Entre les mondes
Devant sa coiffeuse, Bouda mettait la dernière touche à son maquillage. Elle appliqua un rouge à lèvre carmin et contempla le résultat. Elle était éblouissante, comme d’habitude, tenta-t-elle de se convaincre, en scrutant ses cheveux blonds attachés en queue de cheval et ses grands yeux bleus soulignés par un trait d’eye-liner. Elle se leva, rajusta son tailleur, glissa ses pieds dans des escarpins noirs et respira un grand coup.
Un nouveau jour de déchéance commençait.
Une demi-heure plus tard, elle se trouvait au palais de Westminster, où le gouvernement de transition avait élu domicile étant donné que la Maison de la Lumière n’existait plus. Les bureaucrates qui occupaient le lieu avaient simplement été replacés ailleurs dans la ville. Ses talons claquant sur le carrelage en marbre, Bouda observa les lumières automatiques s’allumer les unes après les autres. Il était 6h du matin. A cette heure-là, les couloirs étaient encore déserts mais Bouda mettait un point d’honneur à être l’une des premières arrivées. Elle était Chancelière, après tout, et son travail n’allait pas se faire tout seul.
Elle entra dans son bureau.
Des rangées de classeurs soigneusement rangés étaient posés sur des étagères et un ordinateur ronronnait sur le bureau. Une fenêtre donnait sur l’immense jardin du domaine. Il n’y avait pas la moindre touche personnelle dans la pièce épurée. Bouda ne voulait pas laisser deviner le moindre trait de personnalité, dans un lieu où les sbires de Rebecca Dawson grouillaient.
Elle consulta divers dossiers avant la conférence de presse agendée à neuf heures. Mais son esprit ne cessait de vagabonder. C’était le divorce, bien sûr, orchestré par son bon à rien d’ex-mari. Une honte si cuisante que Bouda avait dû faire preuve de tout son self-contrôle en répondant aux questions des journalistes. La jeune femme ne décolérait pas. Et pour couronner le tout, Gavar n’avait pas été condamné pour le meurtre de son père. Le tribunal qui le jugeait, essentiellement composé de roturiers sous la pression de cette traîtresse de Dawson, avait estimé que l’héritier n’avait fait que défendre le peuple de Grande-Bretagne face au tyran qu’était devenu Whittham Jardine et que c’était grâce à son action, conjuguée à celle de cette garce de Midsummer, que le régime des Egaux était tombé. Comme si c’était vrai. En réalité, ce qui avait conduit à la chute du régime était un phénomène resté inexplicable: la disparition du Don.
Ne restait qu’une maigre consolation. Malgré le scandale du divorce, Bouda était restée Chancelière. Mais elle aurait immédiatement cédé sa place si cela lui avait permis de récupérer ses pouvoirs. Hélas, c’était impossible. Des experts internationaux s’étaient déjà penché sur la question et avaient conclu que tant qu’on ignorait la cause de la disparition du Don, le faire revenir était impossible. L’enquête officielle, menée par une poignée d’Ex-Egaux et de policiers, n’avait pas eu plus de résultats. L’évaporation du Don avait été attribuée à la destruction de la Maison de la Lumière par Midsummer.
Le problème était qu’aucun Doué dans le monde n’était assez qualifié en matière de recherche sur le Don pour pouvoir apporter une véritable expertise scientifique. Silyen Jadine ou les Egaux Chinois du Shaolin en auraient peut-être été capables, mais le premier était mort et les seconds n’avaient pas répondus aux appels du gouvernement de transition.
Les ongles de Bouda tapotèrent sur son bureau. Lorsque les enquêteurs leur avaient posé des questions, Astrid, Faiers et elle avaient répondu la vérité: ils ne savaient pas ce qui s’était passé dans le sous-sol, ce fameux jour. Tout ce dont elle se rappelait, c’était d’avoir ordonné à Astrid de neutraliser Gavar. Puis elle s’était réveillée au milieu d’une scène de cauchemar: Faiers était recroquevillé sur lui-même, Gavar attaché sur une chaise de torture et Astrid évanouie à l’autre bout de la pièce. Mais le pire était Crovan, torturé à mort, qui gisait à côté d’elle, tandis Silyen, baignait dans une mare de sang, un couteau planté à l’arrière de la tête. Puis les policiers étaient arrivés. On les avait transportés dans un hôpital et là, Bouda avait réalisé qu’elle avait perdu son Don. Comme à chaque fois qu’elle se rappelait de ce moment, elle hurla intérieurement. Puis elle se concentra intensément. Mais rien ne revint. C’était terriblement frustrant. La jeune femme était convaincue que quelque chose de primordial avait eu lieu dans ce sous-sol puisque c’était à ce moment-là que le Don avait brusquement déserté tous les Egaux. Hélas, cela avait vécu avait probablement été si traumatisant que son esprit avait tout effacé. Il s’agissait d’une notion élémentaire de la psychologie humaine, un « mécanisme de défense ». Dans le plus grand secret, elle avait suivi quelques séances avec un professeur de l’unité de psychologie clinique des émotions et du traumatisme de l’université d’Oxford, mais n’avait pas réussi à débloquer sa mémoire.
