de mal contre vous et en échange, vous m’apprenez à maîtriser mes nouveaux pouvoirs.
Le roi suspendit son dialogue avec Coira.
Il y eut un long silence, puis le Wundocyning lâcha:
– … Contre moi ou ma fille.
Aïe, dommage que le roi n’ait pas oublié ce détail, regretta Silyen, qui inclut Coira dans sa formulation.
– Très bien, finit par accepter le roi après un long silence.
Silyen attendit la suite, qui ne manque pas d’arriver:
– J’ai mes conditions, moi aussi. Je cherche à rendre son Don à ma fille. Si tu trouves un moyen, au cours de tes recherches ou tes voyages dans les mondes, tu devras me le communiquer immédiatement.
Puis il ajouta:
– Je veux aussi que le gesi∂ reste ici. Sa compagnie ferait du bien à Coira.