Entre les mondes
Luke dormait profondément. Ou plutôt, il essayait de trouver les eaux calmes d’un vrai repos. Sa conscience était sans cesse assaillie par des bribes de souvenir qui jaillissaient sans crier gare. L’antre d’Astrid. Bouda. Gavar attaché à une chaise, à qui Crovan essayait d’arracher son Don. Et Silyen, qui faisait mine de s’intéresser à cette abomination. Les mots de l’Egal, un peu plus tôt dans le couloir. « Vers le haut, et profondément. Tu sauras quand. » Et là…
Luke ne voulait plus y penser. Il lutta pour s’arracher à ce souvenir insoutenable et se raccrocher à quelque chose d’agréable. Oui, il y avait bien eu quelque chose d’agréable dans le couloir, mais quoi? Soudain, ça lui revint. La sensation de lèvres sur les siennes. Un baiser. Silyen. Silyen? Avait-il rêvé? De toute façon, le jeune homme était mort. Tué par… Non, encore ce souvenir! Mais c’était trop fort, Luke ne put l’empêcher de remonter cette fois-ci. Sa main enfonçant le couteau dans le crâne de l'Egal. Puis une de ses dernières pensées… Il y avait eu un sens à tout cela. Epuisé par tant d’effort, Luke se laissa dériver dans la grande mer noire sur laquelle il flottait. Il avait vaguement conscience d’un tiraillement dans le ventre. Puis il eut l’impression d’une présence familière à ses côtés. Etait-ce Abi? Ô, faites qu’elle aille bien et que Daisy aussi. Luke aurait tellement voulu se réveiller.
Finalement, la présence se dissipa, il resta à nouveau seul.
Sauf que soudain, la mer perdit toute noirceur. C’était comme si un soleil venait se lever, nimbant ce grand vide d’un éclat doré brillant. C’était si aveuglant que Luke ferma les yeux. Puis lorsque l’éclat diminua, il les rouvrit et….
Il sursauta violemment.
Le visage de Silyen se trouvait à quelques centimètres du sien.
Silyen.
Bien vivant.
Ou était-ce un rêve?
Les yeux du jeune homme reflétaient quelque chose d’étrange, que Luke n’avait jamais vu. De l’inquiétude.
En voilà une vision agréable au réveil, pas vrai? lança Silyen d’une voix amusée.
L’Egal lui tendit la main.
Luke la regarda comme s’il s’agissait d’un ovni. Il était complètement perdu. Il se souvenait d’avoir Silyen, mort, dans une mare de sang. Il se souvenait du liquide poisseux où il avait baigné et du goût métallique dans sa bouche.
– Viens!
Cette apparition semblait cependant bien réelle. L’Egal écarta les bras et une porte surgit au pied du lit de Luke, qui ne put retenir un rire émerveillé. Puis lui revint d’un coup: l’espoir que la mort de Silyen débouche sur un miracle tel que celui vécu par le Roi Merveilleux. Il n’eut pas le temps de réfléchir davantage: le jeune homme le tira par le bras et lui fit franchir la porte.
Tous deux se retrouvèrent sur une plage où un feu de bois crépitait joyeusement. Les vagues d’une mer sans fin léchaient le rivage et une odeur d’aiguilles de pin et de bois flottait dans l’air.
Le domaine de Far Carr.
Comment Luke aurait-il pu l’oublier? L’endroit où Sil et lui avaient fait la connaissance du Roi Merveilleux, où l’Egal devait avoir compris qu’il avait peut-être le pouvoir d’attirer tous les Dons de Grande-Bretagne. Luke s’assit dans le sable et dévisagea le jeune homme. Physiquement, il semblait exactement être celui qu’il était dans l’antre d’Astrid, et avait retrouvé son éternelle tenue d’équitation. Même cheveux sombres, bouclés et décoiffés, même regard moqueur, même peau si pâle qu’elle semblait diaphane. Luke hoqueta soudain de surprise. Il venait de remarquer ses yeux. Ses prunelles étaient désormais aussi dorées que le Don. Luke les avait déjà vues changer de couleur lorsque Sil avait réparé l’enceinte du domaine, mais elles avaient toujours fini par retrouver leur teinte noire habituelle.
– Alors… commencèrent-ils tous deux avant de s’interrompre.
– Toi d’abord, concéda Luke.
Sil ne se le fit pas répéter:
– Comment vas-tu? Tu as été… Tu es blessé?
Luke sentit ses mains lui effleurer le visage, comme s’il allait découvrir une quelconque blessure cachée. Autrefois, il aurait repoussé ces doigts avec gêne mais maintenant… ils lui laissaient des marques brûlantes sur les joues. Il frissonna et s’ébroua pour reprendre ses esprits.
– Je me suis évanoui très vite et je me souviens juste de Chien qui m’emmenait. Il a aussi tué Crovan. C’était horrible. Et quand je me suis réveillé, tu étais là. Il y a juste eu… (Luke fronça les sourcils, s’efforçant de se souvenir, puis il désigna son ventre,) Le lien. Il me tirait, comme s’il allait se défaire… Bon sang, j’ai cru que j’allais mourir!
L’Egal fronça les sourcils.
– C’est parce qu’il te rattachait à moi, commenta-t-il.
Bon, Luke devrait sans doute s’en contenter.