Restaient les hypothèses. Le plus grand indice était le fait que Gavar ait été attaché. Bouda se rappelait avoir demandé à Crovan de tenter de donner son Don à John et ils devaient probablement être passés à l’acte. Etait-ce cela qui avait causé la disparition du Don? se demanda-t-elle pour la énième fois. Quoiqu’il en soit, Gavar avait gardé des traces de l’épisode. Il s’était mis en tête tout était de la faute de Bouda, même si, le ciel soit loué, il ne se souvenait que de la seringue qui s’enfonçait dans son bras. ll s’était montré intransigeant sur le divorce et depuis, il s’était reclu avec sa fille dans une des maisons de campagne des Jardine et ne lui avait plus donné signe de vie.
Bouda soupira et se massa délicatement les tempes. Elle devait admettre que la perte de son Don l’avait affectée davantage qu’elle ne le pensait. Cette absence, ce trou en elle la désemparait autant qu’elle galvanisait Rebecca Dawson, surexcitée de siéger au gouvernement de transition.
Jetant un coup d’oeil distrait par la fenêtre, Bouda aperçu les voitures des journalistes, auxquels les agents de sécurité faisaient subir les contrôles réglementaires. Ces mesures étaient terriblement énervantes, mais depuis que le Don avait cessé de protéger l’enceinte du palais, elles étaient le seul moyen de s’assurer qu’il n’arrive rien aux autorités. Bouda était parfaitement consciente que de nombreux roturiers voulaient avoir sa peau. Elle symbolisait l’Egale qui avait soutenu l’ancien Chancelier, qui avait appuyé la Foire du Sang et arrêté les hommes du Bore. Elle avait aussi éteint des incendies, dont celui qui avait éclaté lors de la Foire du Sang, épargnant de nombreuses vies, mais évidemment, personne ne s’en souvenait, même si elle l’avait rappelé lors de ses nombreuses interviews.
Les roturiers les plus extrémiste réclamaient la mise à mort de tous les Egaux pour leur faire payer leurs prétendus crimes. La jeune femme en aurait bien éclaté de rire si la situation n’était pas devenue aussi critique. Selon ses espions, il semblait que ces roturiers commençaient à former des bandes organisées, ce qui pouvait signifier une menace à moyen terme - voire à court terme. Les anciens membres du bureau de la sécurité publique que Bouda n’avait pas dû renvoyer pour faire bonne figure avaient été mis sur le coup. Ils recherchaient activement les chefs de cette résistance qui se faisait pompeusement appeler « Les Inégaux ».
La jeune femme referma le dossier dont elle n’avait pas lu une ligne et réajusta rapidement son maquillage.
Une heure plus tard, la conférence de presse était terminée. Bouda y avait récité des platitudes rassurantes, assurant que le recrutement de travailleurs pour moderniser les usines des villes d’esclave allait bon train et expliquant que le contrat d’emprunt avec le Japon allait prochainement être signé. Elle avait habilement évité la question de la rébellion, répétant que ceux qui s’en prenaient aux Egaux (elle n’arrivait toujours pas à adopter le terme d’Ex-Egaux) seraient sévèrement punis et que ce n’était pas quelques loups solitaires qui allaient mettre en péril la Grande-Bretagne. Elle avait aussi souligné la participation de nombreux Egaux au renflouage du pays. Elle-même avait été la première à verser une importante somme, pour montrer l’exemple, même si cela lui avait brisé le coeur. Tant qu’elle ne devait pas sacrifier ses domaines et les usines de papa chéri, elle ferait ce qu’il faudrait.
Puis, après un dernier sourire éblouissant, elle avait renvoyé les journalistes et s’était dirigée vers la salle de réunion du gouvernement de transition.
Là, elle put enfin laisser tomber son masque d’optimisme.
La salle était somptueuse. Le parquet géométrique, dont le bois verni étincelait, s’accordait aux chaises capitonnée de velours. Des fresques représentant des scènes de chasse ornaient les murs et d’épais rideaux bleus encadraient chaque vaste fenêtre, dont le vitrage avait été renforcé pour stopper d’éventuelles balles. Un lustre orné de diamants brillait de mille feux.
– Ah Bouda, bonjour, la salua Lord Esterby, qui faisait partie du gouvernement de transition.
Il sirotait un thé en émettant d’horripilants bruits de succion.
– Bonjour, répondit-elle poliment en s’asseyant.
