Entre les mondes

Chapitre 3 : ABI

3333 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 16/08/2021 19:33

Quand Luke rentra, au milieu de la nuit, Abi se leva. Elle voulut le prendre dans les bras mais quand elle vit son regard dur et son visage ravagé, elle se retint.

  La jeune fille se sentait tellement impuissante. Mais elle savait que pour l’instant, elle ne pouvait rien faire et elle se sentait elle-même en morceaux. Tant de pertes, tant de souffrance. Certes, le régime des Egaux avait été détruit mais à quel prix… Elle sanglota toute la nuit sur son oreiller.

  Lorsqu’elle descendit prendre le petit déjeuner, le lendemain, elle avait les yeux gonflés. Libby gazouillait gaiement tandis que le soleil entrait à flot par les vitres à carreaux de la cuisine. Une odeur de pancake chaud provenait de la poêle que Griffith manipulait au-dessus de la cuisinière. Cela mit un peu de baume au coeur à la jeune fille, qui s’assit, s’empara de la bouteille de sirop d’érable dont elle versa une généreuse rasade sur les pancakes déjà déposés dans son assiette.

– Comment va Luke? demanda Daisy d’une voix inquiète.

– Je ne sais pas. Il est rentré au milieu de la nuit et est monté directement se coucher. Il n’a rien dit.

  Abi remarqua alors que les yeux de Daisy étaient aussi gonflés que les siens. Elle mit sa main sur la sienne:

– A moi aussi, papa me manque.

  Sa petite soeur hocha la tête puis entreprit de calmer Libby, qui trouvait très amusant de projeter du sirop d’érable partout avec sa cuillère.

  Luke apparut soudain sur le pallier. Il traversa la pièce sans un mot et sortit en claquant la porte.

  Abi, Daisy et Griffith se regardèrent.

– J’y vais, fit Abi.

  En sortant, elle eut juste le temps de voir son frère qui s’enfonçait dans la forêt.

– Attends! cria-t-elle.

  Mais Luke ne fit pas mine de ralentir. Elle dû courir derrière lui, slalomant entre les arbres. Des branches de sapin lui giflèrent le visage et des aiguilles s’emmêlèrent dans ses cheveux. Elle poussa un cri de douleur lorsqu’elle dut traverser un buisson de ronces. Luke marchait très vite, droit devant lui. Puis enfin, elle le rattrapa alors qu’il arrivait devant un grand étang qui lui barrait le passage.

– Hé, souffla Abi.

  Son frère ne fit pas mine de se retourner. Là, elle commençait vraiment à s’inquiéter. Il s’assit devant l’étang et enfouit sa tête sur ses genoux en grommelant:

– Laisse-moi tranquille.

  Oh, mais cette fois, Abi comptait bien rester. Elle s’assit donc à côté de lui dans un mélange d’herbe, de jonc et de boue, et l’observa sans bouger. Ses biceps saillaient sous sa chemise blanche. Elle ne voyait pas son visage, caché par ses mèches blondes et son avant-bras mais entendait sa respiration saccadée. Les minutes s’écoulèrent lentement et Luke ne bougeait toujours pas. Seule sa silhouette tremblait légèrement.

Je sais ce que tu te dis, lança Abi. Tu penses qu’il est mort par ta faute.

  Luke redressa la tête d’un coup. Il la foudroya du regard.

– Abi! J’ai dit que je voulais être seul!

  Elle l’incendia à son tour, ne se laissant pas impressionner. Il fallait qu’il comprenne.

– Qu’est-ce que tu crois que je me suis dit, quand j’ai regardé cette fichue télé!? Je me suis révoltée autant que toi, voire même plus. S’il est mort, alors c’est autant de ma faute. C’est aussi à cause de mes liens avec Midsummer qu’ils l’ont exécuté. Et puis j’ai réfléchi plus loin. Ni toi, ni moi ne sommes coupables. Le véritable responsable, c’est le système, l’oppression des Egaux, les jours d’Esclavage. C’est à cause de ça que tu t’es retrouvé à Millmoor et nous à Kyneston. Si nous avions pu continuer notre vie normale, rien de tout ça ne serait arrivé. 

  Sa voix se brisa d’un coup.

  Luke pleurait, maintenant. Les larmes coulaient sans bruit le long de ses joues.

  Il secouait la tête:

– Tu ne comprends pas Abi? J’aurais peut-être pu le sauver mais je n’étais pas là. J’ai gaspillé mon temps à Far Carr. Si j’avais su… si seulement j’avais su qu’il était danger, je te jure que je l’aurais sauvé. C’est peut-être le système qui l’a tué mais moi, je l’ai laissé tomber.