– Et alors? se lança-t-il. ça a marché? Tu étais donc vraiment…mort?
Silyen leva les yeux au ciel.
– Evidemment. Je dois dire que tu as bien réussi ton coup. Je n’aurais pas fait mieux: un geste net, précis, rapide.
Ah, toujours cet humour. Sauf que pour une fois, Luke ne releva pas, il était bien trop curieux. Il aurait juré nager en plein délire s’il ne sentait pas l’odeur du feu et du bois flotté. Il enfonça ses mains dans le sable juste pour être certain de bien sentir les grains fins et doux entre ses doigts.
– Et après?
– Eh bien, tout est devenu noir puis soudain, un ange m’a barré la route et intimé de revenir immédiatement sur Terre.
– Ah bon?
Silyen s’esclaffa:
– Ma parole Luke, tu avales vraiment tout ce qu’on te raconte. Je me demanderai ce qui se passerait si je te promettais qu’au fond de cette mer se trouvait un trésor. Tu te noierais sûrement avec enthousiasme.
– Ce n’est pas drôle.
– D’accord. Bon, je me suis retrouvé flottant dans le noir, comme si je me trouvais entre ici et… là-bas. (Il leva les mains, comme pour stopper la question que Luke s’apprêtait à poser). Je ne suis pas allé là bas, je n’ai aucune idée de ce qu’on y trouve. Et il y avait cette sensation. C’était une telle puissance. Un peu comme lorsque j’ai tissé la barrière de Far Carr mais en dix fois plus intense. (Il secoua la tête, un sourire béat sur la figure). C’était le Don qui affluait en moi. Celui de Gavar, Bouda, Crovan, Astrid puis de tous les Egaux de Grande-Bretagne. Quand j’ai ouvert les yeux, j’étais dans le mausolée des Jardines. Brrr, une vision sinistre, je te l’accorde. J’ai fait un saut à Far Carr et je suis passé te chercher.
– Donc ça veut dire que… enchaîna lentement Luke, raisonnant à voix haute, ça veut dire qu’il n’y a plus de Don en Grande-Bretagne et qu’alors… les jours d’Esclavage vont probablement disparaître! Les Egaux n’auront plus aucun moyen de faire pression sur les roturiers. Tu te rends comptes de ce que ça signifie? Je... Merci!
Le jeune homme était si ému qu’il en avait presque les larmes aux yeux. Tout ce pour quoi Doc Jackson et lui avaient lutté était sur le point de se concrétiser.
Sil avait l’air vaguement gêné et écarta le compliment d’une main.
Voyant que Luke s’apprêtait à protester, l’Egal se leva souplement, fit quelques pas devant le feu et sembla soudain s’embraser, devant aussi aveuglant qu’un soleil. Jamais le Don n’avait crépité avec une telle puissance autour de lui, même lorsqu’il avait créé la barrière du domaine. Puis soudain, la mer s’éleva - il n’y avait pas d’autre mot pour décrire ce phénomène -, et forma un dôme liquide. C’était comme si l’eau était devenue une gigantesque couverture, faisait miroiter des reflets ondoyants sur les visages des deux garçons. Des gerbes de feu s’élevèrent, créant un spectacle féérique, tandis que le sable se couvrait d’herbe et de minuscules fleurs blanches.
Waouw. Luke ravala d’un coup son indignation. Il commençait à saisir l’ampleur des pouvoirs de l’Egal. C’était comme s’il avait à nouveau eu le Roi Merveilleux devant lui… Il prit soudain conscience que l’eau, le feu, les fleurs avaient disparu. Silyen le regardait avec intensité.
– Alors? N’est-ce pas incroyable? ça dépasse toutes mes attentes - et autant dire que je n’ai jamais eu d’ambitions modestes, comme tu le sais.
Luke rougit, se passa la main dans les cheveux.
– Si, répondit-il lentement. Euh. Jusqu’où tu peux aller?
– Je n’en sais rien, dit Silyen avec un immense sourire. Mais je compte bien le découvrir. Je parie que j’ai désormais accès aux autres monde, comme le Roi Merveilleux. Tu feras partie du voyage bien sûr…
Il continua à parler mais Luke perdit le fil. Tout s’embrouillait dans sa tête. Les événements étaient allés trop vite pour qu’il puisse réfléchir: le trajet à Londres, l’antre d’Astrid, l’assassinat de Silyen, parce qu’il n’y avait pas moyen d’appeler ça autrement, puis sa résurrection. Et maintenant, l’Egal qui lui proposait d’explorer des mondes… Il avait l’impression d’avoir embarqué dans un train à grande vitesse par erreur, sans connaître la destination. Le Luke d’avant les jours d’Esclavages et Millmoor aurait certainement signé tout de suite. Il avait toujours rêvé d’aventures et pour lui, le meilleur moyen de s’évader avaient été les jeux vidéos. Mais le Luke d’aujourd’hui… Il avait subi tellement d’épreuves. Et il y avait Silyen. Cela aussi avait changé. Il se souvint de ses lèvres sur les siennes, dans le couloir de l’Antre d’Astrid. Il avait pensé être dégoûté. Mais non. Et il ne s’expliquait pas non plus le fait que la proximité avec l’Egal en ce moment même déclenche des frissons dans tout son corps. Il rangea ces pensées dans un coin de sa tête. Il préférait les analyser plus tard, au calme, parce que s’il le faisait maintenant, il sentait qu’il allait perdre pied.
