Entre les mondes
Abi n’arrivait pas à décoller son regard de son écran d’ordinateur. Elle ne pouvait pas croire que ce qu’elle entendait et voyait était réel. Et pourtant, la scène semblait banale, bien loin d’un décor de cauchemar. Il y avait un bureau devant une fenêtre encadré de deux rideaux immaculés, un drapeau des Etats-Confédérés, et installé là, le président Spencer Grailingstream. Petit et mince, l’homme portait une moustache et une barbe soigneusement taillées. Ses yeux bruns dégageaient une vive intelligence et ses traits, sans être exceptionnels, restaient agréables à regarder. Il portait un élégant costard cravate.
C’était les mots qui sortaient de sa bouche qui étaient incongrus.
Le président était en train de promettre à son peuple qu’il allait tout faire pour que les ressortissants américains qui avaient perdu leur Don le récupèrent. Son propre fils, Chris, s’était trouvé en Grande-Bretagne au moment fatidique. Puis le discours prit un tour inquiétant: le président accusait les roturiers de Grande-Bretagne d’avoir orchestré la disparition du Don. Il leur ordonnait de mettre fin à leurs manoeuvres et de rendre leur pouvoir aux habitants des Etats-Confédérés d’ici un mois. Si ce n’était pas le cas, il prendrait « les mesures qui s’imposeraient ».
Puis une page de publicité remplaça les yeux perçants du président. Abi resta figée. Elle finit par s’ébrouer, essayant de chasser la détresse qui l’envahissait. Sans Ida et Tilda, du club de Millmoor, elle n’aurait jamais regardé ce discours. C’étaient les deux soeurs expertes en informatiques qui l’avaient prévenue. Elle doutait que la télévision britannique retransmette quoi que ce soit, mais les accusations du président allaient forcément se répandre et le gouvernement de transition devrait y répondre. Mais comment pourrait-il prouver que les roturiers étaient innocents? Après tout, la rumeur la plus populaire sur la disparition du Don consistait à dire que la destruction de la maison de la lumière par Midsummer, l’héroïne des roturiers, en était à l’origine. De là, il n’y avait qu’un pas à faire pour affirmer que l’héritière avait été manipulée par le peuple et que les roturiers étaient effectivement coupables.
Puis une autre pensée, plus terrifiante, s’imposa à Abi.
– Un prétexte, murmura-t-elle.
C’était évident. Spencer Grailingstream cherchait un prétexte pour faire main-basse sur la Grande-Bretagne. Il cherchait forcément à provoquer une guerre.
La jeune femme se sentit glacée.
Puis une voix interrompit ses pensées:
– Abi, tout va bien?
Sa mère.
Abi n’avait pu se résoudre à la laisser toute seule maintenant que Daisy était à nouveau à l’école.
– Oui, ça va, répondit-elle d’une voix assurée.
Elle essaya de penser à autre chose.
L’image de Rebecca Dawson s’imposa à elle. L’ex-porte-parole, qui siégeait au gouvernement de transition, l’avait appelée pour lui faire une offre.
– Avez-vous des plans professionnels? avait-elle demandé.
La question avait pris de court Abi, qui avait bafouillé quelque chose sur une fac de médecine. Rebecca Dawson n’avait pas semblé en croire un mot. Elle lui avait fait une proposition très simple: elle voulait l’engager en tant qu’assistante. Lorsqu’Abi avait protesté, arguant qu’elle n’avait aucune expérience dans l’administration, l’assistanat ou la politique, la porte-parole ne s’était pas laissée démonter:
– J’ai entendu parler de votre efficacité et de vos compétences administratives, lorsque vous travailliez à Kyneston. Vous avez aussi fait partie du cercle rapproché de notre regrettée Midsummer et êtes une figure de la Grande-Bretagne. Vous connaissez le peuple mieux que moi-même. Ne vous sous-estimez pas, Abigail. Nous avons besoin de gens comme vous.
– Je… Il faut que j’y réfléchisse.
