Entre les mondes

Chapitre 8 : LUKE

8639 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 05/09/2021 11:05

Luke se réveilla dans un lit inconnu. Il mit quelque seconde à remettre la scène de la veille et à reconnaître la chambre que Silyen lui avait attribué, plongée dans la pénombre. Il s’étira, tira les rideaux. Un flot de lumière dissipa les ténèbres. L’air sentait le bois, le plâtre et le café chaud, comme tout le reste du nouveau manoir de Far Carr. Il y avait des peintures aux murs représentant le bâtiment plusieurs siècles en arrière. En l’examinant attentivement, Luke remarqua que l’enceinte de pierre que Silyen avait restaurée semblait flambant neuve à cette époque-là. Des dames aux longues robes marchaient dans le parc, aux côtés de seigneurs parés pour la chasse.

  Il s’étira à nouveau.

  Il se sentait frais et bien plus apaisé que ces deux dernières semaines.

 S’expliquer avec Sil lui avait fait du bien, tout comme le jeu des questions-réponses de la veille. Il aimait découvrir l’Egal sous un nouveau jour et ne se l’était pas avoué sur le moment, mais s’était surpris à vouloir que la soirée se prolonge encore.

  Il n’était pas au bout de ses surprises.

  Lorsqu’il arriva à la cuisine, Sil remuait des oeufs dont le pourtour tirant méchamment vers le noir dans une grande poêle, tandis qu’une cafetière ultramoderne tournait à plein régime.

– Oh bonjour! Bien dormi?

– Je suis encore en train de rêver c’est ça?

– Ah, tu dis ça pour les oeufs?

  Luke hocha la tête, médusé.

– Disons que Chien n’est plus là pour s’occuper des repas. Il fallait bien que l’un de nous se lance dans la science culinaire. Et comme je dois me racheter auprès de toi, j’ai pensé que ce serait un bon début.

  Luke était en proie à un sentiment indéfinissable. Il avait à moitié envie de serrer Sil dans ses bras et à moitié envie de se pincer pour vérifier que tout ceci n’était réellement pas un rêve, jusqu’à ce qu’une odeur de brûlé s’élève.

– Oh oh, fit l’Egal.

  Luke se précipita vers la poêle et la lui prit des mains:

– Laisse-moi faire. Il vaut mieux que je t’explique d’abord. Tu as mis de l’huile?

– Hmm, non. Pourquoi, il fallait?

  Luke secoua la tête en s’emparant d’une spatule et en essayant de sauver ce qu’il pouvait des oeufs. Il demanda à l’Egal s’il avait du bacon et une nouvelle poêle. Quand il eut reçu le tout, il lança une nouvelle cuisson en expliquant à quel point l’huile ou le beurre était importants en cuisine. Sil le regardait d’un air concentré.

– La recherche est un domaine beaucoup plus abordable, marmonna-t-il. Tu veux un café? Cappuccino? Latte machiatto? Ristretto? Cette petite merveille est la Roll-Royce des machines à café, poursuivit-il en désignant l’appareil devenu à nouveau silencieux.

 Miraculeusement, le cappuccino de Sil se révéla être une vraie réussite, saupoudré d’une mousse de lait crémeuse qui fondait sur la langue. Luke essaya de ne pas trop grimacer en mangeant les oeufs brûlés qu’il recouvrit abondamment de bacon pour faire passer le goût. Silyen engloutit pour sa part le contenu de son assiette sans broncher.

– Bon, lança-t-il en reposant sa tasse. Tu es prêt à explorer les mondes?

  Luke s’étrangla.

  Houlà, il se rappelait avoir signé pour ça, mais pas si vite.

– Euh j’aimerais d’abord saluer le Club à Highwithel. Imagine, il peut nous arriver n’importe quoi dans les autres mondes et je préférerais les avoir vu une dernières fois avant ma mort potentielle. Et toi, tu ne devrais pas t’entraîner avant?

  Silyen fronça les sourcils:

– De la prudence? 

– Je n’ai personne à sauver en ce moment, donc oui, il m’arrive d’être prudent.

  L’Egal sourit:

– Tu n’as pas tort. Quant à ta mort potentielle, rassure-toi, elle n’arrivera pas tant que je serai avec toi. Un délai de deux semaines te semble raisonnable?

  Luke n’en revenait pas d’avoir convaincu l’Egal si facilement. D’ordinaire, il lui aurait fallu des négociations serrées, avec un enjeu éveillant si possible la curiosité scientifique de l’Egal. Il ne le reconnaissait plus. Car ça, additionné au dialogue d’hier et aux oeufs de ce matin… Où était passé le véritable Silyen? Le jeune homme en face de lui ne pouvait être qu’un imposteur. Ou du moins, s’il s’agissait vraiment l’Egal, ce dernier semblait vraiment faire des efforts, voire était même en train de changer.

– Si tu voyais ta tête, dit Silyen. C’est donc décidé. Deux semaines.

  Luke ne put que hocher la tête, se demandant si c’était trop beau pour y croire.

  Mais il partit bel et bien pour Highwithel le jour même, après avoir laissé Sil faire quelques tests avec le lien, afin de voir s’il fonctionnait bien entre à autant de kilomètres de distance.

  L’au revoir à Silyen avait été tout aussi gênant que le « bonne nuit » de la veille mais Luke n’étais pas fâché d’avoir à nouveau du temps pour lui. La présence de l’Egal l’électrisait et le troublait à la fois. Silyen l’avait « déposé » dans un coin discret mais il s’aperçut tout de suite que quelque chose ne tournait pas rond. Un bruit de rotors déchirait l’air, provenant de plusieurs hélicoptères qui tournaient en cercle dans les airs. Progressant sur un sol parsemé de fougères et de vase, s’engluant à quelques reprises, Luke parvint finalement à la plage, où une rumeur lointaine lui parvint aux oreilles. Que se passait-il? Il continua sa progression, réalisant que plus il se rapprochait du manoir, encore hors de vue, plus il se rapprochait de la source du bruit. C’est en arrivant à la plage qu’il vit une horde de journaliste armés de micros, de perches et de blocs notes qui se pressaient contre une barrière de sécurité gardée par des policiers à l’air dissuasif. La scène était complètement surréaliste. Les journalistes criaient des questions, certains essayaient de passer les barrières en catimini mais se faisaient systématiquement rattraper et expulser par les forces de l’ordre. Luke rabattit sa capuche puis commença à courir.

