Entre les mondes

Chapitre 4 : LUKE

6709 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 16/08/2021 23:23

Ils dispersèrent les cendres de papa le lendemain, par une radieuse matinée de fin de printemps, avec un soleil qui semblait les narguer. Ils n’avaient pas souhaité faire appel à un prêtre, préférant rester entre eux. Après tout, les Hadley n’avaient jamais été spécialement religieux, et personne ne pouvait comprendre ce que Steven Hadley avait traversé. Luke avait le coeur si serré qu’il lui semblait prêt de disparaître dans sa poitrine. Sa gorge n’était qu’un ensemble de noeuds et ses yeux le brûlaient. Maman sanglotait doucement, tout comme Daisy. Abi serrait les lèvres si fort qu’elles étaient blanches.

Luke se demanda si sa famille parviendrait à retrouver de la joie, tant la mort de son père avait creusé un trou énorme, béant, qu’il semblait impossible à combler. Tandis que maman ouvrait l’urne et libérait son contenu dans le jardin, ses yeux s’embuèrent encore une fois. Il pensa à un après-midi d’automne, où papa lui avait lancé en riant les clés de sa bentley, qu’il avait rattrapées au vol. « Bientôt, je t’emmènerai conduire », avait-il promis. Luke se souvenait avoir souri, ravi, puis l’avait supplié de lui faire prendre un peu d’avance. Après avoir marmonné pour la forme, papa l’avait fait monter sur le siège passager, lui expliquant comment utiliser les commandes principales: le frein, l’accélérateur, l’embrayage, la boîte à vitesses. Il lui avait promis que le jour de ses dix-huit ans, ils iraient sur un grand parking pour apprendre le démarrage. Dire que rien de tout cela n’aurait jamais lieu…

  Il avait si mal qu’il n’entendit pas un mot de ce que dirent sa mère et ses soeurs. Dans une sorte de brouillard, il senti Abi lui poser une main sur l’épaule.

– Luke, c’est à toi, dit-elle.

  Alors il se remit tant bien que mal sur pied et s’avança dans le jardin.

– Je suis désolé papa, articula-t-il péniblement. Je suis désolé de ne pas avoir pu te sauver.

  Les jours suivants passèrent dans le même brouillard. La nuit, Luke faisait des cauchemars dans lesquels il voyait son père courir à travers un champ, des snipers postés derrière lui. Il hurlait, tentait de le prévenir, mais une balle l’atteignait dans le dos et il s’écroulait. Puis la scène recommençait encore et encore. Luke se réveillait en sueur, poings serrés. 

  Il aida sa mère à aller chercher leurs meubles chez le garde-meuble et à réinstaller le tout dans la maison. C’était une tâche satisfaisante, simple et physique, qui lui vida la tête et le laissa perclus de fatigue le soir. Un peu comme au parc des machines à Millmoor. Le lendemain, des policiers sonnèrent à leur porte. Ils menaient l’enquête sur la disparition du Don et posèrent quelques questions à Abi, Luke et Daisy, qu’ils interrogèrent séparément. Cela dura toute la matinée puis ils partirent, l’air dépité. Comme Silyen l’avait dit - et le simple fait de penser à lui mit Luke dans une colère noire-, ils avaient tout avalé. Le jeune homme n’eut ensuite plus rien à faire et sa culpabilité lui tourna en rond dans la tête. Il fallait qu’il s’occupe. La maison était trop silencieuse, comme si personne n’osait parler.

  Incapable de ruminer davantage, il sortit prendre l’air. Il n’avait pas fait quatre pas qu’il tomba sur une silhouette connue. Un jeune homme dégingandé aux oreilles légèrement décollée et au grand sourire, qui le héla et courut vers lui. Simon! Son meilleur ami. Luke se retrouva à lui donner l’accolade avec émotion.

– Je n’en reviens pas! C’est donc bien vrai ce qu’on racontait! Les Hadley sont revenus! s’écria Simon en le relâchant et le détaillant de la tête au pied avec un sourire plus grand encore. ça me fait plaisir de te voir, tu ne peux pas savoir! Tu te rends compte de ce qui s’est passé?! La Révolte? La disparition du Don? C’est dingue! Et il va y avoir un démocratie maintenant! Je l’ai entendu à la télé!

  Soudain il se tut, puis le lança un coup d’oeil prudent, presque effrayé.

– Quoi? réagit Luke, sur ses gardes.

– On raconte des choses sur toi aussi…

– Quelles choses?

  Simon prit son temps avant de répondre, comme s’il marchait sur oeufs, puis se lança:

– Il paraît que tu as lancé la grève de Millmoor et que tu aurais tué l’Ancien Chancelier Zelton. C’est ce qui aurait lancé la révolte pour de bon… C’est vrai? Tu as vraiment fait ça?

