Entre les mondes
Silyen grommela mentalement. Une clarté aveuglante voulait l’empêcher de continuer à dormir. Avait-il oublié de fermer les rideaux? Il ouvrit les yeux d’un coup. Il n’oubliait jamais les rideaux.
Effectivement, il n’était pas dans sa chambre de Far Carr mais dans un endroit inconnu. Il y avait un mur blanc, une épaisse moquette nacrée, une fenêtre qui donnait sur la mer - d’où cette lumière exaspérante. Sil tourna la tête et vit un lit à côté du sien, d’où dépassait une tête blonde familière. Oh, ça lui revenait maintenant: la quête que Luke l’avait obligé à mener à travers la Grande Bretagne et son propre épuisement, au moment où il avait voulu rentrer à Farr Carr. Hé bien, il se sentait effectivement en meilleure forme aujourd’hui. Il fronça soudain les sourcils en voyant ses chaussettes, ne se rappelant pas d’avoir enlevé ses baskets. Luke devait s’en être chargé. Ce brave Luke Hadley, toujours prêt prendre soin des autres. Sil devait admettre qu’il était content de l’avoir retrouvé. Il n’avait pas du tout aimé l’angoisse qu’il l’avait étreint lorsqu’il ne l’avait pas trouvé chez Griffith, et à vrai dire, c’était le fait d’éprouver une telle émotion qui l’avait dérangé au plus haut point. Il était en train de s’étirer lorsque le jeune homme se réveilla en sursaut et se redressa sur son lit.
– Qu’est-ce qu’il se passe? lança-t-il, apparemment réveillé en plein rêve.
Puis il se tut lorsqu’il avisa Silyen et le regard insistant qu’il posait sur lui. Il était torse nu. Rougissant, le jeune homme se précipita sur la chemise qu’il boutonna rapidement pour se donner une contenance.
– Quel dommage, tu n’étais pas obligé, tu sais.
– Dans tes rêves! lança Luke, qui n’avait apparemment pas perdu son mordant.
Il s’ébroua, s’étira à son tour et cligna plusieurs fois des yeux.
– Tu as bien dormi? Tu vas mieux?
– Oui aux deux questions. Je pense qu’on peut y aller maintenant.
Mais il ne fit pas mine de bouger, attendant que Luke se lève. Le jeune homme comprit assez vite pourquoi. Sil voulait admirer son boxer. L’Egal rit de l’embarras du jeune homme. Il adorait le mettre mal à l’aise, c’était tout aussi amusant que d’énerver Gavar. Et il aimait ce rouge qui lui montait à chaque fois aux joues: ce garçon était si émotif. Sil lança les deux jambes du côté du lit:
– Du café! clama-t-il.
La serveuse du restaurant de l’hôtel ne fit aucun commentaire à sa vue et lui amena une tasse de café qui lui sembla passable. Apparemment, son petit « truc » de la veille continuait à fonctionner. Il se demanda jusqu’où allait son nouveau Don. Réunissait-il les facultés de tous les Dons qu’il avait absorbé ou leur combinaison pouvait lui donner accès à des capacités qu’aucun Doué n’avait jamais eues - le Roi Merveilleux excepté? Sil n’avait jamais entendu parler d’un Egal qui parvenait à changer d’apparence. Par contre, au cours des nombreuses heures passées dans la bibliothèque familiale de Kyneston et dans celle de l’Orpen Mote du souvenir, il avait lu qu’un Egal avait autrefois eu ce pouvoir. Deux hypothèses étaient donc possible: soit l’alliage des Dons lui avait donné cette faculté, soit elle avait été possédée par un Doué qui l’ignorait ou qui n’en avait jamais parlé. Fébrile, l’esprit de Sil sauta d’un idée à l’autre: il pouvait essayer d’exercer toutes les formes de pouvoir dont il avait connaissance, en espérant qu’il sache à chaque fois comment s’y prendre à l’instinct, puis il pourrait essayer d’inventer de nouvelle formes d’exercice du Don. Il devait certainement pouvoir y arriver… Il suffisait juste d’un peu d’imagination…
– Tu as l’air d’une cafetière en ébullition.
Sil releva la tête. Il avait oublié la présence de Luke, qui s’était assis en face de lui et dégustait un café accompagné d’un oeuf brouillé.
– Je réfléchis aux innombrables possibilités que m’offre mon nouveau Don.
Silyen hésita à parler de ses idées à ce sujet puis jugea que ce ne serait qu’un charabia barbant pour Luke, qui semblait ailleurs ce matin. Le jeune homme évitait son regard et piquait distraitement ses oeufs du bout de la fourchette. Sil prit le temps de l’observer, de l’observer vraiment. Ses cheveux d’un blond toujours aussi exaspérant, se mâchoire volontaire, son nez droit, ses lèvres et l’aura de sympathie et de droiture qu’il dégageait. L’Egal se demandait si Luke savait à quel point il était charismatique. A Millmoor, il aurait pu prendre la relève de ce pauvre Meylir sans problème s’il n’avait pas été emmené à Kyneston, des mois plus tôt.
Restait que sa poitrine se soulevait à un rythme accéléré, signe qu’il était agité:
– Qu’est-ce qu’il t'arrive? finit-il par l’interroger.
Luke ne releva pas les yeux.