  Il dut jouer des coudes pour arriver devant la barrière. Le manoir de Highwithel, aussi majestueux que lorsqu’il l’avait vu depuis la porte ouverte par Silyen, se dressait loin au-dessus, accroché à une gigantesque falaise, semblant s’élancer à l’assaut du ciel.

– Qu’est-ce qui est arrivé? demanda-t-il au premier policier qu’il vit.

  Le policier le regarda d’un oeil las.

– Qu’est-ce qui est arrivé? insista-t-il.

– Ecoute petit, rentre chez toi, tu perds ton temps. Les Tresco ne laisseront entrer personne.

– Les Tresco! Ils vont bien? Et… ceux qui vivent avec eux aussi? Est-ce que quelqu’un est mort?

  Le policier parut sincèrement surpris:

– Pas à ma connaissance, pourquoi?

– Pour rien, répondit Luke, soulagé. Pouvez-vous leur dire qu’un de leurs amis est là?

– Et puis quoi encore? J’ai l’ordre de ne laisser entrer personne, alors du vent!

– Quoi? Non, vous ne…

  Mais le policier était déjà parti discuter avec un de ces collègues. Luke tapa dans la barrière de dépit. Puis il eut une illumination. Il joua à nouveau des coudes pour s’extraire de la foule et composa sur son téléphone portable le numéro de Renie, qu’il avait pris soin d’enregistrer. Il tomba sur le répondeur. Il composa celui d’Armeria Tresco, que Renie lui avait transmis, avant d’hésiter à appuyer sur la touche d’appel. Techniquement, c’était à cause de lui que son fils était mort. Bon sang, se fustigea Luke, pourquoi n’avait-il pas eu l’idée de penser à ce problème avant? Il inspira un grand coup et appuya sur la touche d’appel.

  La mère de Jackson répondit quasi instantanément:

– Allô?

– Allô, je suis un ami de Renie et du Club des jeux de société. Je suis en bas de votre manoir, dit-il.

  La voix se tut un instant à l’autre bout du fil avant de demander:

– Du Club, dites-vous? Quel est votre nom?

  Luke prit à nouveau une grande inspiration:

– Luke Hadley.

  Il y eut un grand silence.

– Je vais vous envoyer quelqu’un, reprit enfin Armeria Tresco. Nous avons beaucoup à nous dire.

  Luke se mit à faire les cent pas en attendant.

– Luke Hadley?

Le jeune homme se retourna brusquement et tomba sur un jeune homme d’une trentaine d’années aux cheveux bruns et courts, trapu, à la voix légèrement zézéyante. Il avait un bloc notes en main. C’était un des journalistes qui s’était détaché du groupe pour marcher vers lui.

– Vous venez rejoindre vos amis de Millmoor?

  Il dut remarquer son froncement de sourcils, devina Luke, puisqu’il recula d’un pas, puis se remit à sourire:

– Je ne vous veux pas de mal, j’aimerais simplement vous poser quelques questions pour le Daily Mail.

– ça ne m’intéresse pas, grommela Luke, contrarié d’avoir été reconnu.

– Si ça peut vous rassurer, mon média n’est pas le Sun. Nous respectons la vie privée et vous pourrez relire vos citations. Vous êtes devenus une énigme, Luke Hadley. Vous avez disparu mystérieusement de Manchester et vous resurgissez ici.

– J’ai simplement pris le train, rétorqua Luke avant de se mordre la langue, voyant que l’homme commençait à griffonner dans son carnet.

– Quel effet cela vous fait d’être devenu célèbre? Vous êtes l’un des premiers à vous être ouvertement opposé au régime des Egaux et à tenter d’y mettre fin en organisant la grève de Millmoor puis en tuant le Chancelier Zelton. Non que nous cautionnons les assassinats mais vous avez déjà payé pour cela. Et c’était un acte incroyablement courageux!

  Luke brûlait de rétablir les faits mais il ne pourrait pas le faire sans mentionner Silyen à un moment ou à un autre.

– Meylir Tresco et Bodina Matravers ont beaucoup plus fait que moi. Ils ont organisé la résistance à Riverdale et à Millmoor avant d’être assassinés par les Egaux, répliqua-t-il.

  Voilà au moins une vérité qu’il pouvait dire. Puis il se dit qu’il était temps de détourner la conversation parce que sinon, son interlocuteur n’allait pas le lâcher:

– Vous qui êtes journaliste, vous devez savoir où en est la situation…

  Le jeune homme sembla interloqué.

– Quelle situation?

– Celle du pays. J’ai vu les rayons des magasins vides, les gens qui ont fui les villes d’esclaves…

– Oh. Nous venons d’apprendre que le Japon vient d’accepter d’accorder un prêt massif à notre pays. C’est une excellente nouvelle, cela devrait permettre de relancer l’économie et les importations. Ce sera dans notre édition de demain. Mais revenons à vo..

  Mais Luke se détourna, voyant qu’un homme descendait l’escalier vertigineux menant au manoir accompagné de - et le coeur de Luke fit un bon - une petite silhouette agile aux cheveux en tire-bouchon, qui mâchait un chewing-gum énergiquement. Renie. Il marmonna une excuse et s’élança vers eux. Le journaliste se mit à lui courir après mais Luke passa la barrière. Les autres journaliste semblèrent scandalisés. Certains essayèrent de s’engouffrer dans la brèche, d’autres pressèrent le jeune homme de questions, voulant savoir pourquoi il avait accès au manoir. Puis un hululement de bonheur et une tornade de cheveux noirs lui brouillèrent la vision.

– Luke! C’est bien toi!

– Renie!

  La petite sauta dans ses bras. Une odeur de shampooing se dégageait de ses cheveux.