– Arrête de dire des bêtise, le coupa Abi. Si tu avais su, tu aurais fait exactement comme moi. Réfléchis. Midsummer avait un plan et le suivre était la meilleure option pour sauver les prisonniers. Jamais toi ou moi, sans Don, n’aurions réussi quoi que ce soit.

– ça, tu ne le sais pas! rugit Luke. On ne le saura jamais!

Il laboura le sol de ses ongles.

Abi, prise au dépourvu par ce nouvel éclat de rage, était momentanément interdite.

– Je n’aurais jamais dû rester aussi longtemps à Far Carr en espérant bêtement que vous alliez tous bien! J’aurais dû essayer de te retrouver! Je savais que tu n’étais plus chez Gavar mais j’aurais dû me douter que tu n’allais pas te réfugier tranquillement à quelque part.

– Comment peux-tu dire une chose pareille? se récria Abi. Je n’allais pas laisser les Egaux écraser les roturiers sans essayer de me battre! Et ça a marché!

– Mais à quel prix?! Non, ne dis rien. Et moi, je ne vaux pas mieux. Je me suis laissé embobiner par Silyen. J’aurais pu partir bien avant de Farr Carr!

– Le régime n’existe plus! explosa Abi. Je ne sais pas ce qui est arrivé dans le sous-sol avec Silyen mais c’est peut-être cela qui a fait disparaître le Don. Tu ne t’es pas dit que si tu n’avais pas été là-bas, peut-être que nous serions toujours en train de servir les Egaux et que papa… papa serait mort pour rien!?

  C’en fut trop pour Luke qui se leva et s’en alla à grands pas. La rumeur des insectes et des oiseaux s’était tue sous les éclats de voix. Abi se leva et le poursuivit à nouveau.

– Dis-moi que j’ai tort!

  Son frère ne répondit rien.

– Luke! Qu’est-ce qu’il s’est passé dans ce sous-sol?

  Aucune réponse.

– Alors ça veut dire que j’ai raison! cria Abi.

  Puis, voulant le faire réagir, tout en sachant que c’était une très mauvaise idée:

– Sais-tu au moins que Silyen est mort?

  A ces mots, Luke se figea.

  Lorsqu’il se retourna, ses yeux étaient remplis de douleur et de colère.

– Je sais. Et peut-être tant mieux. Comme je te l’ai dit, il m’a embobiné. Si je n’étais pas resté à…

  Abi le dépassa et se planta devant lui. Elle n’avait jamais vraiment porté Silyen dans son coeur. Après tout, c’était un Egal et il n’avait jamais rien fait pour combattre le système. Du moins, peut-être jusqu’au sous-sol. Mais elle l’avait vu avec Luke dans le couloir. Il devait s’être passé quelque chose de terrible dans cette pièce pour que son frère parle de lui avec une telle rage. Elle leva les mains, empêchant Luke de la contourner pour continuer son chemin.

– Ecoute-moi. Tu ne peux pas salir sa mémoire. Juste avant qu’on ne vous quitte, il a dit vouloir nous aider. Et j’ai vu son regard…. dans le couloir… Je ne pense pas qu’il t’ait embobiné.

– Les Egaux sont tous pareils. Ils vous apprivoisent et ils…, cracha Luke.

  Puis il se tut. Il devait avoir pensé à Jenner. Un silence gêné s’installa.

– Jenner m’a trahie, lâcha amèrement Abi. Il m’a livrée à Whittham Jardine. Je pense qu’il voulait prouver sa valeur à sa famille pour obtenir le Don. Il a failli réussir.

  Elle ne sut pas quoi ajouter.

  Luke non plus, apparemment.

  Il semblait momentanément épuisé.

  Abi finit par le trainer jusqu’à la maison de Griff, où il s’enferma dans sa chambre.

  

Maman arriva l’après-midi. Un taxi commandé par Gavar était allé la chercher à l’aéroport d’Heathrow. Quand elle descendit de la voiture, devant la petite porte vermoulue du jardin de Griff, le coeur d’Abi se serra. Sa mère elle n’était plus que l’ombre d’elle-même: des cernes creusaient son regard et elle paraissait avoir rapetissé, ressemblant plus que jamais à un moineau. Mais quand elle vit Luke, ses yeux parurent reprendre un peu de vie.

– Mes enfants!

  Ils se précipitèrent vers elle et se serrèrent tous longuement les uns contre les autres. Leur mère sanglotait doucement. Puis elle se détacha d’eux et prit Luke par les épaules.

– J’avais peur qu’il ne te soit arrivé malheur.

  Le jeune homme l’enlaça à nouveau et la serra avec délicatesse, comme s’il avait peur de la casser. Des larmes débordèrent de ses yeux.