  Nous y voilà, songea Luke.

– Qui a dit ça? se contenta-t-il de demander.

  Simon haussa les épaules:

– Oh ce sont des rumeurs. Je crois que je l’ai entendu de Sam. Si c'est vrai, il te considère comme un héros.

  Luke n’entendit pas ce que Simon dit après. Son esprit était resté bloqué au mot « héros ». Silyen l’avait là aussi prédit. Le fait qu’il ait tué Zelton était de notoriété publique, mais qu’il ait lancé la grève de Millmoor… Peut-être cette information provenait-elle du Club. Il aurait deux mot à leur dire si c’était le cas. Puis il s’aperçut de l’étincelle de vénération qui s’était allumée dans les yeux de Simon:

– Tu n’as pas dit non, alors c’est que c’est vrai? Sam avait raison, je suis pote avec un authentique héros! Mon vieux Luke, tu es incroyable! Comment tu as fait pour… pour, tu sais… (Il passa un index sur sa gorge.)… Zelton? Et après, tu as vraiment été emprisonné en Ecosse, dans le manoir de ce horrible Egal, lord Croval machin-chose? Il faut tout que tu me racontes!

  A cette idée, Luke fit plusieurs pas en arrière jusqu’au perron. Son visage se ferma.

– ça n’a rien d’héroïque Simon. Je ne me souviens de rien, pour Zelton, et ce qui concerne Eilean Dòchais ne regarde personne.

  Simon parut blessé. Luke tenta de se rattraper:

– C’est… ce n’est pas une histoire facile, je n’ai pas envie de la revivre tu comprends? Mais je te promets que quand je me sentirai prêt, je te la raconterai, OK?

– Mais… Bon d’accord. Alors dis-moi plutôt ce qui s’est passé depuis que tu es parti d’ici. Comment tu t’es retrouvé à Kyneston, si tu étais à Millmoor? Tu étais une sorte d’agent infiltré? Et la grève, comment tu l’as lancée? Tu te rends compte, c’était quand même tout une ville!

  Luke soupira.

– Simon, si tu me laissais déjà arriver?

– Oh, oui, pas de soucis, répondit son ami qui ne semblait pas désolé du tout.

  Il se balançait de gauche à droite, scrutant d’un oeil curieux l’intérieur de la maison. Puis il parut réfléchir et lui lança:

– Demain, on fait une partie de foot avec les copains, tu viendras?

Luke voulu d’abord refuser, puis il pensa à la perspective de ruminer encore une journée tout seul dans sa chambre et finit par accepter. On aurait dit qu’il venait de promettre la venue du Père Noël à son ami qui le regarda d’un air enchanté.

– Super! A demain alors! 14h à la place habituelle.

  Il s’éloigna avant d’ajouter:

– Abi sera là aussi?

  Luke ne put s’empêcher de sourire et il se dit que c’était bon signe. Simon avait toujours lourdement dragué sa soeur.

– Je lui dirai qu’elle est aussi invitée, lâcha-t-il avant de tourner les talons.


Le lendemain, il constata avec satisfaction que ses jeux vidéos fonctionnaient toujours. Il mit en route son favori, World of Warcraft, espérant se changer les idées. Sa chambre ressemblait déjà plus à celle qu’il avait quittée, maintenant que le couvre-lit Star Wars était revenu à sa place. Il avait même remis ses poster d’Artic Monkeys et d’autres groupes qui lui plaisaient, espérant que retrouver un cadre familier le distrairait de ses cauchemars. Il prit sa manette et téléchargea son personnage en songeant à l’après-midi.

Le match de football ne s’était pas très bien passé. D’abord, tout le quartier semblait s’être donné rendez-vous là, en plus de l’ancienne bande d’amis de Luke, et tous l’avaient couvert d’éloge et assailli de questions pour savoir ce qui s’était passé à Millmoor, Kyneston puis à Londres. Simon n’avait apparemment pas tenu sa langue. S’il l’avait souhaité dans ses rêves les plus fous d’adolescent, Luke ne voulait aujourd’hui être le héros de personne. Tout ce dont il avait envie, c’était qu’on lui fiche la paix. Comme il l’avait dit à Simon, il ne tenait pas à revivre les mois précédent et cette récente fascination pour sa personne était ridicule. Ceux qui avaient véritablement enterré le régime des Egaux n’étaient ni Jackson, ni cette Midsummer Zelton, ni la masse de roturiers venus manifester. Ni lui, d’ailleurs. Ils avaient tous contribué mais le véritable « héros », c’était Silyen. Son rôle à lui, Luke, avait été quelconque. Ses actions les plus brillantes avait été de permettre au jeune Egal d’accéder à son esprit, de le tuer et de fomenter la grève de Millmoor, qui avait conduit à la mort de plusieurs personnes. Woaow.