– Laisse-moi te regarder, souffla-t-elle en levant la tête. Ma parole, tu es toujours aussi beau gosse! Eilean Dòchais ne t’a pas trop abîmé, dieu merci!

– Et toi, tu n’as toujours pas la langue dans ta poche, sourit Luke, qui la lâcha doucement. Pourquoi tous ces journalistes sont là.

– Tu n’es pas au courant? Depuis la disparition du Don, Highwithel est redevenue visible. Le manoir s’est transformé en attraction. Les gens sont devenus fous, ils prennent cette île d’assaut depuis des semaines. Lady Tresco a dû engager des policiers pour se protéger. Pour l’instant, seulement trois personnes ont réussi à entrer dans le manoir mais nous leur avons flanqué une bonne dérouillée. (La petite rit en émettant son caquètement sec caractéristique). Je rigole. Disons qu’on leur a fichu la trouille de leur vie.

  Ouf, ce n’était donc rien de si grave, se dit Luke, à moitié ébloui par le crépitement des flashs des photographes. Il se détourna vivement.

  Luke ne fut pas mécontent de retrouver un peu de calme en gravissant l’escalier creusé dans la falaise. La rumeur des journaliste s’éloignait à chaque marche, alors que Renie galopait comme un cabri. Il arriva au sommet sans avoir fait de pause, complètement épuisé. La mer se découpait en contrebas, le vide l’attirant comme un aimant. Le château se dressait devant lui, vertige de tourelles et d’élégants pinacles. Fin et gracieux, il était aussi impressionnant Kyneston ou que le vénérable manoir de Farr Carr, aux yeux de Luke. C’était donc là que Doc Jackson avait vécu. A cette pensée la gorge se serra.

– Allez viens, fit Renie en l’entraînant vers l’immense hall d’entrée.

  La chaleur de l’extérieur retomba d’un coup. A l’intérieur, les pierres du château faisaient régner une fraîcheur bienvenue. Tout était sombre, éclairé par quelques lustres d’or terni.

– Est-ce que vas rester? s’enquit Renie en le reprenant par le poignet en voyant qu’il s’était arrêté pour admirer les fresques turquoises qui serpentaient sur le plafond.

– Oui, si c’est possible. Environ deux semaines.

  La petite lui décocha un immense sourire:

– Génial! Lady Tresco m’a dit que dans ce cas-là, je devais te montrer ta chambre.

  Elle l’entraîna au fond du hall, où un double escalier se découpait derrière une immense fontaine de marbre blanc, fendillée par endroit, sculptée en forme de coquillage. Lorsqu’ils arrivèrent au deuxième étage, Renie progressa dans une estafilade de couloirs, passa une série de portes au bois usé avant d’en pousser une. La pièce était petite et confortable avec un lit étroit recouvert d’une couverture de laine fine. Le son des mouettes parvenait par les fenêtres taillées dans la roche épaisse.

– C’est là qu’Abi a dormi quand elle est venue à Highwithel. Je me suis dit que ça te ferait plaisir, expliqua Renie.

  A la pensée de la présence de sa soeur ici même, la gorge de Luke se serra à nouveau. Il eut encore plus honte en repensant à la manière dont il s’était emporté contre elle chez Griffith.

   Il déposa son sac sur le lit.

  On aurait dit que Renie n’attendait que ce geste pour l'emmener à nouveau.

– Lady Tresco va te recevoir dans la salle à manger.

  A ces mots, Luke tira sur le poignet de son amie, la faisant s’arrêter net.

– Renie, Lady Tresco… Qu’est-ce qu’elle pense de moi? Elle m’en veut?

  Renie eut un rire caquetant.

– Non. Lady Tresco n’est pas bête, je lui ai raconté ce que tu m’avais expliqué sur Rix et elle m’a cru. Elle sait que tu es innocent dans toute cette histoire.

– Oui, mais le fait que le Doc soit venu à ma rescousse…

– Elle était d’accord. Tu sais, elle en veut plus au reste des Egaux et à Crovan, qui a arraché le Don de son fils. Et elle a d’autre soucis en tête, maintenant, comme elle siège au gouvernement de transition.

  Après un nouveau labyrinthe de couloirs, Renie et Luke débouchèrent sur une salle baignée de reflets bleus ondoyants, provenant de la lumière diffractée par des vitraux dépeignant des scènes maritimes. La salle à manger. Une femme était assise au bout d’une table en bois flottant polie par la mer, se tenant bien droite, ses cheveux rassemblés en chignon. Ses traits étaient marqués par le chagrin, qui semblait la prendre d’assaut, comme une vague qui se fracassait sans fin contre une jetée. Mais lorsque qu’elle leva les yeux, son regard était sec et clair.

– Luke Hadley, lâcha-t-elle, avant de congédier Renie.

  Elle ne l’invita pas à s’assoir. Ne sachant pas trop quoi faire, Luke se courba, effectuant une sorte de petite révérence. Que Renie ait dû partir n’était pas bon signe.

– Lady Tresco. Je tiens à vous remercier pour votre…

  Il se tut lorsqu’elle leva la main:

– Inutile de me réciter les politesses d’usage, je les connais. Tu es donc le fameux garçon de Millmoor dont mon fils m’a tant parlé.

  La mère de Doc Jackson le scruta encore plus attentivement, ce qui mit Luke très mal à l’aise. Il avait l’impression d’être scanné jusqu’au plus profond de lui-même.

– Je reconnais que tu as l’air d’être une personne honnête et sincère. Mais je suis sûre que tu comprendras que je ne peux t’offrir qu’une hospitalité temporaire ici. Il y a des raisons personnelles, étant donné les circonstances dans lesquelles mon fils a disparu… En outre, il y a eu d’étrange rumeurs sur la disparition du Don, avec cette scène de carnage dans les sous-sol d’Astrid. J’ai pu consulter les caméras de surveillance, je sais que tu as pénétré dans le Parlement en compagnie de Silyen, ce soir-là. Je te poserai donc deux questions Luke Hadley: qu’est-ce qui s’est passé le soir où le Don nous a été arraché? Sais-tu pourquoi il a disparu?