– Rien. J’aurais juste voulu pouvoir voir les membres du Club.
– Hmmm… Est-ce qu’on peut en discuter à Far Carr? Mais tu n’es pas mon prisonnier tu sais, tu es libre d’aller où tu veux.
Luke ne répondit rien et finit de boire son café. Il accompagna Sil pour régler la note - le jeune Egal insista pour qu’ils utilisent son argent - puis ils se tapirent dans un coin de rue désert à proximité.
– Tu es prêt? demanda Silyen.
Luke hocha la tête. Vérifiant qu’il n’y avait aucun témoins grâce à ses sens Doués, Sil créa une porte en clin-d’oeil, ce qui lui fit paraître d’autant plus risible son épuisement de la veille, et le manoir de Farr Carr se dessina derrière.
C’était bon de se retrouver à nouveau à la maison. Silyen était surpris de s’être tant attaché au domaine du vieux Rix. Probablement parce que c’était à cet endroit que ses recherches avaient connu un tournant décisif. Il franchit la porte avec Luke, la fit disparaître puis avança en direction du manoir, mais s’aperçut que le jeune homme ne suivait pas.
– Tu n’as pas peur que quelqu’un ne remarque que le Don protège toujours Far Carr, alors qu’il est censé avoir disparu de tous le pays? lança le jeune homme. Le domaine a dû revenir à ce Faiers, maintenant. Il va sûrement faire le tour du propriétaire et remarquera forcément cette anomalie…
Sil sourit malicieusement. Il avait bien sûr pensé à ce petit détail à la minute même où le Don l’avait fait revenir à la vie.
– Bonne déduction Luke. C’est pourquoi j’ai fait oublier Far Carr à l’ensemble de la Grande-Bretagne et pour faire bonne mesure, ai dissimulé l’usage du Don sur le mur, au cas où un Doué étranger viendrait un jour ici.
Luke semblait avoir reçu un choc sur la tête.
– Tu as fais quoi?
– Je viens de te le dire. Et ce n’était pas si compliqué, c’était comme renforcer le mur de Far Carr mais à plus large échelle. Je dois dire que les explications du Roi Merveilleux sur son propre Oubli m’ont aidé. Il m’a suffit de nouer une corde de Don le long de toute notre bonne vieille île.
– Mais tu es inconscient ou quoi? répliqua Luke, d’un air horrifié. Tu aurais pu te tuer! Je comprends mieux pourquoi tu semblais au bout du rouleau hier. Et comment aurais-tu pu faire le tour de la Grande-Bretagne en seulement deux semaines?
– Comme ça.
Silyen parti comme une fusée, heureux de laisser le Don le propulser à pleine vitesse et atteignit en trois secondes la plage de Far Carr, à l’autre bout du domaine, avant de revenir. Il n’était même pas essoufflé. Ses sens, sa force et sa rapidité, déjà très développés lorsqu’il avaient son Don originel, étaient devenus exceptionnels.
Luke avait définitivement l’air d’avoir perdu sa voix. C’était compréhensible. Silyen le prit par les épaules et l’amena au manoir, expliquant qu’il avait procédé à quelques petits aménagement et qu’il avait bien sûr récupéré une part de l’héritage familial, qu’il avait fait oublier en même temps que Farr Carr et que quelques-unes des propriétés des Jardine dans le monde.
Mais Luke cogitait sur tout autre chose. Il se tourna brusquement vers lui alors qu’ils montaient les escaliers de la monumentale entrée du manoir:
– Pourquoi n’as-tu pas simplement abandonné Far Carr? Tu aurais pu choisir n’importe quel autre endroit hors de Grande-Bretagne, là où il y a encore le Don.
Sil haussa les épaules.
– Je suppose que je m’y suis attaché. Et la Grande-Bretagne reste mon pays, je veux y avoir un pied-à-terre, un lieu auquel me raccrocher. J’ai hésité à faire oublier mon existence, comme le Roi Merveilleux, mais je crois que je n’y suis pas encore prêt.
– Et tu ne tiens pas à ce que ta mère t’oublie, même si elle te croit mort.
ça, Sil ne l’avait pas vu venir. Il ne répondit rien et ouvrit les portes du manoir.
– Bienvenue dans le nouveau Far Carr! clama-t-il.
Il vit avec plaisir Luke écarquiller les yeux. L’intérieur du Manoir, auparavant sombre, humide et poussiéreux, était devenu propre et lumineux. La lumière du matin se déversait à flot par de grandes fenêtres et des d’épais tapis recouvrait les dalles froides du hall. Au premier étage, dans une grande pièce se trouvait une bibliothèque dont Luke ne se souvenait pas, remplie à raz-bord de livres avec de confortables fauteuils éparpillés un peu partout. Le vieux parquet fatigué avait laissé place à de belles planches de bois clair et ciré qui étincelaient à la lumière.
– J’ai rapatriés quelques livres de Kyneston, en les incluant bien sûr dans l’Oubli. Et j’ai remis toutes les pièces au goût du jour. Certaines devraient te plaire: figure-toi que ce vieux cachottier de Rix s’était fait installer une piscine intérieure et un jacuzzi, expliqua l’Egal en prenant Luke par le bras en l’entraînant à l’étage, dans le salon, qui était maintenant prolongé par une baie vitrée donnant sur une terrasse.