Des mains le saisirent par les épaules et des yeux dorés plongèrent dans les siens:
– Tu ne m’écoute plus. Quelque chose te perturbe. Crache le morceau, Hadley.
Qu’est-ce qu’il pouvait bien dire?
– Eh bien… Tout est arrivé si vite. Je… Tu…
Puis le vide.
Le blanc absolu.
Silyen avait presque l’air déçu. Puis tout à coup, son visage s’éclaira:
– Oh, tu penses à ça, dit-il, en se rapprochant encore et en posant les doigts sur la nuque de Luke.
Il était si près. Il se rapprocha encore, jusqu’à ce que ses mèches brunes chatouillent le visage du jeune homme et prit doucement ses lèvres entre les siennes, les relâcha.
– Ne te tracasse pas, murmura-t-il. Je savais que tu étais comme ça. Et oh, tu parlais de me remercier il me semble. Je veux bien.
– Hmmm, grommela Luke, soudain tout cotonneux.
Il aurait voulu protester, repousser l’Egal ou lui dire d’attendre un peu, le temps qu’il ait pu réfléchir à tout cela. Mais il en était incapable.
Lorsque la bouche de Silyen se posa à nouveau sur la sienne, Luke faillit oublier de respirer. Il se dit brièvement que l’Egal devait sentir son coeur battre à cent à l’heure et rougit, entrouvrit ses lèvres. C’était bon, encore meilleur que dans le couloir d’Astrid. La main de Silyen glissa le long de son torse et saisit sa taille pour le rapprocher de lui, enflammant chaque terminaison nerveuse. Il lui caressa la nuque. Luke laissa échapper une exclamation de surprise puis se tut lorsque son sang bouillit dans ses veines.
– Alors, ça te plait? demanda Silyen, souriant au borborygme que le jeune homme lui servit en réponse.
Puis soudain, il posa les deux mains sur les épaules de Luke et le plaqua au sol puis se pencha sauvagement vers lui et recommença à l’embrasser. Luke sentit le sable sous ses doigts, l’odeur du bois flotté qui les environnait et le ressac des vagues. Il frissonna lorsque les mains de Sil s’aventurèrent sous sa chemise..
– Si tu savais depuis combien de temps j’attendais ça, murmura ce dernier.
Luke, lui, était complètement perdu. Il ne savait pas ce qui lui arrivait, si ce n’est que c’était puissant qu’il était parcouru par des vagues de chaleur. Il tremblait de tous son corps. Avait-ce été comme cela pour Abi aussi, lorsqu’elle avait été avec Jenner? Cette pensée lui fit l’effet d’une douche froide. Abi!
Il se redressa brutalement, envoyant Silyen valser en arrière.
– Hey! fit-celui-ci.
– Abi! Ma soeur! Et Daisy! Et mes parents!
Pourquoi ne s’en était-il pas préoccupé avant?
– Où sont-ils?
Silyen se redressa en s’époussetant.
– Du calme, répondit-il. Je peux t’assurer que Daisy et Abi vont bien. J’ai senti leur présence lorsque je suis venu te chercher et elles ont l’air en pleine forme.
– Et mes parents?
Silyen écarta les bras avec impuissance:
– Je n’en sais rien.
Luke se passa nerveusement les mains dans les cheveux. Ses parents avaient été envoyés à Millmoor après avoir été expulsés de Kyneston et il n’avait pas eu de nouvelles après ça. Abi en aurait peut-être.
– Ramène-moi là-bas. Tu as dit que Daisy et Abi y étaient, non?
– Oui mais…
– Silyen, s’il-te-plaît. Mes soeurs doivent savoir comment vont mes parents.
Luke lui prit les mains et le regarda d’un air suppliant. Le jeune homme leva les yeux au ciel.
– Luke. Réfléchis. Comme tu l’as si bien dit, les jours d’Esclavage seront certainement abolis maintenant que le Don a disparu et tes parents sont probablement en route pour rejoindre tes soeurs, où sont tout du moins en sécurité. Et toi, tu vas être considéré comme un héros de la nation. Le courageux roturier qui a essayé de mettre fin au régime à lui seul en tuant le Chancelier qui a précédé mon père. Tu n’as pas à t’en faire.
Luke en aurait hurlé de frustration.
Silyen ne comprenait pas ce que c’était que de se faire du soucis pour les siens. Bon, d’accord, l’Egal avait eu la pire famille possible, avec un grand frère colérique et playboy (mais qui s’était révélé humain en fin de compte), un père psychopathe, un frère sans Don et une mère… eh bien, il ne connaissait pas assez bien Thalia Jardine pour pouvoir en dire plus, mais tout de même. Enervé, il se mit à arpenter la plage. Une chose n’avait donc pas changé avec Silyen. L’art de la négociation.
Il se planta à nouveau devant lui:
– Ok, voilà ce que je te propose. On fait un saut à la maison, je vérifie avec Daisy et Abi si mes parents vont bien et ensuite on revient.
Les pauvres, elles devaient être folles d’inquiétude car il réalisait que pour elles, il avait dû purement et simplement s’évaporer.
Silyen ne semblait hélas pas convaincu. Il avait sa mine des mauvais jours, sourcils froncés, cheveux plus emmêlés que jamais et lèvres serrées.