  Luke se glaça à ces mots. Comment avait-elle réussi son coup? Elle avait certainement soudoyé les policiers chargés de l’enquête, qui n’avaient pas osé désobéir à une ex-Egale membre du gouvernement de transition. Voilà pourquoi elle l’avait laissé entrer à Highwithel, elle cherchait des réponses. Si elle parvenait à récupérer son Don, cela lui donnerait un pouvoir sans précédent sur le reste de la Grande-Bretagne. Luke ne doutait pas qu’en tant que mère de Doc Jackson, cette femme avait de bonnes intentions, mais il ne pouvait rien lui dire. Le fait qu’elle sache qu’il ait été dans le Parlement n’était déjà pas une bonne nouvelle. Il se demanda soudain si Silyen comptait prendre le contrôle du pays après avoir exploré les mondes, puis il se dit que ça ne serait pas son style.

– Qu’est-ce que vous entendez par «scène de carnage »? finit-il par demander prudemment.

  Armeria Tresco haussa les sourcils:

– Les médias n’en ont évidemment pas parlé, étant donné que l’affaire est classée top secrète. Crovan a été retrouvé torturé à mort. Silyen est mort. Gavar était attaché à une chaise de torture. Bouda et Astrid n’ont rien eu, quelle coïncidence. Alors?

   A ces mots, Luke lutta pour écarter un horrible souvenirs. Chien lui susurrant: « ça va te plaire » et coupant les doigts de Crovan un à un, tandis qu’il plaquait l’Egal au sol. Essuyant discrètement ses paumes couvertes de sueur, il opta pour une demi-vérité.

– Silyen m’a attaché avec le Don à l’entrée du Parlement. Je n’ai rien pu voir du tout.

– Pourquoi étais-tu avec lui? Tu étais à Eilean Dòchais, mon fils est mort dans l’espoir de libérer, murmura-t-elle.

  Luke avala sa salive, soudain transpercé par la douleur. Dock Jackson…

– Il voulait m’étudier. Je crois qu’il voulait élucider l’affaire du meurtre de Zelton, puisque Crovan n’avait pas réussi à le faire.

– En es-tu sûr? Et pourquoi t’avoir pris au Parlement avec lui?

  Cette femme avait un regard si déterminé. On aurait dit qu’elle arrivait à détecter le mensonge à des kilomètres à la ronde. Luke se sentit encore plus mal à l’aide et pria pour être convaincant.

– Je n’en sais rien. Il ne m’a rien expliqué et m’a forcé à obéir.

– Et qu’est-il arrivé ensuite?

– Soudain, le Don a cessé d’agir. Je me suis retrouvé libre. Je suis tombé sur Abi et Daisy, qui cherchaient Gavar. Après, nous sommes allés nous réfugier chez une amie.

  Armeria Tresco soupira. Elle se pencha soudain en avant.

– Les Tresco ont toujours eu un sens aigu de la justice. Et j’ai l’impression que tu ne me dis pas toute la vérité, Luke Hadley. 

  Le jeune homme réussit à rester de marbre. Il répéta ce qu’il avait dit.

– Je suis désolé si ce n’est pas ce que vous vouliez entendre, ajouta-t-il, ravalant sa culpabilité.

  Les doigts d’Armeria Tresco tapotèrent la table en bois flotté. Elle serra les lèvres et le scruta longuement. Luke ne flancha pas.

– Bien, j’imagine que tu ne me diras rien de plus. Vas te reposer. Le dîner sera servi à midi précise. Si tu changes d’avis, tu sais où me trouver.

  Soupirant intérieurement de soulagement, Luke s’exécuta.

Il se fit couler une bonne douche, encore tremblant face à ce qu’il venait de vivre. Il faudrait qu’il se montre encore plus prudent à l’avenir. La théorie de Silyen sur Astrid Alfdan et Bouda Matravers n’était peut-être pas si fantaisiste que ça et il se félicita soudain que l’Egal leur ait imposé un silence. En attendant, il doutait que Lady Tresco leur transmette ce qu’elle savait. Il pensa à Abi, Daisy, sa maman. Mais ses deux soeurs avaient déjà été interrogées par la police, comme lui, elles ne risquaient donc rien.


Les jours suivants passèrent agréablement. Luke avait l’impression que voir ses amis du Club l’aidait à refermer millimètre par millimètre la blessure que la mort de son père avait causée. Il pleura avec Jessie la mort d’Oz, raconta aux autres dans un petit salon privé ce qui lui était arrivé depuis son départ forcé de Millmoor et tous furent scandalisés d’apprendre ce que Crovan faisait à ses prisonniers à Eilean Dòchais. Sur une impulsion, il garda l’identité de Coira secrète et se contenta de dire qu’il avait trouvé un moyen de s’échapper. Il expliqua tout aussi vaguement qu’il avait été forcé par Silyen à l’assister dans des recherches à Farr Carr puis raconta la même version qu’il avait déjà servie à Lady Tresco. Il écouta avidemment les nouvelles des autres, apprit ainsi que Bouda et Gavar avaient divorcé. Apparemment, parmi les Egaux les plus illustres, seul le lord Henri VIII avait tenu encore moins longtemps, au XVIII siècle, se séparant de sa femme seulement un mois après leur mariage.

  Le petit nombre de serviteurs qu’il croisa dans les couloirs ne manqua pas de l’étonner. Mais puisque les jours d’Esclavage avaient été abolis, Armeria Tresco avait donné le choix à tous ceux qui la servaient: soit ils partaient, soit ils restaient et recevaient un salaire.

  La lady se montra distante tout au long du séjour de Luke. Elle effectuait de fréquents voyages à Londres à bord de son hélicoptère pour les sessions du gouvernement de transition que Bouda Matravers convoquait quasiment chaque jour. Elle ne racontait jamais ce qui s’y passait, se contentant de passer les soirées assises devant le feu du salon, le regard perdu dans les flammes. Un jour, elle fut appelée d’urgence à la capitale au milieu de la nuit, et dut partir quasiment en chemise de nuit. Venu voir ce qu’il se passait, Luke saisit seulement les mots « Etats-Confédérés », qu’Armeria Tresco cracha dans son téléphone.

