Le Cercle de la Louve
Illyana revint au domaine annexe juste avant le déjeuner. Elle prit rapidement Jean à part et, après s’être isolées à la bibliothèque, lui exposa tous les événements de la matinée. La jeune élève fut ravie de la voir manifester aussitôt un net intérêt à cette idée d’Équipe de Premier Contact.
Malheureusement, cet espoir que la jeune rousse intègre son équipe s’évanouit après lui avoir expliqué que Charles Xavier désirait que les filles se rendent sur le terrain dès le lendemain.
-Illy, soupira Jean. Amara est toujours sous surveillance rapprochée car on craint qu’elle fasse une bêtise. Je ne peux pas partir, ce n’est pas le bon moment.
-Je peux demander au professeur Xavier de reporter la mission, si c’est possible, suggéra Illyana, inquiète.
-Il n’en est pas question. Le mutant qu’il veut que vous contactiez est peut-être en danger. Si Charles vous demande d’agir aussi vite, ça veut généralement dire que la personne qu’il a localisée a besoin de notre aide.
-Mais si Amara ne va pas bien du tout, je devrais peut-être rester ici avec vous, non ?
Jean secoua la tête :
-Rahne, Sam et moi, on s’occupe d’elle. Toi, tu as une requête venant du directeur de l’établissement en personne. Tu dois accomplir la tâche qu’il vous a confiée. Je suis vraiment désolée, Illy… j’aurais sincèrement voulu venir avec vous demain. Mais si Charles te confie d’autres missions de ce genre, je serai ravie de me joindre à ton équipe. Mais pour l'instant, on a besoin de moi ici.
Les traits d’Illyana s’affaissèrent. Bien sûr, Jean avait raison. Puis… un autre X-Men pouvait la remplacer pour cette opération de Premier Contact, même si la jeune blonde avait tellement à cœur qu’elle et Kitty soient ses coéquipières pour la première mission de terrain qu’elle dirigerait… Mais il en était ainsi.
Au moment où leur brève discussion s’apprêtait prendre fin, un tapotement à la porte de la bibliothèque se fit entendre et Hank McCoy passa la tête dans la pièce.
-Veuillez m’excusez, fit-il. Mais je crois deviner le sujet de votre discussion à toutes les deux et je pense pouvoir vous aider.
Il pénétra dans la bibliothèque et ferma les portes derrière lui.
-Je ne crois pas me tromper en ayant de bonnes raisons de croire que vous parlez de la mission de Premier Contact de demain ?
-Non, monsieur, acquiesça Illyana.
-Je viens d’avoir Charles au téléphone. Je l’ai mis au courant de la situation. Figurez-vous qu’il m’a fait l’honneur de se proposer pour passer la journée de demain ici afin que Jean puisse participer à cette fameuse mission.
-Professeur, je ne peux pas…, commença à protester la rouquine.
Hank leva la main.
-Je sais. Moi aussi, je me fais du souci pour Amara. Mais je pense de tout de cœur que tant que Charles sera là, tu pourras partir l’esprit tranquille et assister Illyana dans sa première mission de terrain. Charles a particulièrement insisté pour que tu y ailles. J’ai le sentiment qu’il voit en vous deux, ainsi qu’en mademoiselle Kitty Pryde, un excellent potentiel d’équipe. Il souhaite que vous saisissiez cette opportunité de travailler ensemble pour voir comment vous vous coordonnerez. Si votre mission de demain se déroule bien, il sera sérieusement prêt à faire le nécessaire pour que vos affectations soient permanentes, à toutes les trois. Je peux vous jurer que je ne laisserai en aucun Amara se faire du mal. S’il le faut, nous serons même prêts à faire venir chaque résident du bâtiment dans sa chambre pour la surveiller, mais je suis presque certain que nous n’en viendrons pas à cette extrémité.
* * *
Le restant de cette brève journée hivernale s’écoula en un clin d’œil ; l’obscurité avait pris place depuis plusieurs heures au moment du dîner. La tempête de neige annoncée avait du retard mais cela ne signifiait en rien qu’elle était passée. Au contraire, au lieu de tomber dans la soirée, le plus dur aurait lieu le lendemain matin. Quelques rafales de vent soufflaient tout de même déjà pour rappeler aux autres ce qui les attendait.
En temps normal, les élèves se seraient rassemblés dans le salon après manger et lancés dans un film ou un jeu de plateau mais le cœur de Dani n’y était pas. Tout ce qu’elle désirait faire, c’était ramper dans son lit, plonger la tête sous les couvertures et hiberner jusqu’à l’arrivée du printemps.