Luke sorti et admira la mer du Nord qui scintillait au loin d’un éclat sombre. Une passerelle semblant faite en cristal reliait la terrasse à un arbre, dans lequel une petite cabane en bois était apparue. De retour dans le salon, il remarqua que la cheminée condamné avait été réparée et semblait à nouveau fonctionnelle. Il y avait aussi une fontaine intérieure avec d’étonnants jets d’eau qui retombaient en volutes et rafraîchissaient agréablement la pièce, ainsi que de nombreuses plantes.
– J’ai toujours eu un penchant pour l'architecture, poursuivit Silyen. Tu veux voir le reste?
– Oh, euh, je commencerai par prendre un verre d’eau, souffla Luke qui semblait avoir du mal à se remettre de tout ce qu’il voyait.
– Bien sûr, quel hôte je fais, répondit Silyen en l’invitant galamment à prendre place sur un des fauteuils.
Luke regardait d’un oeil intrigué l’escalier en verre et la cabane. Puis il accepta un verre d’eau et le reposa sans le porter à ses lèvres.
– Tu as eu le temps de faire tout ça? En plus de l’Oubli?
Sil eut un sourire ironique:
– Comme je te l’ai dit, j’ai horreur de l’ennui.
Il espérait presque la question « comment ça marche » arriverait mais Luke restait silencieux, gardant la tête baissée comme ce matin à l’auberge. C’était étrange, si l’on comparait à la façon dont ils s’étaient quittés il y a deux semaines. Sil essaya de détendre l’atmosphère en demandant à Luke comment s’était passé son séjour familial. Il comprit son erreur lorsque le jeune homme perdit toute couleur.
– Quelque chose n’est pas allé? demanda bêtement Sil en se maudissant instantanément. Il détestait énoncer des évidences.
Le silence s’installa à nouveau. Luke se leva, se dirigea vers la baie vitrée, où il scruta longuement la mer du Nord. Ses épaules se contractèrent.
– Mon père est mort, finit-il par lâcher d’une voix étranglée. Tué sur ordre de ton père pour décourager la révolte des roturiers et faire passer les rebelle pour des brutes sanguinaires. On l’a fait sortir de la prison de Fullthorpe puis on l’a amené dans un champ avec d’autres prisonniers et là… ils se sont tous fait descendre comme des lapins.
Silyen eut soudain très froid.
Perdre son père ne lui avait pas fait grand chose. Il en avait peut être même ressenti du soulagement mais pour quelqu’un attaché aux siens comme Luke, il imaginait à quel point le choc pouvait être grand. Le jeune homme semblait avoir la plus grande des peine à retenir ses larmes et Sil se sentait complètement perdu. Que convenait-il de faire dans ces cas-là? Jenner l’aurait su, lui qui avait toujours été très à l’aise avec les autres. Il aurait sans doute trouvé quelques grandes paroles et fait l’éloge du défunt. Mais Sil n’était pas doué avec ces choses là.
– Je suis désolé… souffla-t-il.
Il ne s’attendait absolument pas à l’explosion qui eu lieu ensuite. Apparemment, ses paroles avaient eu le mystérieux effet d’être la goutte faisant déborder le vase. Il avait à peine fait un pas en direction de Luke que le jeune homme reculait brusquement, comme s’il était devenu venimeux. Toute trace de chagrin avait disparu, laissant la place à un masque de colère. Il lui cracha à la figure:
– Si tu ne m’avais pas retenu à Farr Carr, j’aurais peut-être pu le sauver!
Ah. Nous y voilà, songea Silyen, qui se doutait que ce long épisode de Far Carr allait lui retomber dessus un jour ou l’autre. Luke n’avait pas passé un jour sans l’inciter à sauver sa soeur, la fille du Roi Merveilleux, partir à gauche et à droite. Sa colère était impressionnante, devait reconnaître Sil. Jamais il ne l’avait vu dans un tel état d’énervement. Bon, peut-être fallait-il se comporter comme avec un cheval. En y allant doucement.
– Luke, si j’avais su…
Cela ne fit qu’empirer les choses. Luke sembla prendre ce bout de phrase comme une insulte personnelle.
– Si tu avais su quoi? siffla-t-il. Rien n’aurait changé! Tu avais besoin de moi pour retrouver le Roi Merveilleux, point barre. Tu ne m’aurais pas laissé m’en aller! La libération des esclaves du domaine, la reconnaissance du Portail et le blabla sur lequel nous étions libres de partir Chien et moi, c’était de la poudre aux yeux pour que je te fasse confiance. Tu as toujours été occupé par ton nombril et le Don. Tu ne remarques même pas ce que qui se passe autour de toi! Tu n’as jamais su ce que c’était de souffrir!!!
A ces mots, la voix de Luke se brisa et le chagrin qu’il tentait de retenir le submergea d’un coup. Ses larmes débordèrent et il se tourna, probablement peu désireux que Silyen voie à quel point tout cela l’affectait.
Il y eut un long silence, que l’on aurait pu couper en morceaux tant il était épais. Seul les glougloutement de la fontaine intérieure venaient troubler l’air. Luke respirait pas à coup, tentant de se reprendre.
Silyen expira, ébranlé.
Il savait que lorsqu’une situation semblait insoluble, comme dans plusieurs de ses recherches, la meilleure idée était de changer de perspective.