– Elle est encore très affectée par la mort de Doc Jackson et d’Ange, comme nous tous, lui expliqua Jess. Il vaut mieux la laisser tranquille.

Elle-même prévoyait de se rendre avec Renie à Baden, le lieu d’où venait Oz pour aller soutenir sa famille tandis que d’autres membres du club se demandaient encore ce qu’ils allaient faire.

– Tu viendrais avec nous, Luke? lui demanda la petite alors qu’ils se tenait un soir devant une cheminée, dans une pièce recouverte d’un épais tapis bleu ciel.

– Hmm, marmonna Luke.

  Renie insista mais il lui répondit qu’il allait encore réfléchir.

– Tu veux retourner dans ta famille?

– Ils ont besoin de moi, Renie. Mais je peux te faire visiter Manchester, ça te ferait plaisir? Je suis sûr que tu adorerais!

  La petite hocha la tête avec enthousiaste, faisant une énorme bulle avec son chewing-gum.

  Au bout de quelques jours, il trouva le courage de se rendre sur la tombe de Jackson, dans le mausolée que les Tresco avaient creusé avec le Don dans la falaise qui supportait le château de Highwithel où il se recueillit longuement, laissant libre cours à son chagrin.


  Le quatorzième jour, Luke fit ses adieux au Club, leur promettant d’essayer de repasser les voir. Comme il ne savait pas à quelle heure Silyen viendrait, il descendit le vertigineux escalier avec Renie et le même policier que l’autre fois puis fit semblant de vouloir se rendre seul auprès du bateau à bord duquel il était prétendument arrivé.

L’Egal fit son apparition une heure plus tard, à travers l’une de ses fameuses portes. Il avait troqué son sweat à capuche contre sa tenue d’équitation et n’avait plus rien du garçon épuisé qui était venu le chercher à Penzance. Un cheval broutait de l’herbe de l’autre côté de la porte.

– Tu plaisantes, j’espère, lança Luke en regardant Far Carr, qui se découpait dans le lointain.

– Pas du tout, répliqua Silyen. Tu n’as jamais rêvé de monter à cheval? Je tiendrai les rênes, tu n’as rien à craindre.

  Aussitôt dit, aussitôt fait. Il mit un pied dans l’étrier, se hissa sur la selle et tendit la main à Luke.

– Dis-moi que je rêve, marmonna celui-ci. Tu aurais pu ouvrir une porte depuis le manoir, mais non, tu t’es dit que tu préférerais me voir m’humilier sur le dos d’un cheval.

– Tu as tendance à dramatiser les choses. Je suis sûr que tu t’en sortiras très bien et Balmoral est une brave bête, elle ne te fera pas de mal, rétorqua Silyen en se penchant encore davantage.

  Luke envisagea très sérieusement de parcourir le chemin à pied quand l’Egal le prit par le bras et le tira. Luke pédala en l’air, dut se raccrocher à la taille de Sil pour prendre tant bien que mal place en croupe. Puis le cheval partit au galop.

– Haaaaaaaaa, hurla-t-il, secoué en tous sens.

  Ce traître de Sil riait à gorge déployée. Ils atteignirent le manoir en un clin d’oeil. Luke était plus mort que vif. Il descendit de la selle en tremblant et jeta un regard mauvais au canasson.

– Tu l’as fait exprès, accusa-t-il Silyen et lui lançant un regard assassin.

  Le jeune homme haussa les épaules.

– Je ne vois pas de quoi tu veux parler. Je vais conduire Balmoral à l’écurie, tu n’as qu’à te mettre à l’aise en m’attendant.


  C’est encore fulminant que Luke monta dans sa chambre. Puis il descendit dans la cuisine où, coup de chance, il trouva un jus de pomme dans le frigo. Il le renifla d’un air méfiant, vérifia la date de péremption et s’en servit un grand verre.

– Alors, les deux semaines ont été bonnes? demanda l’Egal, en entrant d’un pas vif, les cheveux en bataille.

– Je ne vois pas de quoi tu veux parler.

  Silyen parut d’abord surpris, avant de réaliser que Luke avait fait une imitation de la scène de tout à l’heure.

– Très bien, je te donnerai des cours d’équitation si tu veux. Mais c’était tellement tentant…

– Mouais. Hé bien, j’ai passé deux très bonnes semaines si tu veux savoir.

  Luke entreprit alors de lui raconter que son frère et Bouda avaient divorcé, ce qui ne parut pas surprendre Silyen, passa sous silence l’interrogatoire d’Armeria Tresco puis lui demanda comment ces derniers jours s’étaient déroulés de son côté.

– Très concluants également, lâcha Silyen en se servant à son tour un verre de jus de pomme. J’ai réfléchi au monde où nous devrions commencer nos recherche. Le Roi Merveilleux a utilisé cette image poétique… Il a dit qu’il en existait autant que d’étoiles dans le ciel, tu te souviens? Alors il s’agit de ne pas nous perdre. J’ai fait quelques tests et il me semble que chaque monde possède une sorte de signature. C’est un ressenti, je n’arrive pas clairement à l’expliquer, mais si tu me donnes un peu plus de détails sur l’univers que tu as vu lorsque tu étais devant la Dernière Porte, à Eilean Dòchais, j’arriverai peut-être à ouvrir la bonne porte. Tu es sûr que le roi y était?

  Luke hocha la tête en se remémorant cette fameuse nuit dans le manoir de Crovan. Dans un état second, il avait passé des heures devant la Dernière Porte, les yeux fixés sur un monde doré, des champs d’herbes ondulantes, une forêt, des montagnes. Il y avait aussi deux faucons en train de se battre.

– Cela pourrait se trouver dans beaucoup de mondes, réfléchit Silyen à voix haute une fois qu’il lui eût raconté ses souvenirs. Tu ne te souviens de rien d’autre?

  Luke secoua la tête.

  Silyen cala son menton entre ses mains.