  Lorsqu’ils furent tous assis autour d’un bon repas à base de poireau, de patates et de lard mijoté, maman raconta qu’elle était allée se réfugier chez de la famille en Irlande et qu’elle était revenue dès qu’elle avait reçu le message d’Abi. A ces mots, elle posa une main sur la sienne.

– Je suis désolée pour ma réaction à Lindum, ma chérie.

  Abi eut un petit rire nerveux:

– Ne t’en fais pas. Je comprends.

  Puis maman demanda ce qu’il leur était arrivé depuis leur séparation. Abi se tortilla mal à l’aise. Elle avait engagé Chien pour assassiner Whittam Jardine et ne tenait pas à ce que ça se sache, alors elle raconta sa fuite de Lindum, sa quête infructueuse de Luke et son retour à Londre en éludant Chien et le pistolet. Puis Daisy prit le relais et raconta la tentative de sauvetage de Gavar.

  Maman parut abasourdie, voire blessée.

– Un Egal? Pourquoi avez-vous voulu sauver Gavar?

– Il a toujours été bon avec moi et c’est le papa de Libby. Il a aussi sauvé Abi à Gorreghan Square, répondit Daisy d’un ton ferme.

  Maman n’avait toujours pas l’air très d’accord mais elle ne dit plus rien et Daisy continua et s’interrompit au passage où elles avaient retrouvé Luke et Silyen à l’autre bout du couloir. Abi et elle jetèrent un regard à leur frère, qui semblait curieusement absent, regardant le fond de son assiette comme s’il y discernait quelque chose de fascinant. D’un commun accord, les deux soeurs turent le baiser et se bornèrent à dire , comme le leur avait demandé leur frère, que l’Egal avait poursuivi sa route jusque dans la pièce où se trouvaient Gavar, Astrid, Bouda, Crovan et Faiers puis jetèrent un oeil interrogatif à Luke. Il fixait toujours son assiette.

– Qu’est-ce qui s’est passé ensuite? finit par demander Daisy.

  Abi avait posé la même question hier soir sans obtenir de réponse.

  Elle n’en obtint pas plus aujourd’hui.

– Je ne tiens pas à en parler, se contenta de dire Luke.

  Puis il se leva, prétextant qu’il avait besoin d’air et sortit.

  Décidément.

  Abi soupira et poursuivit par l’incroyable masse de Don qui s’était subitement engouffrée dans les sous-sol de la Maison de la Lumière et leur fuite jusqu’ici, Libby, Daisy et elle. Gavar les avait retrouvées et s’était assuré qu’elles étaient en sécurité avant de s’assurer d’affaires urgentes. Chien avait ramené Luke peu après.

– Ce pauvre homme? Il a pu se libérer? s’étonna maman.

  Oh juste, Abi n’avait pas mentionné qu’il l’avait accompagnée à Londres. Elle se contenta de répondre par l’affirmative et ajouta que Luke était resté un long moment évanoui sans mentionner sa disparition temporaire. Maman était déjà bien assez émotionnée comme ça.

  Puis vint le moment difficile de décider où disperser les cendres de papa, que Gavar avait remis solennellement à Abi. Elle-même pensait que la mer, que papa avait toujours adorée, était une bonne idée mais maman pensait qu’il valait mieux retourner à leur ancienne maison à Manchester. Daisy était aussi de cet avis, alors Abi s’inclina.

  Quand il revint, Luke ne protesta pas.

  Ils partirent le lendemain après avoir remercié Griff pour son hospitalité. Abi la serra fort dans ses bras. La question de Libby avait été résolue la veille. Daisy avait téléphoné à Gavar, qui était toujours très occupé après la pagaille de ces dernières semaines et attendait de savoir s’il serait jugé pour le meurtre de son père. L’ancien Egal avait voulu emmener Libby et Daisy avec lui mais cette dernière avait refusé, essayant de faire comprendre qu’elle allait inhumer son père. Le lord Jardine avait finalement paru sensible à l’argument et avait récupéré sa fille le matin. Abi avait profité pour lui demander des nouvelles. Elle essayait d’écouter la radio au maximum mais ne savait pas si les informations étaient fiables. Ce que Gavar lui avait dit ne l’avait pas vraiment rassurée. Bouda était devenue Chancellière ad interim et préparait la nation à des élections, pour faire de la Grande-Bretagne une démocratie. Abi n’osait y croire. ça lui paraissait trop beau, surtout si l’ex-Egale était derrière tout ça. Elle connaissait trop bien Bouda pour ne pas imaginer qu’elle préparait un coup tordu.

  Puis elle avait cessé d’y penser. Après tout, tout cela ne la concernait plus. Elle avait déjà assez donné. Elle mit la dernière main à ses maigres bagages - seule maman avait vraiment des valises. Puis ils partirent en direction de Manchester.

  Le trajet fut tendu.