– A t’entendre, tu ne veux vraiment plus rien avoir à faire avec moi. Alors je te le demande, Luke. Pourquoi avoir accepté de revenir à Far Carr?
– Parce que je te l’avais promis. Et aussi parce que je compte bien retrouver Coira en explorant les autres mondes. (Sil était certain que le jeune homme avait dit cela pour le blesser et il était au regret de dire qu’il avait réussi.) Et aussi pour essayer de te mettre en face de tes erreurs. Tu dois comprendre que tu n’es pas aussi parfait que tu le crois!
Cette fois, Silyen se sentit piqué au vif. Il explosa à son tour. Ce fut une telle surprise pour lui qu’il écouta ses paroles comme si elles étaient prononcées par quelqu’un d’autre.
– Tu crois que je pense être parfait? siffla-t-il. Tu crois que ça m’a plus d’avoir un père nommé Whittam Jardine? Les meilleurs souvenirs que j’ai sont liés à l’Orpen Mote du souvenir, à des lectures ou à des expériences!
– Ah oui? hurla Luke, hors de lui. Eh bien tu aurais mieux fait de sortir de ton cocon pour te rendre compte de la réalité des choses! Tu ne sais même pas combien de roturiers sont morts à cause des Egaux! Tu n’as jamais mis un pied à Millmoor! Et tu n’as pas hésité à me laisser entre les griffes de Crovan!
– Je t’ai déjà dit que j’étais désolé! Qu’est-ce que tu veux que je fasse de plus!? rugit Silyen.
Puis il s’interrompit.
Luke était blanc comme un linge.
Il ouvrit la bouche, la referma.
Puis il lui tourna le dos en respirant par à coup.
Silyen n’avait pas l’impression de valoir mieux, encore étourdi par la colère. Bon sang, ce garçon était vraiment capable de lui faire perdre le contrôle. Il ne s’était jamais mis dans une fureur pareille, aussi longtemps qu’il s’en souvienne, même quand Gavar avait piétiné son jouet préféré « pour lui apprendre la vie ». Il sentit soudain sa colère refluer et une immense lassitude l’envahit. Il avait sa réponse: il se doutait que s’attacher à Luke Hadley était une mauvaise idée et il en avait désormais la preuve.
– Je ne veux plus de disputes, lâcha-t-il en tâchant de contrôler sa voix. Si tu veux t’en aller, vas-y. Je vais t’ouvrir une porte et tu vas pouvoir rejoindre ta famille, tes amis et la vie que tu aurais dû mener. Je pense que le fait d’être considéré comme un héros ne gâchera rien. Ou tu préfères peut-être Highwithel…
Joignant le geste à la parole, il ouvrit une porte dans le vide, où se dessinait une plage léchée par la mer et au-dessus, construit au sommet d’une colline, un immense château aux innombrable tourelles. La demeure des Tresco. Un air salin fit voleter ses cheveux.
Il se sentait vidé. Les émotions étaient décidément épuisantes. Il envisagea un instant de fermer la porte et d’envoûter Luke avec le Don pour le plier à ses moindres désirs. Un instant seulement. Il n’était pas son père.
Mais Luke resta sur place.
Sa poitrine se soulevait toujours violemment et il ne regardait toujours pas Sil. Il jeta un oeil par la porte, regarda à nouveau le sol. Il serrait tellement les poings que les jointures devinrent blanches. Puis il tourna les talons et sortit.
– Où vas-tu?
Luke ne répondit pas.
Sil hésita un moment à lui courir après puis pensa que le jeune homme avait peut-être besoin de rester seul.
Le reste de la journée passa lentement. Luke ne revenait pas, alors Sil se lança dans de nouvelles expériences. Il décida d’explorer sa maîtrise des éléments et se rendit sur la plage, là où Luke et lui avaient rencontré le Roi Merveilleux. Il fit venir la mer à lui puis tenta de l’enrouler sur elle-même, comme l’armée de femmes l’avaient fait pour repousser la flotte de Napoléon, lors du naufrage de Gorregan, mais le contrôle lui échappa et l’eau retomba avec fracas sur la grève. Il réessaya sans plus de succès. Bon, il devait se douter qu’il n’y arriverait pas instantanément. S’il avait pu réaliser l’Oubli entourant l’Angleterre, c’est parce qu’il avait déjà eu une expérience semblable à Far Carr. Là, il partait de zéro. Il n’avait jamais été un Elémental, comme Bouda, et sa maîtrise dans le domaine se limitait à faire apparaître des flammes ou à réchauffer l’eau de son café d’un claquement de doigts lorsqu’il la trouvait trop froide. Mais il eut beau essayer tout l’après-midi, il n’y arriva pas. L’eau semblait prendre un malin plaisir à lui échapper lorsqu’il croyait être sur le point de réussi à l’enrouler. Et à son grand dam, à ce moment-là, des échos de sa dispute avec Luke lui revenaient en tête.
– Très bien, finit-il par dire à haute voix.