  Lorsqu’il avait compris que le seul qui était prêt à jouer au football était lui-même, il avait remercié le ciel qu’Abi ait refusé de l’accompagner, avait écouté par politesse les quelques voisins qui tenaient à lui donner des nouvelles de la vie de quartier en son absence mais avait systématiquement perdu le fil, à tel point qu’il avait prétexté un coup de fatigue pour se réfugier chez lui. Voilà pourquoi il se retrouvait avec une manette entre les mains. Les jeux vidéos, au moins, ne parlaient pas.

  Dans World of Warcraft, Luke avait pour mission de combattre un dragon. Mais son aventure dans le monde intérieur, son Selbst-Welt, comme l’appelait Silyen, lui revint de plein fouet. Il reconnaissait ces montagnes, ces herbes haute et ce ciel bleu sans nuage, cet univers doré. Il se revit traverser le vieux mur construit par le Roi Merveilleux et faire apparaître une bugatti au milieu de nulle part. Il jeta cette pensée comme un serpent venimeux et éteignit la télévision. Puis il se rua sur son lit et le bourra de coup de poing. Il n’arrêta que lorsque maman, affolée, vint voir ce qui causait ce fracas.

  Le jour suivant, une dispute éclata. Abi et maman voulaient que Daisy reprenne l’école en septembre, ce à quoi sa soeur était fermement opposée. Daisy semblait avoir un lien très fort avec la jeune Libby et elle s’en sentait sans doute responsable. Sa soeur assura qu’elle pourrait suivre des cours par correspondance mais maman et Abi ne semblèrent pas semblé convaincues. Luke tenta de défendre sa jeune soeur, puisqu’elle semblait avoir choisi sa voie, sans succès. Maman dit qu’il existait des centaines de nurses, dont beaucoup cherchaient certainement du travail et ajouta que Daisy était de toute façon trop jeune pour continuer une telle activité - et qu’elle n’y était d’ailleurs plus tenue, n’étant plus esclave. La soirée se termina sur une note maussade, chacun campant sur ses positions. Le lendemain, le téléphone avait sonna et Gavar prit le relais pour tenter de convaincre maman et Abi. Luke soupira. Il n’en revenait pas que sa mère ose prendre ce ton avec un Egal mais après tout, elle aussi avait changé.   

   Luke revit une fois Simon, mais son ami le harcela tellement que le jeune homme hésita à inventer une histoire de toutes pièces pour le faire taire. Bien sûr, il aurait pu lui dire une partie de la vérité, mais il avait la certitude que Simon ne comprendrait pas vraiment ce qu’il avait traversé, et mémoriserait juste ce qui lui semblerait glorieux pour le raconter à d’autres. Luke comprenait, à quelque part. Il aurait peut-être fait pareil à une époque pour se faire mousser auprès des filles.

  La certitude l’emboutit soudain comme un uppercut: il avait changé, il n’était plus l’ancien Luke un peu naïf, dont le rêve était de pouvoir passer son permis de conduire, s’acheter une belle voiture et si possible voyager. Plus Simon lui parlait, plus il lui semblait que son meilleur ami était devenu un étranger, comme s’il utilisait une autre langue. Luke se secoua. Essaya de faire un effort. Il tenta quelques blagues comme l’ancien Luke l’aurait fait mais elles tombèrent à plat. Simon ne comprenait pas pourquoi il ne voulait rien lui dire et il finit par se vexer. Luke laissa tomber après ça.

    Il avait un autre soucis en tête: depuis la veille, le téléphone avait sonné au moins dix fois. La nouvelle du retour des Hadley à Manchester était parvenue aux médias et de nombreux journalistes voulaient parler au « héros de Millmoor » et à « la martyre de Gorregan Square », ce qui aurait fait rire Luke et Abi aux larmes s’ils avaient été en état. En attendant, maman répondit vertement que ses enfants n’étaient pas à la maison et que de toute façon, ceux-ci n’avaient aucune envie d’apparaître dans des médias.