  Abi avait une conscience aigüe des cendres de papa qu’elle avait placés dans une urne scellée, bien calée dans le coffre pour qu’elle ne se renverse pas. Maman conduisait avec concentration tandis que Daisy regardait d’un air triste à travers la fenêtre et que Luke, assis à côté d’elle, gardait des traits indéchiffrable. Finalement, Maman mit une musique à la radio pour détendre un peu l’atmosphère. Abi tenta d'engager la conversation à quelques reprises mais ses mots sonnaient faux. Elle finit par sortir le livre de contes de Griffith lui avait donné, ne voulant pas le reprendre lorsqu’Abi avait voulu le lui rendre. Mais elle n’arriva pas à se concentrer assez. De guerre lasse, elle scruta à son tour la route. Qu’allait-elle faire maintenant? Un temps, elle avait imaginé devoir vivre en hors-la-loi et peut-être se réfugier dans un autre pays. Mais la donne avait changé. La fin du régime de Egaux lui ouvrait une foule de possibilités. Peut-être pourrait-elle s’inscrire à une université et suivre la formation de médecine dont elle avait rêvé? Abi avait conscience qu’elle aurait dû être folle de joie à cette idée mais elle ne parvenait plus vraiment à ressentir d’émotions. ça lui avait pris lorsque le Don avait disparu et qu’elle avait réalisé que son combat était terminé. C’était comme si la flamme qui la faisait avancer s’était éteinte, laissant son être rempli de vide. Elle n’arrivait plus à ressentir ni vraie joie, ni peine. Tous ses sentiments étaient comme atténués, lui donnant l’impression d’évoluer sous l’eau.

  Pour la maison, ils avaient eu de la chance. Beaucoup de chance. Les amis à qui ils l’avaient louée pour dix ans pour les week-ends, les Norman, avaient accepté de la leur rendre malgré le contrat qu’ils avaient signé. Devant la tragédie vécue par les Hadley, ceux-ci s’étaient exclamés qu’ils rentreraient simplement à Buxworth et qu’en plus, cela leur ferait des économies. Maman avait failli pleurer d’émotion au téléphone. Abi devinait que beaucoup de familles n’auraient pas leur chance et que pour eux, les négociations se termineraient par avocats interposés, s’ils en avaient les moyens. Que deviendraient ces gens? Devraient-ils retourner dans les villes d’esclaves?

   Enfin, la voiture se parqua devant le garage.

  Si la pelouse était moins disciplinée qu’autrefois, des brins d’herbe s’égayant joyeusement dans toutes les directions, la maison n’avait pas changé. Les mêmes murs blancs, les même fenêtres bleu clair, et le même petit mobile carillonnant accroché par Daisy devant le perron, des années en arrière. C’était une vision surgie du passé, incongrue, qui mit Abi étrangement mal à l’aise.

  Maman descendit la première, un pâle sourire sur les lèvres.

– Bienvenue chez nous, dit-elle tandis qu’Abi et les autres claquaient les portières.

  Daisy s’efforça de sourire à son tour tandis que Luke sortait déjà les valises de maman de la voiture et les amenait à l’intérieur.

  Abi monta d’un pas hésitant dans sa chambre.

  Elle fut presque choquée par sa normalité. Certes, la décoration n’était plus là, elle avait dû l’enlever avant leur départ, mais le lit, l’armoire et le bureau où elle avait passé tant d’heures à réviser étaient restés inchangés. Une odeur chaleureuse flottait dans l’air. Celle de sa maison, réalisa-t-elle, qu’elle n’avait jamais remarquée jusqu’à maintenant parce qu’elle n’en était jamais partie assez longtemps. Elle se précipita vers la fenêtre, vit la vue qu’elle avait contemplée jusqu’à ses dix-huit ans. Inexplicablement, les larmes lui montèrent aux yeux. Elle éclata en gros sanglots et ressentit le besoin de frapper sur quelque chose, alors elle se rua sur son lit qu’elle martela de coups de poings.

– Abi?

  Luke.

  Il se tenait sur le seuil de sa chambre. Abi s’interrompit et se redressa lentement, tâchant de remettre de l’ordre dans sa chevelure sans réussir à stopper le flot de larmes qui coulaient toujours. Elle voulut dire quelque chose mais les mots s’étranglèrent dans la gorge. Lorsque son frère la prit dans ses bras, elle se laissa aller contre lui, souhaitant se noyer dans sa chaleur. Luke lui chuchota des paroles rassurantes, lui caressa les cheveux.

– Je suis désolé pour ce que je t’ai dit chez Griff, chuchota-t-il.

  Abi eut un rire qui ressemblait à un aboiement de chien asthmatique.

– Ne t’inquiète pas. On est tous à cran. Je suis désolée aussi.

  Luke la serra plus fort contre lui.

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