Son esprit devait encore être parasité par cette explication vigoureuse de tout à l’heure. Il fallait l’analyser et s’en débarrasser, s’il ne voulait pas rester bloqué comme cet après-midi. Autant considérer cette situation comme une intéressante énigme, à laquelle Sil n’avait jamais été confronté, puisqu’elle faisait intervenir ses propres émotions. Il existait forcément une clé pour la résoudre. Il revint au manoir et se rendit dans une grande pièce à l’étage, où il avait créé de grandes vitres semblables à des ogives et recouvert le sol de catelles claires. Son piano à queue, lui aussi « emprunté » à Kyneston trônait là, mais Sil empoigna plutôt son violon, savourant le contact de ses doigts sur les cordes et l’archet, puis en tira les premiers accords de la Suite n° 2 en si mineur de Bach.
Luke lui avait reproché son égoïsme.
S’il avait su que le père du jeune homme était en danger, Silyen aurait-il essayé de le secourir avant de revenir à Farr Carr? Il devait reconnaître que non. Il y avait eu une part de vérité dans ce que Luke lui avait reproché: il avait effectivement eu besoin de lui pour retrouver le Roi Merveilleux et il n’aurait certainement pas interrompu les recherches les plus importantes qu’il ait jamais accomplies pour un sauvetage, qui aurait peut-être mal tourné.
Si l’on analysait rationnellement les faits, c’était précisément cet état d’esprit qui avait mis Luke en fureur. Sil soupira. Il aurait souhaité que jeune homme puisse réaliser l’importance du Don. De plus, il était de mauvaise foi car n’était-ce pas le sacrifice de Sil qui avait mis fin au régime des siens? L’Egal avait vraiment de la peine à comprendre cet attachement familial même s’il concevait que le jeune homme était bouleversé. Il pensa à Jenner. Sa perte l’avait affecté, certes, mais avait-il fait une telle crise de nerf? Non. Il s’était contenu et s’était dit qu’il allait le pleurer plus tard, dans l’intimité, ce qu’il avait fait lorsqu’il s’était réveillé dans le caveau. Mais si les rôles avaient été inversés, s’il était né roturier et si c’était sa mère à lui, Thalia qu’il avait perdu? N’aurait-il pas réagi comme Luke?
Oui, Sil était convaincu d’être sur la bonne piste. S’il essayait de se mettre à la place de Luke, c’était peut-être le début d’un terrain d’entente. Car quoiqu’il en ait dit, l’Egal n’était pas vraiment prêt à renoncer au jeune homme. Il songea à leur baiser dans le couloir. Il avait espéré que Luke répondrait sans en avoir la certitude, le sentir l’attirer contre lui n’avait pas eu de prix.
Certes Luke était têtu, mais il allait voir qu’une Jardine l’était encore plus.
C’est revigoré que Silyen revint au salon principal, où il trouva Luke en train d’inspecter le contenu du frigo. Il en sortit une pizza qu’il commença à déballer. L’Egal tenta de dégeler l’atmosphère.
– J’ai fais attention à bien le remplir car mourir de faim serait vraiment une fin consternante pour un aussi grand travailleur du Don que moi. D’ailleurs, faire du shopping alimentaire sur une île des Caraïbes s’est révélé être une expérience follement amusante, je me demande comment j'ai pu vivre sans durant tant d’années, commenta Silyen.
Voyant que Luke n’avait pas souri à la blague, il enchaîna:
– Par contre, si je t’ai fait venir, c’est aussi pour que tu me montres comment fonctionne un four, sinon je crains que nous ne devions nous contenter de pizza congelée ce soir.
Cette fois, les coins de la bouche de Luke tressaillirent et il lui montra comment en tournait les boutons du four:
– 200° est une bonne température je pense. L’important, c’est de laisser préchauffer jusqu’à ce que cette lumière, là, s’éteigne, ce qui veut dire que chaleur voulue a été atteinte. Tu enfournes ensuite la pizza.
Silyen ne fit aucun commentaire. Il avait le ventre qui gargouillait alors il prit quelques biscuits apéro et une bouteille de vin blanc.
– Un petit verre pour fêter ton non-départ?
– Je n’ai jamais dit que je ne partais! protesta immédiatement Luke.
Silyen ne fit aucun commentaire. Il se contenta d’observer Luke jusqu’à ce que celui-ci détourne le regard, mal à l’aise, et accepte le verre. Le jeune homme s’assit en tailleur sur un canapé du salon, resserrant les pans de son blouson autour de lui. Il tressaillit lorsque Sil fit apparaître un feu ronflant dans la cheminée.
– Gavar et père s’y connaissaient mieux que moi en vin. Mais je pense qu’un Châteaubriant 1969 est plutôt une bonne cuvée. Hmm, oui, délicieux. Où étais-tu cet après-midi?
Luke releva ses yeux bleus vers lui et Sil aurait pu se perdre dedans. Il s’efforça de ralentir son coeur, qui semblait déterminé à s’emballer.
– Dans la forêt. J’avais besoin de réfléchir.
– Et…? demanda prudemment Sil.
– J’ai besoin de mettre certaines choses au point.
Silyen hocha la tête. Une conversation entre gentlemen semblait s’engager, ce qui semblait être plutôt bon signe. Il s’assit à son tour en tailleur, croqua dans un biscuit apéro et cala son menton sous ses mains croisées.
– Je t’écoute.
– Eh bien… Si je reste, et j’insiste sur le « si », j’aurais quand même besoin d’aller régulièrement voir ma famille et mes amis du Club à Highwithel, je ne veux pas reproduire la même… erreur que la dernière fois que j’étais ici.