Les six autres membres du gouvernement arrivèrent peu après: papa, le Doyne de la Maison, Hengist Occold, Emily Aspinall, Mike Bhadveer, Rebecca Dawson et Armeria Tresco.
Après les avoir salués, Bouda attaqua tout de suite:
– Mes discussion avec le Japon pour un traité d’emprunt sont très prometteuses grâce à l’aide précieuse de Rebecca et de ses contacts au sein de son pays d’origine. Cet accord historique pourra bientôt être signé.
La jeune femme doutait que la flatterie endorme la méfiance de sa principale rivale, mais elle adorait la titiller. Elle se demanda si elle avait bien fait de parler des négociations à la presse, mais la date de la signature de l’accord avait été arrêtée et le peuple avait besoin d’espoir.
Des murmures soulagés s’élevèrent autour de la table.
– Cependant, il y a des conditions… commença l’ancienne porte-parole.
– J’allais y venir, l’interrompit Bouda. En échange de l’emprunt qu’il nous accorderait, le Japon demande la signature d’un certain nombre d’accords commerciaux bilatéraux, portant principalement sur les produits manufacturés. Comme nos usines sont à l’arrêt, je ne vois pas d’inconvénient à accepter ce marché.
– Mais le Japon pourra donner le prix qu’il veut à ces marchandises.
– Non, j’ai évidement négocié cet aspect là.
– C’est de l’interventionnisme pur et simple! intervint Emily Aspinall, qui avait l’habitude de s’énerver pour tout et pour rien.
Bouda soupira intérieurement. Pourquoi fallait-il qu’on lui ait imposé ces roturiers, pour qui la politique était une notion aussi familière qu’un repas gastronomique dans un cinq étoiles?
– Emily, dois-je vous rappeler que nous avons déjà fait des demandes d’emprunt à une vingtaine de pays et qu’aucun n’a accepté? Les nations sans Dons estiment que nous avons mérité notre sort et attendent que nous sombrions pour repêcher nos débris. Les Etats-Confédérés nous accusent d’avoir fait perdre le Don à tous leurs ressortissants et ont rompu toutes relations diplomatique. Ne reste que notre dernier allié, le Japon, qui aurait lui aussi pu se retourner contre nous. Nous nous en sortons à bon compte. Nous avons besoin de cet argent sinon notre économie est perdue. Et sans économie…
Elle laissa chacun méditer la façon dont la situation, déjà peu brillante, pourrait encore empirer.
– Les Ex-Egaux doivent payer davantage! S’ils nous donnaient la moitié de ce qu’ils avaient, ce pays n’aurait pas besoin d’emprunter de l’argent à qui que ce soit! insista Emily Aspinall.
– Si vous voulez une guerre civile, allez-y, répliqua calmement Bouda.
Ce qui eut le mérite de couler le bec à la roturière. Cette femme avait une telle impudence, songea Bouda. Il fallait trouver le moyen de lui faire ravaler sa morgue.
– Bouda a raison, intervint Armeria Tresco. Cependant, nous devons discuter de la propriété des industries que nous allons relancer. Nous ne pouvons pas toutes les laisser entre les mains des Ex-Egaux, le peuple ne l’accepterait pas. Ou alors, il faudra imposer des impôts en conséquence.
– Etant donné l’état dans lequel se trouve actuellement notre industrie, je pense que nous avons des sujets plus urgents à discuter, répliqua Bouda d’un ton plus sec qu’elle ne l’aurait voulu.
– Tout à fait, approuva aussitôt papa.
– Très bien. Dans les urgences, je pense que nous pouvons aborder la question des Etats-Confédérés. Armeria, avez-vous obtenu des résultats? interrogea Rebecca Dawson en se tournant vers l’intéressée.
– Pas encore. Mes contacts sont hésitants. Le président s’est éloigné d’eux, comme s’il soupçonnait quelque chose.
– Vous devez réussir Armeria. Le président doit être raisonné à tout prix. Nous ne pouvons pas nous permettre une guerre.
Bouda était sérieuse. Lors de son dernier entretien par visioconférence, Spencer Grailingstream, président des Etats-Confédérés, n’avait plus rien de l’homme affable qu’elle connaissait. Loin de compatir au malheur de la Grande-Bretagne, il l’avait sommée d’expliquer la disparition du Don. Son ton avait été désagréablement menaçant et Bouda avait compris qu’il projetait de faire main-basse sur Grande-Bretagne. Elle s’était demandée en quoi un pays ruiné, au bord de la guerre civile pouvait l’intéresser. Elle n’avait pas eu à réfléchir longtemps. Même abandonnées, les industries britanniques restaient parfaitement opérationnelles. Si les Etats-Confédérés parvenaient à s’en emparer, ils pourraient facilement les remettre en marche, connaissant le poids de leur PIB, et auraient une source de revenus supplémentaires.