– Bien sûr, avait lâché l’ex-porte parole, en lui donnant deux jours.
Depuis, Abi était déchirée. Elle avait un jour rêvé de pouvoir réparer le pays, de défendre les Egaux. Mais en était elle capable? Elle-même se sentait brisée, même si ses émotions revenaient petit à petit: peine, satisfaction, tristesse. Toujours pas de joie. Elle songea un instant à Luke, devenu très étrange ces derniers temps. Il lui avait envoyé par message une explication abracadabrante pour dire qu’il ne pourrait pas rentrer tout de suite et prolongeait son séjour à Highwithel. Il était évident qu’il cachait quelque chose, mais Abi était incapable de dire quoi. Contre toute attente, elle espérait qu’il était bien là où il disait se trouver. Elle avait failli appeler Renie pour s’en assurer, puis avait abandonné l’idée.
Puis elle reçut un message sur son portable.
C’est ce qui la décida.
Elle fit ses bagages, avertit sa mère. On était vendredi. Abi serait partie jusqu’à demain soir, Daisy serait au moins avec maman ce soir et toute la journée de demain.
Une gavroche sur la tête, pour éviter de se faire reconnaître, elle prit le train jusqu’à Millmoor où elle arriva en début de soirée.
Une odeur fétide la prit immédiatement à la gorge. L’usine de conditionnement de viande était apparemment toujours en fonction. La jeune femme prit sur elle pour ne pas se boucher le nez et regarda, derrière la petite gare, l’océan de cheminées qui pointaient vers le ciel, trouant le ciel de leurs bords effilés. Tout était gris. Morne. Mort. Sauf la petite silhouette qui attendait sur le quais.
– Abi!
– Soraya!
Abi prit son amie d’enfance dans les bras. La jeune femme était toujours aussi pétillante que dans ses souvenirs. Ses cheveux blonds étaient un peu plus courts, quelques rides étaient apparues au coin de se yeux et ses traits s’étaient creusés mais son sourire XXL restait le même. Sa seule présence suffisait à illuminer la gare miteuse de Millmoor.
– Allez viens, lança la jeune femme.
Et c’est ainsi qu’Abi se retrouva installée dans une minuscule cuisine dépourvue de fenêtres, une assiette de pâtes devant elle. Un néon vomissait une lumière crue. Le carrelage, qui avait dû connaître des jours meilleurs, restait désespérément froids sous ses pieds, qu’elle sera l’un contre l’autre pour les réchauffer, tandis qu’une odeur de chou saturait l’air. Soraya et Red avaient essayé d’égayer un peu les lieux en accrochant au mur des photos réalisées par Red, qui était un talentueux photographe. Autant de fenêtres ouvertes vers l’ailleurs, vers une vie plus heureuse, avant les jours d’Esclavage et la chute du régime des Egaux. La jeune femme savait que les habitations de Millmoor était réputée pour être misérables et inconfortables mais le constater par elle-même était un choc.
– Désolée pour la modestie du repas, nous sommes un peu sur les réserves, s’excusa Soraya en lui tendant une poêle de haricots verts.
– Merci d’avoir accepté notre invitation, enchaîna son mari, Red, assis face à Abi. Et voici Jacob, ajouta-t-il en désignant un vieil homme.
Abi inclina poliment la tête.
Elle se demanda s’il s’agissait du père de Soraya ou de Red mais le couple ne l’éclaira pas à ce sujet. Par contre, tous deux lui posèrent de multiples questions sur son voyage, sa vie à Manchester et, bien sûr, ses souvenirs avec la rébellion. Abi répondit volontiers aux questions les plus légères. Elle garda le silence sur ses actions dans la rébellion.
– Nous avons appris pour ton père. Nous sommes désolés, fit Soraya.
