Entre les mondes
La tête appuyée contre la vitre de la limousine, Chris Graillingstream faisait semblant de dormir. Il n’avait aucune envie de discuter avec l’ours qui lui servait de « garde du corps », il n’avait aucune envie de réfléchir à ce trou béant qui le traversait de part en part, là où s’était auparavant trouvé son Don, et surtout, il n’avait aucune envie de se trouver là. Mais à moins d’ouvrir la portière et de sauter, il devrait se contenter de rester assis, attendant d’arriver à l’abattoir. Il avait déjà envisagé de fuir. Hélas, il s’était aperçu qu’où qu’il aille, il serait traqué et certainement retrouvé, connaissant les moyens et la détermination de son père. Il avait donc laissé le gorille envoyé par ce dernier l’emmener. Il valait mieux assumer les conséquences de ses actes quoi qu’il lui en coûte. Chris jugeait qu’il avait déjà été suffisamment puni avec la perte de son Don mais il doutait que son père voie les choses de la même manière.
Il souleva ses paupières de quelques millimètres et à son grand désespoir, reconnut les environs. Ils seraient bientôt arrivés.
Les roues crissèrent sur des gravillons, tandis que les vitres blindées s’abaissaient. Si Chris ne s’était pas trouvé dans la voiture, le Gardien serait venu, mais le portail en fer forgé reconnut le sang Grailingstream. Dans un chuintement, les grilles s’ouvrirent toutes seules. Nouveaux crissements de gravillons tandis que la voiture redémarrait puis traversait un vaste parc surplombé de hauts arbres avant de s’arrêter.
– Je sais où est l’entrée, inutile de m’accompagner, lança Chris au garde du corps.
S’il avait encore eu son Don, il aurait fait souffler une rafale de vent pour souligner son propos. Il soupira intérieurement.
– Votre père m’a demandé de vous conduire jusqu’à ses appartements. Il veut vous parler immédiatement.
– Il n’a qu’à attendre! répliqua Chris en s’élançant à travers le parc, tournant le dos à l’imposante demeure de pierres blanches qui lui faisait face.
Il avait envie de hurler de désespoir.
De pleurer.
De mourir.
Père l’aurait traité de faible, mais il s’en fichait.
Athlétique, la musculature fine, le jeune homme avait toujours été doué pour la course, même si l’ours, qui s’était évidemment lancé à sa poursuite, ne se défendait pas mal. Chris accéléra dans la nuit, sentant ses muscles commencer à le brûler. Il allongea encore sa foulée. A la faible lueur des étoiles, il ne voyait pas grand chose mais il connaissait ce parc comme sa poche.
Son arbre apparut enfin.
Sans hésiter, Chris sauta. Ses doigts crochetèrent les premières branches. Il escalada le tronc comme un singe. Il n’avait plus beaucoup de temps. Alors il ferma les yeux et appuya le front contre le tronc. Il se rendait toujours là lorsqu’il ne se sentait pas bien. C’était peut-être idiot mais il lui semblait que l’arbre lui apportait du réconfort. Il inspira profondément, puisa les forces qui lui manquaient. Puis il prit la plaquette en argent qu’il portait autour du cou, manquant d’arracher la chaînette dans la précipitation. Il la plaqua contre le tronc l’arbre. Ses doigts s’enfoncèrent à travers l’écorce, comme si celle-ci était devenue immatérielle. Vite. Il lâcha la plaquette, juste au moment où il sentit l’air se déformer autour de lui. Une puissante bourrasque surgit de nulle part, si violente qu’elle l’arracha au tronc. Chris fut projeté en arrière. Il se retrouva suspendu au-dessus du vide, uniquement porté par un puissant courant aérien soufflant verticalement. Le garde du corps. C’était donc un Zéphyr. Chris aurait dû s’en douter. Les Elémentaux, comme il l’avait été, faisaient partie des gardes du corps favori de père, uniquement supplantés pour sa défense personnelle par les Guerriers.
Le vent faiblit et Chris redescendit doucement vers la terre. Ses pieds se posèrent sur l’herbe mouillée sans un bruit.
- Qu’est-ce que tu pensais faire? grommela le garde du corps, les muscles contractés au cas où Chris aurait encore voulu s’enfuir.
- Rien, répondit sèchement le jeune homme.
Puis, les épaules voûtées, il se mit à marcher vers l’entrée du bâtiment en briques blanches.
Il en ressortit trente minutes plus tard, au pas de course.
Il se rua dans son arbre et pressa à nouveau son front contre l’écorce. Sa joue le brûlait et il sentait plusieurs bleus fleurir sous son T-shirt. Une colère teintée de désespoir l’envahit. Jamais son Don ne lui avait encore autant manqué. Avant, la douleur aurait reflué au bout de quelques minutes et les bleus ne seraient jamais apparus. Balayant les larmes qui menaçaient de déborder, Chris monta encore quelques branches et inspira profondément, plongeant son regard dans celui des étoiles.
Il s’exhorta à réfléchir calmement. La confrontation ne s’était encore pas si mal passée. Il s’était attendu à bien pire et c’était cela qui l’inquiétait. A la lueur qui s’était allumée dans le regard de père, lorsqu’il avait constaté qu’il n’avait effectivement plus de Don, Chris se doutait qu’il devait avoir une idée derrière la tête.