Il finit par soupirer ostensiblement.
– Je me doutais bien que tenir à quelqu’un entraînait tout un tas de désagréments mais… est-ce si pénible à chaque fois?
Luke recula, comme s’il avait pris un coup.
Il marmonna qu’il allait chercher ses parents lui-même et partit d’un pas vif.
Evidemment, quatre pas plus loin, une main le retint.
– Luke.
Il pivota sur lui-même.
– Bon, poursuivit Silyen. Je peux te ramener bien que je ne comprenne pas ton entêtement à t’accrocher à des gens qui sont, selon toute évidence, bien à l’abri en Grande-Bretagne. Simplement, il faut que tu saches que je pourrai pas venir avec toi. Comme je te l’ai déjà dit, je ne tiens pas à ce que mes chers ex-pairs comprennent ce que j’ai fait. Ils seraient capables de me mettre en pièce dans l’espoir de récupérer leur Don, ce qui, je dois te l’avouer, m’enthousiasme moyennement. J’ai beau aimer les expériences, je préfère ne pas en être le sujet.
– Je comprends, répliqua Luke. Comme je te l’ai aussi dit, je vérifie que mes parents vont bien et je reviens.
Luke vit la lueur au fond des yeux dorés du jeune homme vaciller.
– Silyen. (Il hésita et attira le jeune homme, ce qui était assez perturbant car il était plus grand que lui et il était forcé de lever la tête pour le regarder dans les yeux.) Sil… Je te promets de revenir. Je ne te laisserai pas tomber. (Il hésita à nouveau, rassembla son courage et bégaya) Je tiens à toi, tu sais? Quoi que tu aies pu en penser avant… avant tout ça. Je… Tout est devenu différent.
Alors voilà que son coeur recommençait à danser la samba. Il avait l’impression de ne jamais avoir été aussi ridicule de toute sa vie, même quand il avait tenté de complimenter maladroitement Coira. Oh Coira… Un autre thème de réflexion qu’il rangea dans sa tête. Pour le moment, il fallait convaincre Silyen.
– Je reconnais que tu sais comment négocier, admit l’Egal avant de se dégager de l’étreinte de Luke. Tu veux partir tout de suite je suppose. Mais il y a une condition bien sûr. Il faudra que tu me laisses t’imposer une Réserve concernant notre plan, ma résurrection et mon existence.
Evidemment... ça aurait été trop facile. Silyen restait tout de même Silyen, ce qui n’empêcha pas Luke de s’offusquer:
– Comment? Après tout ce qu’on a traversé, tu ne me fais pas confiance?
– Je ne sais pas, Luke. Est-ce que je peux te faire confiance?
– Bien sûr, s’emporta le jeune homme. Je ne trahis pas mes amis à la première occasion. Et si je te promets quelque chose, ce n’est pas à la légère. Après tout, je ne tiens pas à… comment tu disais déjà? A te voir mis en pièce…
Silyen soupira:
– Je te crois. Mais admettons que tu te fasses capturer par, au hasard, Bouda, et qu’elle te mette entre les mains expertes, toujours au hasard, d’Astrid. Tu penses que tu tiendras toujours ta langue?
Un tel scénario était totalement absurde, songea Luke, comme il allait simplement faire un aller-retour.
– Vraiment Luke, insista Silyen. Je te promets que ça ne va pas faire mal et que ça prendra deux petites minutes, comme lorsque j’avais ordonné au Portail de vous reconnaître, toi et Chien.
Soupir.
– Je suppose que sans ça tu ne me renverra pas là-bas?
– Parfois, tu peux être une vraie lumière!
Aïe! Luke avait oublié qu’il ne pouvait pas faire mal aux Egaux. En tentant de donner un coup de poing dans l’épaule de Silyen, il avait été dévié par une force invisible qui l’avait projeté deux mètres plus loin Heureusement que le sable avait amorti le choc. Sonné, il tenta de se relever. Entretemps, Sil s’était précipité vers lui pour s’assurer qu’il était en un seul morceau.
– ça va? Franchement, tu as encore oublié mes défenses? Qu’est-ce que tu essayais de faire?
– Te…faire… ravaler ton arrogance, articula péniblement Luke en ignorant la main tendue de l’Egal.
– Ah. Eh bien, on dirait que ça n’a pas marché. Tu n’es pas blessé au moins?
Luke ne lui fit pas l’honneur d’une réponse et se contenta de ruminer sa défaite, avant de marmonner qu’il acceptait la Réserve. Silyen lui posa un doigt sur le front et doucement, quelque chose commença à pétiller dans les veines du jeune homme. Le Don. Comme l’avait promis Sil, aucune douleur, juste cette étrange intimité. Puis une image de l’Egal apparut dans sa tête et le picotement se fit plus intense. Luke eut l’impression que sa gorge se serrait, comme s’il était soudain devenu muet. Affolé, il ouvrit la bouche et fut rassuré lorsqu’il s’aperçut qu’il pouvait encore parler. Puis l’image se dissipa et Sil baissa la main.
– C’était tout? interrogea Luke.
– Oui. Comme je te l’ai dit, ça ne prend pas longtemps. Ma famille utilisait tout le temps les Réserves. Mère en a fait les frais après avoir surpris mon père dans les bras d’une lointaine cousine. Père aurait pu lui imposer un Silence mais non, il a préféré la Réserve pour lui rappeler qui détenait le pouvoir.