  Abi commença à suivre religieusement les informations à la télévision, disant s’être beaucoup trop déconnectée de la réalité. Luke n’aurait jamais pensé que cela puisse être le cas mais la situation semblait encore pire que lorsque le régime des Egaux était en place. La Bourse avait fait une chute historique et toute la production britannique était au point mort: désormais libres, les gens avaient simplement quitté les villes d’esclave et abandonné leur poste pour retrouver leur vie d’avant. Le gouvernement de transition promettait d’améliorer les conditions de travail et de logement pour faire revenir des travailleurs mais tout cela prendrait du temps, et les anciens esclaves n’allaient pas attendre sagement sur place. Luke les comprenait. Le simple aperçu qu’il avait eu de Millmoor avait été suffisamment effroyable pour lui donner envie d’aussitôt quitter ce lieu. Le gouvernement de transition essayait donc d’endiguer cet exode comme il le pouvait. Des messages officiels étaient diffusés en boucle pour promettre un salaire équitable à ceux qui aidaient à modifier les villes d’esclave et à adapter les infrastructures.

– Mais ce que je ne comprends pas, avait dit Abi, c’est d’où viendra l’argent pour payer tous ces gens. Je ne pense pas que les Egaux aient pensé à constituer une réserve nationale.

  Luke était incapable de répondre à cette question, et elle lui passait au-dessus de la tête. Car il avait trouvé un objectif: revoir les membres du club. Abi lui avait dit qu’ils s’étaient réfugiés à Highwithel auprès des Tresco. Il appela Renie, qui parut folle de joie au bout du fil. Elle le mitrailla de questions, mais à elle, il put répondre - sauf concernant ce qui s’était passé dans les sous-sols d’Astrid et sa relation avec Silyen. Elle lui déballa ensuite dans un flot continu tout ce qu’avait vécu le Club depuis leur séparation.

– Luke! Il faut absolument que tu viennes nous dire bonjour! Hilda et Tilda sont aussi impatientes que moi de te revoir. Et je ne te parle pas de Jess et des autres.

– Je vais essayer Renie, à moi aussi, ça me ferait plaisir de vous revoir.

  Il raccrocha en entendant l’explosion d’une bulle de chewing-gum à l’autre bout du fil et sourit. C’était bon d’entendre Renie et de penser que désormais, elle était vraiment en sécurité. Il songea ensuite à Highwithel. A quelle distance pouvait bien se trouver l’île? Un, deux jours en voiture et en bateau? Comment allait-il faire? Il n’avait pas d’argent et encore moins de véhicule, même s’il pensait que le train pourrait faire l’affaire. Mais il répugnait à abandonner sa famille aussi vite. Maman était encore très marquée, Abi remplie de chagrin, même si elle essayait de le cacher, et Daisy allait peut-être repartir chez Griffith pour prendre soin de Libby.

  Il pouvait faire un aller retour. Passer quelques jours avec les membres du club puis revenir ici et peut-être même emmener Renie avec lui pour lui faire visiter la région. Il était sûr qu’elle apprécierait. Après tout, maman ne resterait pas toute seule, quoiqu’il se passe avec Daisy, Abi ne prévoyait pas de quitter la maison le temps de son absence. Il dressa mentalement la liste de ce qu’il lui faudrait, à commencer par un téléphone portable pour rassurer sa famille, quelques provisions, une carte… Puis il repensa à sa promesse. Depuis qu’il avait quitté Farr Carr, il s’était efforcé de ne pas penser à Silyen, au prix de gros efforts. Ses sentiments à son égard était devenus si inextricables qu’il n’avait pas le courage d’essayer de les comprendre. Et il lui en voulait terriblement de l’avoir gardé dans son domaine. Il décida que ce qu’il avait de mieux à faire était de mettre son plan de Highwithel en route et que si l’Egal le retrouvait entre deux, il le suivrait pour honorer sa promesse. Après tout, avec la quantité phénoménale de Don dont il disposait à présent, Silyen serait bien capable de le repérer s’il le voulait vraiment. Luke passa machinalement la main sur son ventre là où, invisible, s’étirait le lien qui le reliait au jeune homme.

  Il décida de parler d’abord à sa mère.

  Après avoir avalé son bol de cornflakes, il la trouva dans le jardin. Le soleil réchauffait déjà l’atmosphère et les gouttes de rosées s’évaporaient ça et là. L’odeur de la terre, riche et lourde, saturait l’air. Les cheveux attachés dans un chignon lâche, des bottes en caoutchouc aux pieds, sa mère paraissait avoir repris un peu de couleur. Son regard était concentré, ses gestes précis. Le jardinage semblait l’apaiser depuis qu’ils étaient revenus à la maison. Le mois des semis était déjà quasiment terminé mais maman avait essayé de relancer les cultures les plus tardives et était allée s’approvisionner en plantons hier. Tout en mettant les petites plantes en terre, elle raconta à Luke qu’elle avait été assaillie par plusieurs personnes:

– Ils voulaient savoir si j’étais bien Jacqueline Hadley, la mère de Luke et Abi. Ils ont tous l’air de vous considérer comme des héros, dit-elle d’un ton que Luke trouva légèrement amer.