Cela semblait raisonnable. D’autant plus qu’il ne pouvait pas trahir l’existence de Silyen.
– Je n’y vois pas de problème si je peux t’expliquer les mesures à appliquer pour ta propre sécurité.
– Bon, je suppose que ça veut dire que tu es d’accord.
– Je suppose que tu as raison.
Luke leva les yeux au ciel.
– D’autres requêtes? demanda Silyen.
– Oui, si nous allons explorer les mondes, j’aimerais que nous essayions de retrouver Coira. Après tout, nous n’avons aucune garantie que son père ait réussi à la localiser et je pense que deux personnes de plus lancées à sa recherche ne seraient pas de trop. Elle est peut-être en danger.
Aïe. Luke avait touché dans le mille. Il aurait pu mettre un uppercut à Silyen que le résultat aurait été le même.
– Dis-moi, à quel point tiens-tu à cette Coira? demanda l’Egal avec humeur. Qu’est-ce que tu comptes faire si nous la retrouvons? Me remercier pour l’assistance technique et t’en aller avec elle pour fonder une joyeuse petite famille?
– Quoi? Qu’est-ce que tu racontes? Tu ne tiens pas l’alcool ou quoi? Coira est une amie, Silyen. Une amie!
– Une amie dont tu n’arrêtes pas de parler au cas où tu n’aurais pas remarqué.
Luke rit sèchement:
– Ce n’est pas parce que tu n’as pas d’amis que tu as le droit de me reprocher d’en avoir.
Silyen faillit s’emporter mais il se retint. Luke était en train de devenir redoutable dans l’art de le mettre en colère.
– Ce n’est pas un traité de paix avec des clauses et des conditions que nous allons signer Luke. Je veux simplement que nous soyons sur la même longueur d’onde pour éviter de nous disputer.
– Tout s’obtient par la négociation avec toi.
– Non, souffla Sil. Certaines choses, pas.
– Quoi par exemple? Et pourquoi est-ce que tu réagis ainsi à chaque fois que je mentionne Coira? Elle ne t’a rien fait! C’est même la personne la plus gentille que je connaisse!
Silyen en aurait rit d’incrédulité s’il avait été d’humeur. N’était-ce pas évident? D’ailleurs, Luke finit par comprendre:
– Tu es jaloux! s’exclama-t-il. C’est ça? Admets-le.
Cette fois, ce fut au tour de l’Egal de détourner les yeux. Mais maintenant que Luke le tenait, il n’allait pas le lâcher:
– Et pourquoi est-ce que tu veux absolument que je te suive dans les mondes? Je n’ai pas de Don, je ne serais qu’un poids mort pour toi.
C’en était trop.
– Je crois que tu te sous-estime Luke, siffla Silyen. Crois-tu que j’aurais pu capter tous les Dons de Grande-Bretagne sans toi? Je te rappelle que c’était aussi toi qui a fait le lien entre le mur dans nos esprits et l’Oubli du Roi Merveilleux.
– Très bien, admit le jeune homme, dont les yeux étincelaient à la lueur des flammes. Mais qu’est-ce qui me garantit que tu n’es pas en train de jouer avec moi comme un chat avec une souris et que tu m’abandonneras quand tu seras lassé? Un jour, tu m’as comparé à un insecte pris dans une toile d’araignée, si je me souviens bien. Ou si ça se trouve, tu es en train de me manipuler avec le Don pour me faire rester! Je sais très bien comment ça marche! A Eilan Dòchais, Crovan me forçait à obéir sans même que j’en aie conscience!
Sil ferma les yeux, consterné.
L’image de la toile d’araignée avait été malheureuse. Mais à l’époque, il estimait que Luke n’était qu’un roturier parmi les autres, certes séduisant, mais désespérément empêtré dans ses grandes idées de liberté. Puis il y avait eu Rix, Eilean Dòchais, Farr Carr, et tout avait changé.
A la dernière phrase du jeune homme, il releva brusquement la tête:
– Comment peux-tu m’accuser de te manipuler? Je ne me servirai jamais du Don à des fins pareilles. Je t’ai déjà dit que je condamnais les pratiques honteuses de Père et de Crovan. Et si je te contrôlais avec le Don, crois-tu que tu serais assis sur ce fauteuil à me reprocher des choses?
L’argument parut porter.
– Quant à ta première supposition. Si je dois vraiment être sincère avec toi… (Et Silyen en avait la conviction. Il fallait qu’il fasse un pas en direction de Luke s’il espérait être lui aussi compris), j’ai toujours vécu seul. Je n’ai jamais eu besoin de qui que ce soit, à part de ma mère ou peut-être de ma tante Euterpe. Ce mode de vie me satisfaisait entièrement. Il n’y a jamais eu… personne. Et puis tu es arrivé à Kyneston… Je ne te ferai jamais de mal Luke. Si je reprends l’image intéressante que tu as employée, tu n’es pas une souris, même si la comparaison avec le chat est flatteuse. Je ne te forcerai jamais à faire quoi que ce soit. Je t’en ai donné plusieurs fois la preuve il me semble: je ne me suis jamais introduit dans ton esprit sans ta permission, sauf quand j’ai dû te lier à Kyneston, et tu as toujours été libre de partir de Farr Carr (Il eut soudain la gorge bêtement nouée). Pour ce qui s’est passé avec ton père et Crovan, je te répète encore à quel point je suis désolé. Si cette Coira est si importante pour toi, nous la chercherons.