Cependant, Rahne insista pour qu'elle la retrouve dans le salon. Dani gémit mais accepta. De toute façon, chaque fois que sa compagne lui demandait quelque chose, la jeune Amérindienne ne refusait pratiquement jamais et ce soir-là ne serait pas une exception. Toutefois, quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle vit que Sam, Amara, Illy et Roberto se tenaient dans la pièce et, qui plus est, vêtus de leurs manteaux d’hiver, boots et bonnets. Roberto portait un large tambour aplati qui fit instantanément penser à Dani à ceux qui étaient employés dans la médecine traditionnelle et utilisés lors de célébrations auxquelles elle avait assisté dans les réserves où elle avait vécu.
-Qu’est-ce qui se passe ici ? demanda-t-elle, sans comprendre.
-Ce soir, on va procéder à une cérémonie où on sera tous en Cercle, lui répondit Rahne en lui tendant son manteau.
-On va faire un Cercle de Vérité ? Dehors ?
-Pas un Cercle de Vérité, non. Un Cercle Lupin.
Dani cligna les paupières de surprise. Elle n’avait aucune idée de ce dont parlait Rahne.
-Attend, un Cercle Lupin… comme le loup ?
-Habille-toi, ordonna Rahne d’une voix surprenamment implacable. Perplexe, la jeune Amérindienne reporta son regard sur ses camarades pour obtenir une explication, mais tous haussèrent simplement les épaules et désignèrent Rahne d’un mouvement de tête. Quoiqu’il fût en train de se dérouler, la jeune rouquine en était l’instigatrice.
Peu de temps après, le groupe d’amis se tenait dehors, à seulement quelques pas du porche arrière. Un petit feu de joie d’à peine trente centimètres brûlait dans une petite zone de terrain dégarni. Rahne ordonna à tout le monde de se rassembler en Cercle autour du feu.
-Ok, est-ce que l’un de vous peut m’expliquer pourquoi on est là, à se les peler dehors ? questionna Dani.
Elle posa ensuite les yeux sur Rahne et eut soudain le souffle coupé, surprise. Sa copine ne s’était pas transformée en louve mais ses yeux avaient dorénavant leur forme entièrement lupine ; la jeune femme se tenait dans une position accroupie curieusement sauvage qui rappela aussitôt à Dani l’image d’un loup sur le point de bondir, bien que Rahne était visiblement toujours en grande partie humaine.
-Mes frères et mes sœurs ! s’écria Rahne en faisant de grands gestes avec ses bras, des mouvements vraiment théâtraux qui, à quoiqu’ils pussent être destinés, étaient effectués dans le plus grand sérieux et non pas dans le but de divertir. Ses doigts étaient recourbés contre sa paume qui ressemblait plus à une patte munie de griffes qu’à une main humaine. Notre meute se réunit aujourd’hui ! Maintenant, le Cercle de la Louve peut commencer !
À ce signal, Roberto leva son tambour pour entamer un battement lent et régulier, un rythme aussi persistant et propulsif que celui du cœur.
-Notre meute est en alerte ! s’écria Rahne tandis que le battement de tambour continuait. Nous avons une blessée parmi nous. Afin que la meute reste forte, nous devons soigner notre sœur louve ! Nous devons guérir son esprit pour qu’elle puisse se laisser guider par le vent et nous emporter en toute sécurité vers tous les lieux sacrés !
Dani, qui n’avait toujours pas la moindre idée de ce qui se tramait, commençait dorénavant à soupçonner le but de cette activité. Peut-être s’agissait-il d’une sorte de cérémonie destinée à aider Amara.
Il y avait également quelque chose de différent dans la voix de Rahne, comme si son larynx basculait désormais entre sa forme lupine et humaine. Quand elle prenait la parole, sa voix avait un timbre inhumain et sauvage vraiment déroutant à écouter.
-Que notre sœur louve s’avance ! cria Rahne. Que tous nos frères et sœurs de la meute posent leurs regards sur elle afin de pouvoir apaiser son cœur et la purger du poison imprégnant son esprit !
Dani regarda Amara, s’attendant totalement à ce que la jeune blonde soit la louve en question. Quelle ne fut pas sa surprise lorsque Sam lui prit la main et qu’Illy lui agrippa l’autre.
-Les gars ? fit Dani qui commença à sentir une vague inquiétude grandir en elle. Ok, vous pouvez me dire ce qu’il se passe ?
Rahne avança dans le faible espace entre Dani et le tout petit feu de joie.
-Ma sœur, prononça-t-elle d’une voix que la jeune brune n’avait entendue jamais avant. Tu es troublée. Ton cœur souffre et ton âme est affaiblie.