Luke s’agenouilla à côté et s’empara de quelques plantons.

– Qu’est-ce que tu leur as répondu, demanda-t-il prudemment.

– Que j’étais bien Jackie Hadley mais que je ne comprenais pas ce qu’ils me voulaient. Sur ce, je leur ai souhaité une bonne journée.

  Luke soupira:

– Maman, je voulais te dire… Je suis désolé de vous avoir entraîné là-dedans. Si je n’avais pas écouté Jackson à Millmoor… je veux dire. Rien de toute ça ne serait arrivé. J’aurais mieux fait de continuer à travailler sans rien dire.

  Lorsque sa voix se brisa, sa mère cessa de travailler. Luke savait qu’elle le fixait mais il n’osait pas relever les yeux. Finalement elle le prit dans ses bras.

– Oh, tu as fait ce que tu as estimé juste. Papa était comme toi dans le temps, il se révoltait contre l’injustice. C’est vrai que les choses auraient peut-être tourné différemment mais… Ce n’est pas toi qui tenait le fusil. Moi, je n’ai pas su le défendre non plus, je n’ai pas réussi à les empêcher de l’emmener.

– Comment aurais-tu pu? s’exclama Luke, horrifié.

  Maman soupira:

– Ce que j’essaie de te dire, Luke, c’est que le passé est le passé. Nous ne pouvons pas changer ce qui a été fait. Par contre, nous devons essayer d’aller de l’avant. Je ne vous reconnais plus, Abi et toi. Vous êtes devenus si sombres, renfermés.

  Luke serra plus fort sa mère contre lui, la gorge serrée.

 Puis il se défit son étreinte en douceur. Il ne savait pas si c’était le bon moment mais il se lança et lui expliqua son projet de faire un aller-retour à Highwithel pour aller saluer le club. Il s’aperçut juste après que sa mère risquait de mal le prendre, car c’était à cause de ce groupe qu’il était rentré dans l’illégalité. Il avait vu juste. Sa mère évitait son regard.

– Ils sont si importants pour toi? finit-elle par demander.

– Oui, souffla Luke. Ce sont mes amis. J’ai besoin de les revoir. Après, je reviendrai ici. Je ne veux pas vous laisser toutes seules, Abi, Daisy et toi.

– Je suppose que même si je t’en empêche, tu iras quand même?

  Au prix d’un gros effort, Luke répondit:

– Non, je ne te désobéirai pas.

– Laisse-moi y réfléchir, lâcha sa mère en recommençant à mettre ses plantons en terre.

  Finalement, Luke obtint la permission treize jours après son départ de Farr Carr. Cela lui donna une nouvelle énergie. Il décida de sortir du périmètre de la maison pour la première fois depuis le désastreux match de football. Avec les gens qu’il avait attirés la dernière fois et la dizaine de journalistes qui avaient téléphoné à la maison pour les interviewer Abi et lui, il se demanda s’il devait se déguiser pour aller au centre commercial et jugea cette idée d’un ridicule fini. Mais il se prit à regretter cette décision car il fut assailli par une horde de curieux, abasourdis de voir le « héros de Millmoor », comme on le nommait désormais, en chair et en os.

  Luke se retrouva acculé au fond du bus, à devoir signer des autographes pour qu’on le laisse en paix. Il vit même sa tête sur un magazine people qui dépassait d’une sacoche. C’était l’image qu’avait publiée le journal de son école après d’un match de foot contre une équipe junior de Liverpool; son portrait devait avoir été détouré et agrandit. C’était ridicule. Puis Luke remarqua qu’un petit garçon aux cheveux bruns et aux lunettes vertes n’arrêtait pas de le fixer, les yeux ronds, tandis qu’une jeune fille de son âge commença à lui roucouler des compliment qui le firent rougir jusqu’à la racine de ses cheveux. Sortir du bus lui fit l’effet d’une goulée d’air frais. Il se dirigea vers le supermarché auquel il s’était rendu durant toute son enfance en priant pour que ses courses se passent mieux. Mais ce fut encore pire. Déjà alertés par la venue de sa mère l’autre jour, les vendeuses semblaient lui avoir tendu une embuscade et des mains se tendirent pour serrer la sienne tandis que les questions fusaient de partout. Luke n’y échappa qu’en forçant le pas.