Luke avait les yeux dangereusement brillants, il les fit cligner plusieurs fois, et regarda intensément Silyen.
– Merci. D’avoir été sincère. Je vais essayer de l’être aussi. Je ne vais pas partir avec Coira, si c’est ce que tu penses, je veux juste m’assurer qu’elle aille bien. Et pour tout à l’heure, je… C’est juste que.. J’ai de la peine à accepter la mort de mon père.
Silyen se rapprocha du jeune homme dans le but de lui poser une main sur l’épaule pour le réconforter mais Luke eut un imperceptible mouvement de recul. Il leva les yeux vers lui et lui dit doucement:
– J’ai besoin d’un peu de temps, je crois.
L’Egal s’assit sur le fauteuil en laissant un écart entre Luke et lui. Il se resservit de vin, et remplit aussi le verre du jeune homme, dont le niveau avait bien descendu et piocha à nouveau dans les biscuits apéros. Quelque chose le tracassait encore.
Il se sentit obligé de poser la question, ce qui l’exaspéra. Mais il avait besoin de savoir, pour sa tranquillité d’esprit, car Luke, d’ordinaire si transparent, était inexplicablement opaque sur ce point là:
– Sur la plage à Farr Carr, avant que je te renvoie chez Griff, tu as dit que tu tenais à moi. Etais-tu sincère?
Luke lui offrit son premier vrai sourire:
– Je n’ai pas l’habitude de mentir.
Silyen se sentit incommensurablement soulagé. Il s’aperçu qu’il avait retenu son souffle et le relâcha doucement. Tout allait bien. Tout allait même très bien.
– Oserais-je te demander jusqu’à quel point va cet attachement? insista-t-il avec un sourire diabolique.
Il fut récompensé par la rougeur de Luke.
– Dans tes rêves! répliqua le jeune homme en lui projetant un coussin dessus. Evidemment, les défenses de Sil se chargèrent de l’envoyer au loin, tout comme le déluge d’autres coussins qui suivit. Il y eut un blanc, puis Luke et lui éclatèrent de rire au même moment.
– A toi, maintenant, lança Luke une fois que son fou rire se fut dissipé. Pourquoi est-ce que tu… tu t’es entiché de moi? Qu’est-ce que j’ai de si spécial? Tu aurais pu avoir n’importe qui. Et je ne suis même pas un Egal…
Silyen rit à nouveau.
– Je pense que tu me confonds avec Gavar. Oh, ne doute pas qu’il ait essayé de m’initier plusieurs fois aux plaisirs de la vie, mais il a fini par abandonner. (Luke devait l’imaginer debout à côté de Gavar, devant un rang de jeunes et ravissantes esclaves en rang d’oignon). Tu as quelque chose de spécial Luke Hadley. Je n’arrive pas à te l’expliquer précisément, mais tu as plusieurs facettes qui me fascinent. Sans compter que tes muscles et ta tête d’ange ne gâchent rien, tout comme cette adorable rougeur.
Levant les mains, il fit apparaître un nuage de gouttelettes d’eau fraîches qui se posèrent sur les joues de Luke pour le rafraîchir. Le jeune homme sursauta. Puis il se tourna à nouveau vers lui:
– Je crois qu’on devrait commencer par le début, alors. On pourrait essayer de mieux se connaître.
Ils continuèrent la soirée à discuter de leurs musiques et de leurs plats favoris en dévorant des tranches de pizzas, assis sur les canapés. Luke osa même demander l’âge de Sil, en se sentant totalement ridicule, et fut soulagé en constant que le jeune homme n’avait que quelques mois de plus que lui. Dehors, la nuit était tombée depuis longtemps et Silyen avait entretenu le feu, faisant régulièrement apparaître de nouvelles bûches dans l’âtre, téléportées depuis la réserve de bois de Far Carr.
– Comment peux-tu détester la glace? s’exclama Luke en affichant un air scandalisé.
– Eh bien, c’est froid, pour commencer. Et trop sucré à mon goût.
– Tu as déjà goûté les Ben & Jerry’s aux cookies?
Sil leva les yeux au ciel.
– Qu’est-ce que c’est? Une spécialité des Etats Confédérés? Mais je t’avouerai que je mange plutôt des macarons et des millefeuilles au dessert.
Luke ricana.
– Tu n’aimes peut-être pas les macarons?
– Je n’en ai jamais mangé, avoua le jeune homme. Je te rappelle que je n’ai jamais été un Egal.
Sil fit claquer sa langue, ignorant l’ironie:
– J’essaierai de m’en procurer. Comment peux-tu avoir vécu sans macarons? Tu as vraiment toute mon admiration.