Décidément, charmante famille, songea Luke. Chez lui, jamais sa mère n’aurait trouvé son père dans les bras d’une autre. Il avait eu de la chance de grandir avec des parents aimants, et si exaspérantes aient parfois été ses soeurs, eh bien il les aimait plus que tout. Qu’allaient-elles dire quand elles apprendraient ce que Crovan lui avait fait à Eilean Dòchais? Que pourrait-il leur raconter sans les effrayer? Il allait enfin pouvoir se confier sur Millmoor, le Club, Jackson et Ange. Cela serait un réel soulagement car il ne s’était pas rendu compte à quel point sa soif de rébellion et sa vie secrète lui avaient pesé.
– …. deux semaines, acheva Silyen. Et Luke se rendit compte qu’il n’avait pas écouté un mot.
– Quoi? fit-il.
– Je disais: je te renvoie chez Griff… la nourrice de mes frères. Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est là-bas que je t’ai trouvé. Les retrouvailles larmoyante ont lieu et je te laisse faire tout ce que tu as à faire. On se retrouve au même endroit dans deux semaines.
– Deux semaines? Euh d’accord, sans problème.
– J’ai quelques expériences à mener, répondit Silyen à la question implicite.
– Mais tu ne veux pas revoir ta mère et Gavar? Quitte à leur imposer un Silence et une Réserve par la suite? rétorqua Luke, ce qui parut gêner le jeune Egal, qui haussa les épaules:
– Tu sais, je n’ai jamais été très famille. Il vaut mieux qu’ils me croient morts car Mère risquerait bien de faire une crise cardiaque et Gavar… qui sait comment il réagirait?
Luke sentit son coeur se serrer. Qu’avait bien pu endurer Silyen pour être si détaché? Pour ne pas même vouloir dire au revoir aux siens? Ou peut-être avait-il toujours été comme ça. Quoiqu’il avait paru sincèrement touché par la mort de Jenner. Avec un peu de temps peut-être…
– Qu’est-ce qui se passe dans ta tête, Hadley? Tu me regardes encore une fois avec ce drôle d’air. Et voilà que tu es rouge tomate.
– Peu importe, répliqua Luke. Il ne va rien m’arriver. Je te promets de revenir en un seul…
La main de Silyen soudain plaquée sur sa tempe l’interrompit et Luke sentit à nouveau le picotement du Don enfler en lui, faisant naître un sentiment de bien-être dans tout son corps. Lorsque l’Egal se détacha de lui, il ne s’était jamais senti aussi bien et réveillé, comme s’il avait bu trois cafés d’affilée après s’être doré la pilule sur une île paradisiaque.
– Qu’est-ce que tu m’as fait?
– J’ai simplement renforcé notre lien pour que je sois averti, au cas où il t’arriverait quelque chose. (Silyen grimaça.) Quand je l’ai créé à Kyneston, il ne s’est pas révélé aussi efficace que prévu, sinon, Crovan n’aurait pas pu te faire…tout ce qu’il t’a fait. Et j’ai aussi créé des protection douées autour de toi, au cas où. Tu te sens bien?
Bizarrement, loin d’être révolté qu’un Egal ait fait usage du Don sur lui sans sa permission, Luke était pour la première fois plutôt content. C’était comme si de l’adrénaline pure coulait en lui. Il acquiesça.
– Bon, maintenant, renvoie-moi là-bas.
– Attends. Il faut d’abord trouver une version plausible pour ta disparition de chez Griff.
Assis face à face dans le sable, les deux garçons planchèrent sur la question et Luke dut reconnaître que Silyen était beaucoup plus doué que lui à ce petit jeu-là. Alors que la fraîcheur du soir enveloppait les environs, l’Egal créa un cocon de chaleur autour de Luke. Et puis le problème de Bouda, d’Astrid et de Faiers se posa à nouveau. Silyen avait apparemment pensé à de nouveaux éléments.
– Est-ce que tu sais si elles ont survécu? demanda-t-il.
Luke se souvint d’une douleur cuisante sur la joue. Astrid l’avait giflé, à un moment. Il se souvint aussi des cris aigus de Bouda et de Faiers. Il haussa finalement les épaules. Il avait trop vite sombré dans l’inconscience pour savoir comment les choses s’étaient terminées.
Silyen serra les lèvres.
– Dommage, commenta-t-il.
Puis il se passa la main dans les cheveux et traça des motifs abstraits dans le sable. Les sourcils froncés, il expliqua à Luke que si Bouda et Astrid étaient encore en vie, elles voudraient les faire taire, Gavar, Chien et lui.
– Elles ne tiendront pas à ce que leur petite expérience avec mon frère s’ébruite. Ma phrase de tout à l’heure n’était pas une plaisanterie, le risque est réel, expliqua l’Egal, l’air intensément concentré. Je ne vois qu’une seule solution. Je vais leur imposer un Silence. Reste le problème des investigations qui doivent être en cours. Si on te pose des questions, tu répondras que je t’ai emmené avec moi pour procéder à quelques expériences - les enquêteurs ne le mettront pas cette explication en doute - et que je t’ai laissé entravé par le Don dans le Parlement. Tu as pu te libérer lorsque je suis mort, mon pouvoir ayant disparu avec moi, et tu as rejoint tes soeurs. Abigail et Daisy doivent donner exactement la même version.