Elle lui posa une main réconfortante sur l’épaule. La conversation vira ensuite vers des thèmes plus joyeux, Soraya racontant à Red ses années d’école puis de lycée avec Abi et leur mille et une bêtises. A la fin, Abi se surprit à sourire, et se demanda si la joie revenait. Mais après tout, Soraya et Red avaient toujours été deux soleils: ils s’étaient parfaitement trouvés et la passion continuait à les unir, visible par des petits gestes: des noms affectueux, des sourires et coups-d’oeil complices. C’était cette chaleur humaine que la jeune femme recherchait et qui l’avait convaincue de venir. Mais sa visite avait un deuxième but. Soraya voulait lui montrer les conditions de vie à Millmoor.
– Red travaille au parc des machines et moi à l’usine de conditionnement de viande. Quand le régime a été aboli, nous avons essayé de rentrer chez nous, avec Red, mais le couple à qui nous avions loué notre appartement n’a pas voulu négocier. Nous aurions pu lancer une procédure juridique. Malheureusement, les avocats demandent maintenant de vraies fortunes.
– Nous avons dû revenir ici, compléta Red. Nous avons repris nos postes et avons réussi à avoir cet appartement. La plupart des gens ont déserté Millmoor, nous ne sommes plus que quelques-uns à continuer à travailler.
Abi savait qu’avant, les couples devaient parfois vivre séparément durant leurs jours d’Esclavages. Au moins ses amis avaient-ils désormais cette minuscule chance-là.
– Mais Red, tu es chirurgien. Tu n’as pas cherché du travail? Et toi Soraya?
– J’aurais bien voulu, grimaça Red. Malheureusement, les hôpitaux sont assaillis de postulations ces temps. Tous les anciens esclaves essaient de retrouver leur vie d’avant… J’ai envoyé quelques lettres mais je n’ai jamais eu de réponse.
– Pareil pour moi, lança Soraya. Ce n’est pas par plaisir que nous sommes revenus mais nous espérons que les choses vont s’améliorer.
– Vous recevez au moins un salaire? s’inquiéta Abi.
Soraya, Red et le vieil homme, qui était jusqu’alors resté silencieux, mangeant avec application ses pâtes, se regardèrent, mal à l’aise.
– On pourrait plutôt appeler ça un défraiement, lâcha Soraya. Après, je ne blâme pas le gouvernement de transition. Les principales sources de revenu de la Grade-Bretagne étaient les villes d’esclaves. Si elles ne fonctionnent plus, il n’y a plus d’argent pour nous payer. C’est complètement absurde mais c’est comme ça.
– Mais j’ai entendu dire que nous allions pouvoir emprunter de l’argent au Japon, balbutia Abi.
– Reste à savoir quand cet argent arrivera, soupira Red.
Soudain, la lumière s’éteignit.
Abi faillit paniquer. Pas Red et Soraya, qui s’agitèrent. Il y eut des raclements de chaises et le bruit d’un tiroir qu’on ouvre. Puis soudain, la lueur tremblotante de trois bougies jeta des ombres fantomatiques au plafond.
– Coupure d’électricité. ça arrive souvent, commenta sobrement Soraya.
Mais il s’agissait de leur trois dernières bougies et elles étaient déjà bien entamées. Ils allèrent donc rapidement se coucher.
Abi se rendit compte de l’étendue de la catastrophe le lendemain, lorsque ses amis l’amenèrent faire un tour de la ville. Elle vit des routes éventrées, des vitres brisées, des ordures laissées à même le trottoir. Les gens qui étaient trop affamés pillaient les maisons, sans y trouver grand-chose. Les anciens occupants avaient souvent tout pris. Il y avait aussi des bandes organisées qui volaient tous les objets susceptibles d’être revendus, parfois même dans les usines à l’arrêt. Abi pensa à Luke, se répétant qu’il avait vécu seul dans ce trou à rats pendant de longs mois, et l’admira encore davantage.
Les seules personnes qu’ils croisèrent dans la rue les regardaient d’un oeil méfiant. Puis une pluie fine se mit à tomber et Abi mit son capuchon.