  Sans qu’il ne puisse s’en empêcher, tous ses souvenir lui revinrent d’un coup: les néons à la lumière crue, le rayon chips (son préféré), les petites vieilles qui circulaient avec leurs caddies. Il avait choisi à dessein ce qu’il pensait être une heure creuse. Ce qui n’empêcha pas de nouveaux « fans » de le reconnaître. Il dut expliquer très sérieusement à une mère de famille qu’il tenait à payer ses courses lui-même, quels que soient les prétendus services rendus à la nation. Occupé à se défendre, il faillit ne pas remarquer que les rayons étaient à moitié vides et que de nombreux produits manquaient. Une veille femme, qui lui tint la jambe pendant un temps interminable, lui raconta que c’était à cause des derniers événements. La plupart de la production agricole avait cessé, faute de main-d’oeuvre, et la Grande-Bretagne n’avait pas encore les moyens d’importer beaucoup de produits de l’étranger. Une ruée avait eu lieu ces derniers jours. Les habitants de Manchester, craignant pour leur survie, avaient acheté toutes les conserves qu’ils pouvaient. Ne restaient désormais que quelques produits frais. Ce qui expliquait pourquoi maman avait rempli à raz-bord leurs placards et leur congélateur. Le monde devenait fou, songea Luke, en se demandant si la famine guettait. Il réfréna son inquiétude et espéra que le gouvernement de transition trouverait rapidement des solutions.

  Il passa ensuite à un magasin d’électronique pour s’acheter un nouveau téléphone portable. Avec l’argent limité qu’il avait, il dut se contenter d’un modèle bon marché, mais après tout, ce serait juste pour téléphoner et envoyer des messages. Il poussa un discret soupir de soulagement lorsqu’il s’aperçut que personne ne l’avait reconnu.

Mais ses poils se hérissèrent soudain. Quelqu’un semblait l’observer. Il se retourna. Personne. Ce fut lorsqu’il sorti du magasin qu’il la vit: une jeune fille aux longs cheveux bruns, lisses et brillants, qui lui tombaient sur la taille, vêtue d’un jean et d’un haut blanc. Elle était d’une beauté époustouflante. Mais ce qui attira le regard de Luke, ce fut un collier bleu brillant qui semblait émettre de la lumière autour de son cou. Leurs regards se croisèrent une fraction de secondes. La fille sembla sourire, mais peut-être était-ce un effet de l’imagination de Luke. Puis elle s’engouffra dans un autre rayon. Luke en resta tout étourdi. Que s'était-il passé?

  Il prépara ses bagages tout le reste de la journée et le soir, vint s’assoir sur le gazon devant la maison, regardant la forêt qui se découpait au loin et les champs, des petits carrés tantôt bruns, tantôt verts, où poussait du blé qui ondulait sous la brise comme une mer. Là au moins, il était tranquille, les gens respectaient encore la propriété privée. Le chant d’un merle vint saluer le crépuscule.

– Je peux m’assoir?

  Daisy.

– Oui bien sûr.

  Sa petite soeur avait les yeux rouges, comme si elle venait de pleurer.

– Tout va bien?

  Daisy hocha la tête.

– C’est juste maman et Abi qui viennent encore une fois de refuser de me laisser partir.

  Un silence.

– Elle me manque, tu sais? Libby. J’aimerais continuer à m’occuper d’elle car qui sait quel genre de nurse on lui choisirait sinon? Tu sais que Gavar n’est pas particulièrement malin pour ça.

  Luke était impressionné par la maturité de sa soeur. Où était passée la petite fille qui courait dans le jardin en chantant Happy Panda avec ses copines? Il tenta de la rassurer:

– Il a été malin quand il t’a choisie, toi. Je pense que tu n’as pas à t’en faire.

  Daisy soupira. Il y eu un autre moment de silence puis elle demanda:

– Et toi? Il te manque?

  Luke marqua un temps.

– Qui?

– Silyen.

  Luke prit le temps de bien calculer sa réponse et opta pour une demi-vérité:

– J’essaie de ne pas trop penser à lui. C’est douloureux.

  Il songea que le lien ne lui laissait malheureusement pas le choix. Il ressentait parfois de la joie ou un sentiment d’épuisement qui ne venait pas de lui. Quand ça arrivait, il chassait ces sensations parasites sans ménagement.

 Daisy hocha la tête pour dire qu’elle comprenait.

– Tu étais amoureux de lui? (Puis elle rougit avant d'ajouter précipitamment:) Je comprends si tu préfères ne pas en parler.

– Non, c’est bon. Je n’en sais rien. Je savais que je lui plaisais, il n’a pas arrêté de me faire des sous-entendu pendant tout le temps qu’on a passé à Farr Carr, mais n’ai jamais rien ressenti jusqu’à… jusqu’à ce qu’il m’embrasse. Là, tout a basculé d’un coup. C’était tellement bien, Daisy. Après, tout est allé si vite. Je n’y ai jamais vraiment réfléchi, et Silyen… n’est plus là, alors à quoi bon? Tout ce que je peux me demander, c’est si baiser veut dire que j’aime les hommes? Ou c’est juste Silyen? Parce que jusqu’à maintenant il me semblait que les femmes me plaisaient plutôt bien.