Puis ils passèrent à leurs pires souvenirs. Luke confessa avoir roulé sur un nid de guêpes sans faire exprès alors qu’il était en VTT et avoir pédalé comme s’il avait le diable à ses trousses pour se débarrasser de l’essaim en folie. Il était tombé dans une descente et avait fendu son casque en deux. Sil fut admiratif à cette mention. «Et les guêpes? », s’enquit-il. « Oh, elles avaient déjà abandonné. Que pouvaient-elles contre le VTT le plus rapide de l’univers? » Silyen rit et lui raconta la fois où Père l’avait exhibé comme une bête de foire devant des amis à lui, alors qu’il avait huit ans, pour qu’il fasse une démonstration de ses impressionnants pouvoirs. Juste pour le contrarier, l’Egal n’avait fait fleurir qu’une pauvre marguerite alors qu’il aurait pu créer une véritable jungle tropicale dans la verrière où il se trouvaient. Il avait réussi son coup. Père était devenu jaune, et une fois seul, il l’avait battu jusqu’à en avoir mal à la main. « Il était plus fort que moi à cette époque, mes défenses n’arrivaient pas à me protéger. Mais à dix ans, j’ai enfin pu lui résister et il a arrêté de s’en prendre à moi », confessa Silyen en jetant un regard en biais à Luke.
L’histoire semblait lui avoir fait forte impression.
– Je suis désolé… Je ne pensais pas que….
– Bienvenue chez les Jardine. Heureusement pour moi, Père était plutôt focalisé sur Gavar et Jenner, dont l’absence de Don l’irritait au plus haut point. (Silyen fronça les sourcils.) Il s’en prenait à la bonne de mon frère pour l’obliger à réagir à se servir de son pouvoir. En vain, naturellement.
– Le fait que tu aies pu rester sain d’esprit dans cette famille est un miracle, lâcha Luke, le visage dans la pénombre, tandis que le feu projetait des ombres dansantes au plafond.
Silyen fouilla dans un panier derrière le canapé et lui lança un plaid blanc en fibres polaires, voyant qu’il frissonnait. Il en prit un autre pour lui-même, dont il se recouvrit les jambes.
– Oh, sain d’esprit, je ne sais pas. Est-ce que j’ai l’air d’avoir toute ma raison, Luke Hadley?
Le jeune homme le surprit en lui attrapant les doigts et en les serrant doucement:
– Un peu étrange, certainement. Beaucoup trop intelligent et parfois incompréhensible, mais parfaitement sain d’esprit, murmura-t-il.
Silyen laissa ses doigts dans la main de Luke, le coeur battant. A sa manière, il venait de lui faire une sorte de compliment. Quoique… Il y avait quand même eu « étrange », « manquant d’empathie » et « incompréhensible » dans sa phrase. Puis le jeune homme le relâcha. Sil toussota pour cacher son trouble et lâcha:
– Et le meilleur moment dont tu te souviennes?
Luke reprit des couleurs:
– Joker. Et toi?
– Tu veux garder tes petits secrets? J’ai cru que nous nous étions promis d’être sincères.
– Je te le dirai peut-être un jour, mais pas maintenant. Et toi alors?
– Hmmm, le moment où nous avons vu le Roi Merveilleux sur ma plage. Ou peut-être celui où je t’ai embrassé pour la première fois…
– J’en étais sûr, commenta Luke, cramoisi.
Ils enchaînèrent sur les passions et Sil eut le plus grand mal à saisir l’intérêt d’un jeu où l’on devait courir après une balle qu’on ne pouvait toucher qu’avec les pieds, les genoux la tête ou le torse. Quand Luke essaya de lui explications les règles du hors jeu, il cria grâce. « Je crois que je préfère encore que tu me parles des jeux vidéos ». Il eut alors droit à un comparatif entre les meilleurs atouts de World of Warcraft et ceux de Call of Duty quoiqu’il ne fallait pas négliger Assassin’s Creed et ses graphismes magnifiques. Silyen s’amuse beaucoup quand il comprit que dans beaucoup de ces jeux, les roturiers pouvaient ainsi se prendre pour des Egaux. Puis lorsque le débit impressionnant du jeune homme se fut tarit, Sil enchaîna sur la musique et l’équitation:
– Deux des plus belles passions du monde. Ah, les Rêveries de Debussy au piano, tu devrais écouter ça un jour, je suis sûr que ça te plairait.
– OK. Et pourquoi l’équitation? s’enquit Luke.
– C’est un sport noble avec un animal noble. Comme tu le sais, je déteste la technologie et le cheval reste un moyen de transport très commode. J’étais très attachés à mes chevaux de Kyneston alors naturellement, je les ai pris ici. J’ai aménagé une écurie spécialement pour eux…
– Ah Sil.
– Quoi?
– Tu auras toujours le don de me surprendre.
Silyen commençait à bailler. La journée avait été longue et toutes ces émotions l’avaient épuisé. Il guida Luke à l’étage, où il lui ouvrit la porte d’une immense chambre équipée d’un lit à baldaquin, d’une monumentale armoire qui devait dater du XIXe siècle et de plusieurs coffres.
– Woah! réagit Luke.
– ça te convient? Tant mieux, réagit Silyen en fermant les rideaux.
Ces tâches domestiques l’amusaient, il devait le reconnaître.
Ils furent tous deux un peu gênés au moment de se souhaiter bonne nuit.
– On se voit demain matin, finit par lâcher Sil en fermant doucement la porte.
Il s’appuya contre le mur juste après, vacillant. Si Luke lui avait toujours fait de l’effet, ça devenait de pire en pire. Rien que de l’avoir vu devant un lit avait fait germer toutes sortes d’idées. Mais le jeune homme avait dit avoir besoin de temps. L’Egal entendait respecter cette volonté.