– Mais les caméras ont dû me filmer en train d’entrer dans le couloir avec toi…
Silyen eut un rire froid.
– Avec la quantité de Don qui s’est engouffrée dans ce sous-sol, je te garantis que toutes les caméras ont grillé.
Le soleil baissait toujours davantage. Au moins deux heures s’étaient écoulées depuis leur arrivée sur la plage et le feu menaçait de s’éteindre. Silyen le raviva d’un simple regard.
Il se leva, écarta les bras, tel un prestidigitateur et une porte surgit de nulle part.
Luke ne put s’empêcher de sursauter.
Dès que le battant fut à moitié ouvert, une odeur d’essence passa à travers, et des coups de klaxon firent éclater la tranquillité de la plage. On ne voyait rien, si ce n’était un gros buisson qui prenait tout l’espace.
– Hmm, fit Silyen.
Et d’un coup, il devint invisible.
Juste comme ça.
Cette fois, ce ne fut plus un bond que fit Luke. Il faillit tomber dans les pommes. Jusqu’où allaient les nouveaux pouvoirs de l’Egal?
– Je me demandais si j’en étais capable, commenta le voix de Sil, surgie de nulle part. Bon, attends-moi là, je ne serai pas long.
Luke vit un dôme doré s’élever au-dessus de sa tête et retomber en un immense arc-de-cercle autour de lui, puis disparaître. C’était certainement une protection ou quelque chose de ce genre. Avant qu’il ne puisse dire quoique ce soit, le battant s’était refermé. Le jeune homme soupira et n’eut d’autre choix que de s’assoir dans le sable où il traça machinalement des motifs. Une heure passa, puis une autre.
Enfin, Silyen revint.
– Voilà, c’est réglé, annonça-t-il avec un sourire satisfait.
Luke s’était levé comme un ressort.
– Tu es prêt? demanda inutilement l’Egal.
Bon sang, le jeune homme était plus que près. Il voulait revoir sa famille. Sauf que bien sûr, Sil ne résista pas à une ultime remarques spirituelles:
– Oh, et je tenais à te dire que je trouve absolument adorable que tu utilises mon diminutif. Ce qui me force bien sûr à t’en trouver un, bien sûr. Qu’est-ce que tu penserais de Luke Skywalker. J’en ai vaguement entendu parler, je parie que ce sont des films dont tu es fan. Ou Luke le Défenseur des Opprimés? Ou alors, qu’est-ce que tu penserais de mon lapin?
Heureusement, cette fois Luke se souvint qu’il ne pouvait pas étrangler l’Egal:
– Je crois que je vais t’appeler mon trésor adoré si tu continues comme ça, répliqua-t-il, les dents serrées.
Silyen ricana.
Il agita les mains et soudain, une porte s’ouvrit apparut. Il l’ouvrit avec des gestes grandiloquents.
Luke inspira profondément. Devant lui se trouvait un paysage inconnu au fond duquel se trouvait une petite maison aux fenêtre illuminées. Il passa le seuil et se retourna:
– Prends soin de toi, Sil. Pas de bêtises s’il-te-plaît, je tiens autant que toi à te retrouver en un seul morceau.
La dernière chose qu’il vit fut un Egal souriant qui lui envoyait un baiser en lui répondant: « Promis mon lapin ».
« Mon lapin ». Du Silyen tout craché. L’Egal se pensait sans doute tordant? songea Luke en inspectant l’endroit où il avait atterri. Des arbres qui bruissaient doucement et une maison pimpante se découpait plus loin. Sil avait ouvert une porte avec une telle facilité, songea-t-il. Il devait encore se pincer pour y croire. L’instant précédent il se trouvait à Far Carr et là, il atterrissait… dans ce jardin inconnu. Curieux, tout de même, que Sil lui ait laissé un tel laps de temps. Quoique l’Egal ait en tête, Luke préférait ne pas le savoir, connaissant ses extravagances.
Il repensa à Griff. Il n’aurait jamais eu l’idée que Jardine aient pu avoir une nourrice mais après tout, c’était bien comme cela que les choses devaient se passer chez les Egaux. Ils avaient de l’argent à ne plus savoir qu’en faire, alors quoi de plus normal qu’une femme vienne s’occuper des enfants?
Luke s’ébroua. Il observa le potager débordant de légume, puis la lumière dorée qui filtrait des fenêtres de la maison. C’était bon signe. Daisy et Abi devaient sûrement être là, quoi qu’il n'entendît pas de bruit, seulement les grillons qui saluaient le crépuscule. Il passa la clôture du jardin, fit le tour de la maison et se retrouva devant une porte toute simple. ll inspira, frappa trois grands coups. L’air du soir, lourd des senteurs des fleurs de printemps et de la terre mouillée, lui fit légèrement tourner la tête. Ce devait aussi être le contrecoup de toutes les émotions vécues depuis… depuis l’antre d’Astrid, si ce n’était pas avant. Enfin, la porte s’entrebâilla et une vieille femme vêtue d’un tablier orné de fleurs apparut dans l’encadrement. Ses sourcils se froncèrent.
– Qui êtes-vous? demanda-t-elle d’une voix soupçonneuse.