  Luke rougit derechef en songeant à Ange et à Coira. Est-ce qu’il était vraiment en train d’avoir cette conversation avec Daisy?

  Sa soeur le regardait avec compassion.

– Ou peut-être que tu peux aimer les deux. Mais tu sais, quand je te regarde, on dirait que tu as le coeur brisé. Tu n’es plus le même. Tu restes souvent dans ta chambre, tu ne veux plus voir Simon, Abi me l’a dit.

  Luke soupira. Abi n’était qu’une fichue rapporteuse.

– Ecoute, je ne me sens pas encore prêt à en parler. Et si je n’ai pas l’air bien c’est surtout parce que papa est mort. (Sa voix se fêla). Je me sens complètement perdu. Et je ne sais plus ce que je dois faire.

  Mais Daisy ne l’entendait pas de cette oreille.

– Oh si, tu le sais. Tu es fort, Luke. Bien plus fort que moi ou Abi.


  Luke partit le lendemain à l’aube pour Highwithel. Il avait un sac à dos, son téléphone portable. Il serra tout le monde dans ses bras. Son plan était simple: prendre le train jusqu’à Penzance, puis continuer en ferry. Il n’avait pas prévenu le Club, il voulait leur faire la surprise.

– Tu n’as rien oublié? demanda pour la énième fois maman.

– Non, répondit-il pour la énième fois.

  Puis il se fit conduire jusqu’à la gare. Le voyage fut paisible. Sans comprendre vraiment pourquoi, Luke se sentit libéré d’un grand poids. Le fait de s’être retrouvé à la maison et de devoir vivre avec tous ces souvenirs lui avait peut-être pesé. Il fut heureux de voir qu’avec sa capuche rabattue sur la tête et ses yeux baissés, personne ne semblait le reconnaître. Il parvint à Penzance en fin d’après-midi après avoir pris plusieurs correspondances.

  La gare était couverte d’une gigantesque voûte percée de fenêtres qui laissaient entrer des rais de lumière orangée. Luke tira sur sa capuche et resserra son blouson, descendant au milieu du flot de passagers. Sur le quai, il fut époustouflé par une couleur bleue qui scintillait de l’autre côté des rails. La mer arrivait jusqu’ici et saturait l’air de son odeur salée. Tournant la tête en tous sens, Luke se mit en quête d’un taxi qui pourrait l’amener au port, lorsqu’une voix lui parla à l’oreille.

– Tu vas à quelque part?

  Luke sursauta si fort qu’il faillit tomber à la renverse.

  Silyen.

  Evidemment.

  L’Egal l’avait retrouvé. Il était dans un sale état, à ce que Luke put en juger quand il le regarda. Il portait son éternel sweat-shirt, dont la capuche masquait son visage, et des jeans. D’immense cernes faisaient des poches grisâtres sous ses yeux et ses joues étaient creusée. Il semblait tenir à peine debout mais trouva la force de tirer Luke dans un recoin de la gare, à l’abri des regards, et lui fit un sourire acide:

– Me ferais-tu déjà des infidélités Luke Hadley? Si je me souviens bien, nous avions dit dans quatorze jours chez Griffith. Or, nous sommes à Penzance si je ne m’abuse.

– Je…

  L’Egal ne lui laissa pas le temps de continuer.

– … Le quatorzième jour, j’arrive donc chez Griff comme prévu et j’ai le regret de ne pas te trouver. Je m’inquiète, évidemment. Où pouvais-tu être allé? Peut-être dans ta maison familiale… J’y arrive et je ne te perçois pas là-bas non plus. Restait la dernière option: Highwithel.

– … Et tu m’as retrouvé là grâce au lien, acheva Luke à sa place.

– Sans blague. Heureusement que je peux te sentir plusieurs kilomètres à la ronde, maintenant. Bon, tu me fourniras les explications plus tard. Nous devons rentrer à Far Carr.

  Luke s’apprêtait à protester lorsque Silyen commença à trembler et dut s’adosser au mur de brique rouge. Il avait le front couvert de transpiration.

– Qu’est-ce qui t’arrive? Tu vas bien? Tu as l’air épuisé.

  L’Egal écarta les questions d’un geste de la main.

– Je vais bien - même si je dois dire que ton petit jeu de cache-cache ne m’a pas facilité les choses - mais je suis encore capable de nous ramener à Far Carr.