– Il y a une autre option. Nous pourrions chercher le monde dans lequel il s’est rendu après nous avoir quitté sur la plage de Farr Carr. Je me souviens qu’il était sombre et qu’il dégageait des odeurs indéfinissables.

– Il y a aussi eu une voix .

– Oui. Est-ce que tu as réussi à distinguer quoi que ce soit dans ce monde?

  Luke prit le temps de réfléchir. Mais l’instant avait été fugace. Il se souvenait que son attention s’était surtout focalisée sur une chose: convaincre le Roi Merveilleux de ne pas leur faire oublier leur rencontre. Silyen fronçait les sourcils, fixant la table comme s’il voulait la couper en deux du regard. Même lui dut finalement jeter l’éponge.

Tout cela avait quand même l'air très compliqué, songea Luke, qui lança:

– Tu ne peux pas, je ne sais pas moi... l'appeler?

– Je doute qu'il ait un téléphone portable.

– Pfff. Mais non, avec ton pouvoir!

– Une injonction douée ne marche que lorsque l'Egal est relié à l'autre personne, explique Sil du ton snob que Luke détestait. Tu te souviens du moment où j'ai libéré mes esclaves? J'ai pu les appeler parce qu'ils étaient tous liés à mon domaine, et donc à moi. Bon, commençons par chercher un monde sombre, le choix sera plus réduit. Je ne pense pas que cet univers ait été plongé dans la nuit. Cela semblait être un endroit obscur en permanence.

  Une telle idée défiait l’imagination. Un monde sans soleil. Comment les plantes faisaient-elles pour pousser? A moins qu’il n’y ait pas de plantes? Mais quoi alors? Luke cessa de se poser des question. Il verrait bien quand ils y seraient, si Silyen parvenait à trouver la bonne porte.

  L’Egal leva les bras et un encadrement en bois verni surgit du néant.

  Luke eut des frissons d’appréhension:

– Est-ce qu’on en devrait pas… Je ne sais pas, se préparer au cas où quelque chose sortirait par cette porte? dit-il alors que l’Egal tendait la main vers la poignée.

– C’est déjà fait. Toute cette pièce est protégée, j’ai tissé un bouclier. Cela fonctionne un peu comme les protections des Egaux. Les seigneurs de guerre samouraïs Doués tissaient des sortes de dômes autour de leurs soldats pour les protéger des flèches ennemies.

  Puis prenant une grande inspiration, l’Egal ouvrit la porte.

 C’était bien un monde sombre, mais pas de la façon dont Luke s’y attendait. La porte ouvrait sur… le cosmos. L’espace, piqueté de milliers d’étoiles plus ou moins lointaines. L’impression de vide était vertigineuse. Silyen se hâta de refermer la porte.

– Nous avons la preuve que le bouclier fonctionne, souffla-t-il, l’air un peu secoué. Sinon, nous aurions été aspiré par le vide et nous serions morts en quelques secondes.

– Très rassurant, commenta Luke qui n’en menait pas plus large.

  La deuxième porte ouvrait sur un monde minéral et désertique éclairé par une immense lune qui semblait violette. Silyen la referma à nouveau puis fit apparaître une nouvelle porte. Cette fois, c’étaient des ténèbres si épaisses qu’on n’y voyait rien. C’était comme si quelqu’un avait renversé un immense pot de peinture noire. Une impression d’intense malaise s’empara de Luke et il lui sembla entendre des voix venant de l’intérieur, qui lui sifflaient des phrases indistinctes à l’oreille.

– C’est la bonne? demanda-t-il à Silyen, qui secoua la tête en refermant la porte.

– Non, le monde où le Roi a disparu dégageait une impression accueillante tu te souviens? Et il n’était pas aussi noir que celui-ci.

    Luke acquiesça. Il était soulagé que cet univers ne soit pas le bon, sans vraiment savoir pourquoi.

  La matinée et l’après-midi s’écoulèrent de la même façon. Silyen ouvrait une porte après l’autre, sans qu’ils ne réussissent à trouver le bon monde. Les portes étaient toutes les mêmes, nota très vite Luke: composée de bois clair verni. Elles devaient certainement s’adapter à la personnalité de celui qui les créait car elles ressemblaient beaucoup à celles du nouveau manoir de Farr Carr. Il avait conscience qu’il prenait tout cela beaucoup trop calmement. Il aurait dû au minimum faire une crise de nerf ou être au bord de l’évanouissement. Mais en vérité, le Roi Merveilleux avait déjà préparé le terrain sur la plage de Far Carr. Et le jeune homme avait vu tellement de choses qu’il aurait crues impossibles, ces derniers mois, que ce nouveau prodige ne lui faisait ni chaud ni froid.

  Vers midi, il farfouilla dans le frigo et composa une salade qu’il garnit de maïs et de poulet grillé et agrémenta de quelques épaisses tranches de pain qui lui sembla miraculeusement frais. Qui aurait cru que Silyen s’adapterait aussi facilement à des tâches roturières? Quoiqu’il en soit, l’Egal n’aurait probablement rien mangé de la journée à part à midi si Luke n’avait pas été là, car il semblait littéralement hypnotisés par ses recherches. La seule pause qu’il s’accorda à part à midi furent deux minutes l’après-midi, pour se faire un café. Quant à Luke, il avait l’impression de se trouver dans le chalet du Père Noël, avec une nouvelle surprise à chaque nouvelle porte. Il apprécia particulièrement un monde dont se dégageait une odeur moite et où se découpaient des arbres gigantesques. Des oiseaux géants multicolores volaient d’une branche à l’autre. Il put même apercevoir un nid dans le lointain. Une autre fois, Silyen ouvrit une porte qui donnait sur les abysses d’un océan. Des poissons aux formes monstrueuses y évoluaient, ouvrant des bouches serties de dents effilées et l’un d’eux, probablement attiré par la clarté du salon, s’écrasa contre le montant. Luke eut le temps de voir une bouche immense qui dégageait une puanteur atroce. Ils virent aussi une cité merveilleuse, semblant entourée d’une immense cascade et composée de tours en verres qui tutoyaient les cieux. Luke serait bien allée l’explorer mais il se retint, sachant qu’il fallait rester concentrés sur l’objectif.