La jeune fille écouta ses amis lui raconter qu’il y avait très peu de magasins à Millmoor et que tous avaient subi l’assaut de pilleurs. Même les quelques agents de sécurité encore en poste ici n’avaient pas réussi à s’interposer. Depuis, le ravitaillement se faisait au compte-goutte. Un système de rationnement avait été mis en place et des tickets donnant droit à un certain quota de nourriture étaient distribués chaque semaine devant l’ancienne mairie.
– Red a pensé à acheter toutes les boîtes de conserve qu’il pouvait dès que nous avons appris la fin du régime des Egaux.
– ça nous pendait au nez. Et ça a été l’occasion d’apprendre de nouvelles recette à base de petits pois. Vous saviez que ça pouvait se cuisiner avec des flageolets? Je vous jure que c’est vrai!
Soraya éclata de rire:
– ça n’était pas ta plus grande réussite, avoue-le. Oh Abi, tu aurais dû voir la ruée sur le papier-toilette. Ceux qui ont la chance de recevoir des journaux commencent à la découper. On fait comme on peut.
Alors qu’ils se baladaient dans un des quartiers « résidentiels », la jeune femme finit par expliquer qui était le vieil homme qui habitait avec eux. C’était un habitant de Manchester dont le fils avait participé à la révolte du Bore, quelques mois en arrière et avait été emprisonné à Fullthorpe. Il avait tout fait pour le libérer, allant jusqu’à menacer les responsables de la prison. Il avait été envoyé à Millmoor en guise de punition. Après la chute du régime, il avait tenté de rejoindre son fils, pensant qu’il avait été libéré mais avait découvert qu’il était mort en prison. Le vieil homme n’avait plus personne. Il avait finit par revenir à Millmoor, où il s’était lié d’amitié avec Soraya et Red, qui lui avaient proposé d’habiter avec eux.
Puis Soraya se rembrunit encore davantage, désignant une maison où seule une fenêtre était illuminée.
– Nous avons aidé cette famille. Ils habitent à cinq dans le même appartement et n’ont pratiquement plus rien à manger. La maman est malade. Red l’a ausculté et lui a prescrit des médicaments mais il lui faut au moins deux semaines de repos si elle veut se remettre. Et il y a bien pire. La semaine passée, j’ai vu deux jeunes essayer d’abattre un chat à coups de pierres pour le manger. Nous avons écrit au gouvernement de transition mais je doute qu’il fasse attention à nous. Ils doivent sûrement recevoir des centaines de lettres chaque jour.
– C’est pour ça que vous m’avez demandé de venir, déduisit Abi.
– Nous ne cherchons pas à te manipuler ou quoi que ce soit. Mais après tout ce que tu as traversé, tu est devenue quelqu’un d’important. Les gens t’écouteront. Tu auras peut-être même l’oreille du gouvernement de transition.
Avant qu’Abi ait pu protester, Red intervint:
– Nous te connaissons. Nous savons que tu es une personne bien et que tu luttes pour ce qui est juste. Millmoor n’était déjà pas gaie lorsqu’elle était une ville d’Esclave mais je crains que les choses empirent. Je ne m’inquiète pas pour Soraya ou pour moi, mais pour les familles les plus démunies…
– S’il-te-plaît Abi.
La jeune femme soupira et finit par hocher la tête:
– Je me fiche de ma prétendue popularité. Mais si je peux faire quelque chose pour vous, je le ferai. Je vous le promet.
Sur le chemin du retour à Manchester, Abi repensa aux traits tirés de Soraya et de Red, à leur insistance pour qu’elle dorme dans leur chambre tandis qu’eux s’installeraient dans la cuisine. Elle pensa à à la famille qu’elle avait entraperçue à travers la fenêtre de l’immeuble, au magasin aux rayons vides. Puis elle revit le parc des machines. Elle avait tenu à voir le lieu où son frère avait été forcé de travailler durant les longs mois où ils avaient été séparés.
Maman était plus forte qu’elle n’en avait l’air et Daisy resterait certainement à Manchester.
Elle allait accepter l’offre de Rebecca Dawson.
Plus elle serait proche du gouvernement de transition, plus elle pourrait espérer faire bouger les choses.