ça devait être Griff. L’âge semblait correspondre en tout cas, Silyen lui ayant confié que son ancienne nourrice était plutôt âgée. Son visage ridé était tiré, comme si elle avait dû faire face à de mauvaises nouvelles récemment - certainement la perte de Silyen et de Jenner Jardine. Luke tenta de sa voix la plus aimable:
– Je suis Luke Hadley… Le frère et Daisy et d’Abigail. Je me suis éclipsé un moment, mais je suis de retour.
La vieille femme n’aurait pas paru plus choquée s’il lui avait annoncé qu’il était un surfeur en vadrouille venu danser des claquettes. Elle ouvrit à plusieurs reprises la bouche avant de laisser échapper:
– Luke? Le garçon qui a disparu comme par magie? Oui, ça y est, je vous remets. Je ne vous ai pas vraiment vu en détail, vous étiez évanoui quand vous êtes arrivé ici.
– Oui. Par contre cela n’avait rien à voir avec de la magie, j’ai suis simplement… sorti par la fenêtre, j’avais besoin de prendre un peu l’air.
Mais… Votre chambre est au deuxième étage. Comment avez-vous pu…?
Sans ciller, Luke brandit les couvertures que Sil avait subtilisé dans la chambre que Luke avait occupée et expliqua qu'il s'en était servi pour descendre de la fenêtre. La veille femme parut légèrement rassurée.
– Vos soeurs vous ont cherché partout. Elles sont très inquiètes, fit-elle en ouvrant la porte.
Une bouffée d’air chaud assaillit Luke, qui essuya ses souliers sur le paillasson. La maison était aussi chaleureuse qu’à l’extérieur. Il y avait ce joyeux capharnaüm que Luke avait souvent vu chez les personnes âgées, mélange de porcelaine, de petits napperons soigneusement brodés et de cadres aux montures dorées, représentant les ancêtres de la famille. Une odeur de cannelle et de savon flottait dans l’air. La vieille femme conduisit Luke dans l’escalier et frappa à l’une des portes le long du couloir. Une voix familière répondit.
Abi!
La porte s’ouvrit.
Sa soeur ouvrit des yeux ronds, comme frappée par la foudre. Puis sans rien dire, elle le happa et l’enlaça férocement.
– Luke! claironna une deuxième voix.
Et Daisy se joignit à l’embrassade.
Luke se sentait infiniment soulagé. Voir ses deux soeurs et les serrer dans ses bras, c’était plus qu’il n’avait osé en espérer. Pendant un moment, plus personne ne parla tant l’étreinte était forte. Puis Abi finit par se dégager.
– Oh Luke, tu nous a fait une de ses peurs! Ou étais-tu passé? On t’a cherché toute la journée!
– Tu avais disparu! renchérit Daisy.
Voilà c’était le grand moment. Luke pria pour être assez convaincant:
– Eh bien, je suis sorti prendre l’air. J’avais les idées embrouillées. Après ce qui s’était passé au Parlement… Je n’avais qu’une idée, c’était sortir, m’enfuir. Je ne savais pas que j’étais en sécurité. Et puis ensuite, j’ai commencé à réfléchir et j’ai compris que j’avais fait n’importe quoi, alors je suis revenu.
Comme il l’avait déjà dit à Griff, il réexpliqua comment il avait noué des couvertures pour descendre par la fenêtre.
– Mais tes couvertures étaient sur ton lit! contredit Abi.
Luke se ramassa pour ramasser la « corde » qu’il avait laissée tomber par terre:
– J’en ai trouvé d’autres.
Sa soeur ne semblaient pas convaincue. Mais en même temps, il n’y avait aucune autre explication plausible alors elle sembla se satisfaire de celle-ci, tout en lui jetant coup d’oeil qu’il traduisit par: « Je te crois jusqu’à ce que je trouve la vérité ».
La suite fut plutôt agréable. Après s’être présentée, Griffith le conduisit à la cuisine où elle l’installa d’office devant une pile d’appétissantes saucisses grillée, un bol de salade qui semblait provenir du jardin et une grosse miche de pain. A cette vue, l’estomac de Luke gargouilla avec enthousiasme. Ce fut un vrai régal. La télévision était allumée et le jeune homme entendit quelques bribes d’un flash info.
« En attendant que l’enquête sur la disparition du Don soit conclue, les frontières ont été temporairement fermées. Le gouvernement de transition a expliqué qu’il s’agissait d’une mesure de sécurité, étant donné que rien n’exclut que le phénomène touche les Doués qui pénétreraient sur notre territoire. Malgré nos demandes répétées, les enquêteurs n’ont pas communiqué sur l’avancement des investigations ».