  La nuit tomba et Luke tira doucement sur le bras de l’Egal lorsqu’il eut refermé la porte qu’il venait d’ouvrir et le força à s’assoir sur le fauteuil où il lui servit un plat de pâte saupoudré de parmesan.

– Il faudra que tu trouves des toasts une fois, histoire que je puisse te faire goûter ma fameuse spécialité de Millmoor, tenta-t-il.

  Sil ne répondit pas, semblant plongé dans ses pensées et plongeant distraitement une fourchette dans se pâtes.

– Ne t’inquiète pas, on y arrivera demain, poursuivit Luke.

  Cette fois, l’Egal se tourna vers lui:

– J’ai l’impression qu’il manque quelque chose à l’équation. Si nous continuons sur cette voie, nous pouvons encore chercher plusieurs années. J’ai l’impression qu’il existe des millions de mondes obscurs. Et encore, je n’arrive pas toujours à « sentir » quel monde est sombre et quel autre ne l’est pas. Il faut chercher autrement… Récapitulons les indices que nous avons: un monde sombre, des odeurs mystérieuses, une voix inconnue.

– Et si nous partions du Roi? suggéra Luke en parlant très vite, de peur que son idée ne soit ridicule. Est-ce qu’il n’aurait pas laissé une sorte de signature dans les mondes qu’il a traversés? Tu as dit que les mondes en avaient toutes unes, c’est peut-être le cas de certaines personnes aussi.

   Sa proposition ne sembla pas bête du tout:

– Mais oui bien sûr! J’ai pu sentir l’aura de son Don lorsque nous l’avons rencontré sur la plage. Ensuite, il suffira de trouver un monde sombre ou doré. Je t’embrasserais bien pour te féliciter!

  Luke se tortilla mal à l’aise, s’étranglant à moitié avec ses pâtes, se demandant s’il devait répondre quelque chose mais Sil le devança:   

– Ne t’inquiète pas. « J’ai besoin de temps, bla, bla, bla », j’ai bien entendu et je ne compte pas te forcer la main.

  Luke lâcha un sourire.

– Merci.

  L’Egal semblait si survolté par la conclusion à laquelle ils venaient d’aboutir que Luke dut insister pour qu’il dorme un peu avant de rouvrir une quelconque porte. Comment Silyen avait-il fait pour ne pas se tuer à la tâche, jusqu’à aujourd’hui?

  Luke se réveilla en sursaut au milieu de la nuit, couvert de sueur. Il avait l’impression d’avoir entendu un cri puis se rendit compte que c’était lui qui l’avait poussé. Dans son rêve, lui et son père étaient poursuivis par un des énormes monstres des abysses. Mais son père n’avait pas été assez rapide et le monstre l’avait saisi dans sa gueule…

  Soudain, la porte s’ouvrit et la silhouette de Silyen se découpa dans l’encadrement.

– Tout va bien?

  Luke lutta pour ravaler les larmes qui lui montaient aux yeux. Chaque cauchemar lui rappelait que son père s’en était définitivement allé.

– C’était juste un mauvais rêve, répondit-il en détournant les yeux.

  Il pensa que Silyen partirait, mais l’Egal ouvrit la porte et s’assit sur le rebord du lit.

– Encore ces cauchemars?

– Comment tu le sais?

  L’Egal eut un sourire contrit:

– Notre lien. Je l’ai renforcé, ce qui a eu pour conséquence de mieux me faire ressentir tes états d’esprit.

– Tu dois détester ça…

– Au contraire. C’est très intéressant, assura Sil. Tu veux me raconter?

  Luke aurait voulu le chasser mais il n’y arriva pas. Il finit par lui confesser qu’il revivait la perte de son père de toutes les manières possibles, quasiment nuit après nuit, et réussit à ne pas trop en vouloir à l’Egal, qu’il tenait encore vaguement pour responsable. Sil ne dit rien. Il se contenta de lui passer le bras autour des épaules pour l’attirer contre lui. Ils restèrent un moment comme ça sans que rien ne brise le silence, se balançant doucement sur place.

– Je ne suis pas doué pour réconforter, s’excusa Silyen dont le visage se découpait en clair obscur devant la porte entrebâillée.

  Luke essaya de sourire, sans succès.

– ça t’es déjà arrivé? De consoler quelqu’un?

– Pas vraiment.

  Ses mains s’illuminèrent, scintillantes de Don. Il poursuivit:

– Par contre, je peux te tranquilliser l’esprit pour cette nuit si tu le désires.

  Luke secoua la tête dans le noir. Il était assez fort pour ne pas se laisser démoraliser par ses propres cauchemars, il n’avait pas besoin d’artifice pour l’aider. – Alors Silyen modela un petit bateau avec des étincelles de Don, qu’il envoya voguer dans la chambre, telle une luciole.

  Cela amena un peu de chaleur à Luke qui suivi l’embarcations des yeux, fasciné. L’Egal n’était peut-être pas très doué pour réconforter avec des mots mais ses actions valaient autant que des phrases.

– Sil… commença Luke, toujours blotti contre le jeune homme.

– Oui?

– Tu n’as jamais fait des cauchemars? Ou simplement été triste?

  Il entendit un soupir.

– C’est à ce moment là que je suis censé te sortir une réplique cinglante. Tu es très curieux, Hadley.

– Sauf que tu ne le feras pas.

  Nouveau soupir.

– Tu es décidément très pénible dans ton genre. Je fais des cauchemars, comme tout le monde, mais je les juge ensuite comme tels: de simples émanations de mon esprit, inoffensives. Je n’en ai jamais fait tout un fromage. Je veux dire, nous sommes différents toi et moi. Tu prends tout beaucoup trop à coeur. Tu ne te rends pas compte à quel point les émotions peuvent être fatigantes. Quand je te vois, j’ai l’impression que c’est un emploi à plein temps, sans parler de ton obsession à sauver tout le monde. Quant à ta deuxième question… J’essaie de ne pas être en contact avec mes émotions et la plupart du temps, j’y arrive. – – – Seul le Don et la recherche m’intéressent vraiment.