  Il s’essuya le front et parut se concentrer, comme lorsqu’il avait ouvert la porte menant chez Griffith. Même ses doigts tremblaient, ce qui finit d’alarmer Luke, dont la colère contre Sil passa au deuxième plan. Il attrapa l’Egal pour le forcer à baisser le bras.

– Qu’est-ce que tu as fait?

– J’ai testé mes nouveaux pouvoirs.

– Comment? Oh et puis on s’en fiche. Tu ne sembles pas être en état d’aller ou que ce soit, tu dois te reposer. Même quand tu as reconstruit le mur de Far Carr, tu n’étais pas aussi mal.

  Sil fronça les sourcils.

– C’est moi qui ai le Don. Je sais où sont mes limites, alors…

  Il se dégagea sans mal de la poigne de Luke - ah la force des Egaux, voilà bien quelque chose qui n’avait pas manqué au jeune homme - releva les bras et fit apparaître les contours flous d’une porte. Mais ses jambes se dérobèrent sous lui et il s’écroula à nouveau lourdement contre le mur. La porte disparut. Cette fois, Sil semblait vraiment frustré.

– Donne-moi une minute, lâcha-t-il.

– Non, répliqua Luke en le prenant vers l’épaule pour le faire avancer. On va trouver une chambre pour la nuit et on partira demain matin quand tu auras repris des forces.

  Mais Silyen résistait. Il semblait avoir les pieds vissés sur place.

– Allez, insista Luke.

– Je ne vais pas mourir, si c’est ce que tu penses, Hadley. Il me faut juste un instant…

– A Far Carr, tu n’avais pas dû te reposer quelques minutes mais la nuit entière! le coupa Luke. Arrête de jouer les héros.

– On dirait presque que tu te fais du soucis pour moi. C’est très touchant, j’apprécie, vraiment. Mais si tu veux que je t’obéisse, il faudra me promettre que ce n’est pas une stratégie pour me fausser compagnie au milieu de la nuit et rejoindre Highwithel.

   Oh. L’Egal s’inquiétait donc de ça.

  Luke avait promis qu’il reviendrait à Farr Carr, il allait donc s’y tenir maintenant que Sil l’avait retrouvé. C’est ce qu’il expliqua, et l’Egal sembla à moitié convaincu. Luke voulut à nouveau l’entraîner mais Silyen prit son visage entre ses mains. Le picotement familier du Don le parcourut brièvement avant de disparaître.

– J’ai changé notre apparence au yeux du monde extérieur, histoire de préserver notre anonymat, expliqua Sil.

  Cette action semblait avoir épuisé ses dernières forces parce qu’il s’écroula dans les bras de Luke, le souffle court, et mit quelques secondes à ses reprendre. Luke essaya d’ignorer le choc électrique qui l’avait traversé. Apparemment, l’Egal lui faisait toujours autant d’effet. Il pesta intérieurement puis tenta de dire quelque chose de gentil. Silyen n’avait pas besoin de sa colère pour l’instant.

– Allez courage. Il y a des hôtels tout près et j’ai un peu d’argent.

– J’ai… tout ce qu’il faut. L’un des bons côtés d’être le lord de Far Carr doublé d’un Jardine, répliqua Silyen. Bon, allons-y.

  Ils trouvèrent effectivement un hôtel à deux pas de la gare, qui semblait d’un standing tout à fait acceptable pour Luke, mais certainement un peu miteux pour son illustre compagnon. La réceptionniste leur donna les clés d’une chambre aux deuxième. Deux lits, une petite douche, une armoire et une salle de bain, le tout dans des tons crème, et une vue sur la mer. C’était plus qu’il n'en fallait. Silyen s’écroula sur le lit et s’endormit aussitôt. Autant pour les explications que Luke espérait en tirer sur ses « tests de nouveau pouvoir ».

  Le jeune homme soupira et se rapprocha de Sil, lamentablement étalé sur le ventre en travers du lit. Il le remit droit et le tourna sur le dos sans que cela ne le réveille. Il lui enleva ses chaussures, découvrant des chaussettes blanches qui avaient l’air d’avoir vu des jours meilleurs, et tira la couverture, puis il s’assit sur le lit et abaissa doucement la capuche du sweat parce que sinon, ça allait être le sauna là-dessous. Le visage de Sil était paisible sans la ride qui lui barrait le front lorsqu’il réfléchissait, c’est-à-dire quasiment en permanence. Il avait de minuscule taches de rousseur sur les joues et des éclats cuivrés dans les cheveux, héritage des Jardine. Puis Luke se souvint de son père et sa mâchoire se contracta.

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