Cela rappela à Luke les consignes de Silyen. Il transmit à ses soeurs la version qu’elles devraient donner si des policiers les interrogeaient. « Je vous expliquerai plus tard » fit-il lorsqu’elles voulurent en savoir plus. Puis, pendant qu’il continuait à dévorer son repas avec entrain, Abi entreprit de lui expliquer ce qui s’était passé depuis sa disparition. Elle et Daisy l’avaient apparemment cherché toute la journée, avaient inspectés tous les village voisins et avaient même téléphoné à Renie. A ces mots, Luke arrêta de mastiquer et bombarda sa soeur de questions: où était Renie? Est-ce qu’elle allait bien? Est-ce qu’elle avait été mêlée à la révolte? Abi rit et le rassura sur toute la ligne. Elle raconta dans les grandes lignes sa rencontre avec le Club à Highwithel et son alliance. Puis comment ils avaient planifié les actions de révolte avec Midsummer. Luke buvait ses phrases, posait mille questions. Il ne s’aperçut même pas qu’il avait fini son assiette et que Griffith lui avait servi un chocolat chaud. Mais Abi s’interrompit soudain, alors qu’elle arrivait au moment où elle parvenait au domaine des Zelton. Luke ne remarqua pas la gêne qui avait brusquement saisi de sa soeur. Il n’en revenait pas de tout ce qu’Abi avait traversé. Elle ne l’avait jamais laissé tomber. C’était elle, et pas seulement Ange et Jackson, qui avaient essayé de le sortir des griffes de Crovan. C’était elle qui avait fait évader Renie et qui avait mené la révolte. Il la considéra d’un oeil neuf. Elle avait toujours semblé si sage, plongée dans ses bouquins, à vous faire sans cesse la morale. Comment avait-elle pu changer à ce point? Puis il pensa que lui aussi avait changé.
L’expression d’Abi se fit plus grave. Elle l’informa qu’il avait dormi un jour entier:
– Chien a débarqué ici avec toi dans les bras, comme s’il savait où nous trouver. Il est parti dès qu’il t’a déposé.
Elle ne savait pas où l’homme était allé ensuite.
– On a eu tellement peur! intervint Daisy. On a cru que tu étais…
Elle ne put prononcer le mot.
Luke se sentit soudain terriblement coupable. En passant cette porte avec Silyen, il n’avait songé qu’à sa joie de retrouver le jeune homme bien vivant. Mais il avait réparé cette bévue maintenant.
– Et alors, où tu étais? demanda Abi.
– J’ai juste exploré les environs. J’ai dû partir dans une autre direction que la vôtre, sinon on se serait retrouvés plus tôt.
Puis, pour éluder d’autres questions gênantes, il demanda où étaient les parents.
Un effroyable silence tomba. Daisy et Abi étaient devenues blêmes. Elles se jetèrent un coup d’oeil mal assuré. Luke senti un grand froid l’envahir. Qu’est-ce qu’il y avait?
Abi se lança parlant très lentement, comme si chaque mot allait lui exploser à la figure.
– Maman s’est réfugiée en Irlande, elle devrait arriver demain.
Puis elle se tut.
– Et papa? demanda Luke d'une voix étranglée, même s’il se doutait déjà de la réponse.
Abi lui prit les mains tandis que Daisy faisait le tour de la table pour l’enlacer. Griffith semblait absorbée dans son tricot.
– Papa est… Oh Luke je suis désolée, papa a été tué, dit Abi, bouleversée.
Le sol aurait pu s’ouvrir sous les pieds de Luke, ça n’aurait pas été différent. Il était comme foudroyé. Il commença à trembler de tout son corps. Les mots ne voulaient pas s’imprimer dans son esprit, il les repoussa de toutes ses forces. Peut-être que s’il faisait comme s’il ne les avait pas entendu, cette horrible vérité disparaîtrait. Son père. Son gentil papa un peu ringard. Celui qui lui avait appris à marcher, à faire du vélo, à réparer une voiture. Qui le rabrouait gentiment quand il avait fait une bêtise et qui avait tenté de le défendre lorsqu’on l’avait emmené à Millmoor.
Non!
– Comment? réussit-il à demander.
Abi pleurait doucement et Daisy sanglotait contre sa nuque. Elle lui expliqua l’évasion de Fullthorpe avec les statues animées par Midsummer, sa propre panique lorsqu’elle avait constaté qu’il manquait un prisonnier et qu’il s’agissait de sa mère, la façon dont elle l’avait récupérée dans l’hôpital puis, une fois en sécurité, l’horrible scène vue à la télé.
C’en fut trop. Luke se leva d’un coup, faisant quasiment tomber Daisy qui s’était accrochée à lui.
Une colère sourde enfla en lui, encore plus violente que lorsque Kessler s’en était pris à lui ou que Crovan avait confessé tout ce qu’il avait fait à Coira.
Son père, tué sur l’ordre de cette ordure de Jardine.
– Il n’a pas eu une chance! Il n’a pas pu se défendre! cria-t-il en tapant violemment du poing sur la table.
Abi sursauta. Luke ne s’en aperçut même pas. Soudain, la pièce lui paraissait trop petite, étouffante, comme si les murs se resserraient autour de lui. Il ne pouvait pas supporter de rester ici une minute de plus, il sortit, fonça droit sur la forêt.
L’air de la nuit ne suffit pas à refroidir le bouillonnement dans ses veines. Il martela de coups de poings le premier arbre venu, se fichant du sang qui commençait à couler entre ses phalanges.
Il n’allait plus jamais revoir son père!
Son père qui n’avait jamais fait de mal à personne, qui était innocent!
Luke se déchaîna durant un temps indéfinissable, jusqu’à ce que ses forces l’abandonnent. Il tomba à genoux en sanglotant.
Tout était sa faute. Son père avait été tué parce que lui, Luke, s’était rebellé à Millmoor et avait tué un Egal. S’il avait sagement fait son travail, s’il n’avait pas suivi Renie, son père serait encore en vie. Quelle idiot il avait été!