  Un tel discours rebutait Luke. Il ne voyait pas comment il pouvait être attiré par un tel, un tel… Puis soudain, il tendit la main, la passa dans les boucles de Silyen, caressa sa joue, son nez, ses lèvres avec douceur et sentit l’Egal inspirer brusquement.

– Et ça? dit-il à voix très basse. Je ne pense que ce soit le Don ou la recherche.

  Silyen, qui avait fermé les yeux de plaisir, comme un chat, les rouvrit d’un coup.

  De longues secondes s’écoulèrent.

  Des éclats d’incertitude voilèrent son regard. Il parut sur le point de vouloir dire quelque chose avant de refermer la bouche.

  Content de sa petite victoire, Luke se redressa. Il se rendit soudain compte que Silyen n’avait pas vraiment répondu à sa question.

– Tu n’as jamais été triste de toute ta vie? insista-t-il.

– Le prétendre serait exagéré, admit Silyen. J’ai été triste comme tous les enfants, bien sûr. Puis j’ai mûri. (Il hésita.) Quoique la mort de Jenner a été dure à encaisser. Je n’ai jamais vraiment été proche de lui mais le perdre m’a tout de même fait… quelque chose. Il ne méritait pas de mourir de cette façon, tu comprends? Il était sans défense.

– Je suis désolé, souffla Luke.

– Tu n’as pas à l’être. Tu as simplement posé une question et j’ai choisi d’y répondre.

  Luke s’adossa à son coussin, suivit un moment les évolutions du bateau de Don, qui lui effleura l’épaule, puis il regarda Sil et tendit la main pour lui effleurer la mâchoire, comme ce dernier l’avait fait dans le couloir de l’antre d’Astrid.

– Toutes les émotions ne sont pas mauvaises tu sais. C’est ce qui permet de se sentir vraiment en vie. Et je pense que tu as un sens moral, même si tu essaies de le cacher… Je l’ai vu, quand tu m’as parlé de ta mère ou de Jenner.

  Il avait si désespérément envie que l’Egal comprenne. Ce dernier pouvait se montrer attachant mais parfois, il reprenait son masque de Jardine, froid et détaché. Luke ne pensait pas qu’il soit fondamentalement cruel, comme son père ou Bouda l’avaient été. Il ne semblait simplement pas s’apercevoir des conséquences humaines que ses actes pouvaient avoir. Le fait qu’il l’ait livré à Crovan en échange d’un siège à la Maison de la Lumière le prouvait. Mais il était en train de changer, Luke en était persuadé.

  Silyen finit par poser une main sur la sienne.

– Ah Luke, finit-il par répondre. Tu es une énigme que je n’arrive pas à résoudre.

  Son regard devint si intense que Luke commença à se perdre dans ses pupilles dorées. Des ondes électriques lui remontèrent soudain le long de la colonne vertébrale. Avant de comprendre ce qu’il faisait, il attira Silyen vers lui et plaqua ses lèvres contre les siennes. L’Egal répondit au baiser, passant les bras derrière sa nuque. Il chercha la langue de Luke, la trouva et la caressa doucement. Le baiser s’intensifia encore, s’éternisa.

  Puis soudain, Luke rompit l’étreinte.

– Désolé, je ne sais pas ce qu’il m’a pris, s’excusa-t-il, la bouche encore frémissante.

  Sil avait l’air troublé. Son regard était incertain.

– Ne sois pas ridicule, répliqua-t-il.

  Il se leva comme pour s’en aller.

  Luke serra les poings car il sentait qu’il allait dire une énorme bêtise mais les mots sortirent tout seuls de sa bouche.

– Tu veux rester?

  Il fut soulagé que la pénombre cache le teint rouge soutenu que venaient de prendre ses joues. Il précisa très vite:

– Pour dormir, je veux dire? Si tu ne préfères pas, je comprendrais tout à fait.

  Voilà, il allait se prendre une honte monumentale. Qu’est-ce qui lui avait pris? Le baiser et puis maintenant ça? Mais il connaissait bien sûr la réponse. Avec Silyen, il se sentait en sécurité. Et la simple idée de se retrouver à nouveau seul dans sa chambre le hérissait, désormais.

  Le bateau volant se figea sur place.

– Tu es sûr que ça ne te dérange pas? demanda Silyen d’un ton prudent.

  « Oublie ça, je n’ai rien dit », voulut répondre Luke, mais rien ne sortit de sa bouche.

  Silyen revint sur ses pas, souleva la couverture tandis que Luke se décalait pour lui faire de la place. Il était un peu gêné et bénit encore une fois la pénombre ambiante. Mais l’Egal ne semblait pas vraiment en mener plus large. Il resta d’abord tout raide dans son coin de lit et faisant mine de chercher le sommeil. Mais après s’être tourné au moins dix fois dans tous les sens, il finit par se rapprocher de Luke et l’attira contre lui.

– ça va mieux? souffla-t-il.

   Le jeune homme était bien en peine de répondre. Il était comme paralysé. Le simple contact de Silyen, étendu contre lui dans le noir, déclenchait des ondes de chaleur dans tout son corps. Il sentait le souffle tiède de l’Egal sur sa nuque, la chaleur de son torse contre son dos. Quel idiot il faisait! Son idée était décidément une des pires qu’il ait jamais eues. Penser que la présence de l’Egal allait l’apaiser? Et puis quoi encore? Elle l’électrisait! Il n’était certes pas prêt de revivre un cauchemar, mais n’allait pas trouver le sommeil de si tôt. Le pire, c’était qu’il ne savait pas vraiment ce qui lui arrivait. Il laissa échapper un souffle tremblant. Devait-il demander à Sil de s’en aller? Il aurait l’air encore plus ridicule.

  Il resta immobile un temps indéfinissable.

  L’Egal résolut finalement le problème en insufflant une vague d’apaisement à Luke à travers le Don, qui calma aussitôt ses tremblements et le plongea dans une sorte de torpeur.

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