Soudain, Dani comprit. Cette cérémonie, si c’en était bien une, était tout ce qu’il y avait de plus vrai et sérieux. Mais elle savait également que c’était Rahne qui la dirigeait. Et Rahne, elle la suivrait n’importe où. À plusieurs reprises, elle lui avait confié sa vie et son âme. Aujourd’hui, elle le referait.
-Qu’est-ce que je dois faire ? demanda-t-elle.
-Tu dois nous ouvrir ton cœur, ma sœur. Il faut que tu laisses le vent entendre ta peine. Tes frères et sœurs de la meute doivent plonger dans ton âme afin de te conférer leur force et ainsi, tu nous reviendras rétablie.
Elle se tourna et cria d'une voix n'ayant absolument rien d’humain :
-Que le hurlement commence !
Le rythme du tambour s’intensifia et devint légèrement plus rapide.
-Mes frères ! Mes sœurs ! Faites que vos voix soient entendues ! Faites entendre votre chant aux étoiles, au vent et à la lune ! Faites entendre votre appel aux lieux sacrés de nos ancêtres ! Hurlez ! Hurlez à l’intention des grands esprits ! Demandez-leur de guérir notre sœur ! Hurlez !
Quelque chose résonnait dans le ton de Rahne, rendant sa voix envoutante, dénuée de toute humanité. Un à un, les élèves se mirent ensuite à élever la voix, poussant des hurlements similaires à ceux du loup, d’abord avec hésitation mais qui gagnèrent en force et en intensité sous les exhortations de Rahne. Cette dernière hurla à son tour mais son cri n’eut rien à voir avec celui qu’un humain pouvait imiter. C’était un authentique hurlement de louve. Les voix des autres se joignirent à la sienne, en chœur. Roberto avait rejoint le Cercle ; le tambour n’était plus dans ses mains et pourtant, le battement résonnait toujours, plus fort que jamais. Comment était-ce possible ?
Dani se mêla aux cris. Il lui était impossible de se retenir. Aussi ridicule et insensé que c’eût l’air, elle ne put se retenir de pencher la tête en arrière… et de hurler. Hurler à plein poumons. Chaque fois que Rahne exhortait la meute à recommencer, Dani poussa un hurlement encore plus long et puissant que le précédent et à chaque fois, ressentit qu’un profond bouleversement s’imposait.
Les hurlements n’avaient plus rien de comique ou ridicule. Tout le Cercle hurlait et toute la tension, toute la peine transparaissaient à chaque cri. Dani ressentit toute sa douleur grandir dans sa poitrine et plus elle hurlait, plus elle la libérait. Elle la sentit s’évaporer hors de son corps, expulsée de force à travers les jappements et hurlements qu’elle émettait. Elle était littéralement en train de hurler sa douleur.
Elle n’était pas seule. Sam, Amara, Roberto et même Illy, tous concentraient leurs chagrins pour l’expulser hors d’eux. Les hurlements devinrent plus forts, plus longs, plus féroces. Ils s’élevèrent et s’évanouirent dans le souffle aiguë du vent, emportant une abondance de peine et d’angoisse avec eux.
Dani ne parvint pas à s’arrêter. Toute la souffrance qu’elle avait ressenti dans sa vie était en train de jaillir d’elle à cet instant. Violent et primal, ne demandant qu’à sortir, chaque nouveau hurlement se mutait presque en cri strident. La perte de sa mère, le décès de son père, la nécessité constante d’aller vivre ailleurs, les voisins en colère qui les prenaient pour cible, les cris, les cauchemars, les horribles créatures émergées du subconscient de chacun, la destruction, la mort. Tout ça.
Les larmes se mirent à couler le long des joues de Dani. Elle continua de hurler. Elle hurla jusqu’à épuisement total.
Le roulement de tambour cessa soudainement.
Seuls le battement de cœur de Dani mêlé au son aigu et intermittent du vent d’hiver résonnèrent.
À la manière d’un interrupteur, la douleur et la rage en elle disparurent, de même que toute l’énergie qui la maintenait debout. À bout de force, Dani s’effondra lentement, les genoux dans la neige. Elle se pencha en avant, les mains sur les jambes, tout en pleurant doucement, mais la crise de chagrin était passée. Toute la peine qu’elle avait accumulé en elle était partie. Disparue. Évaporée. À présent, elle se sentait vidée. Parfaitement et merveilleusement vidée. Les fantômes vengeurs qui la hantaient depuis tant de temps, occupant son cœur et son esprit, s’étaient tus, dorénavant exorcisés.
Rahne s’approcha et posa ses petites mains sur les épaules de Dani. La jeune Cheyenne leva les yeux vers elle. La jeune Écossaise aussi avait pleuré : ses joues étaient mouillées de larmes.
-Ma sœur, murmura-t-elle doucement. À présent, tu es guérie.
À ce moment-là, Dani se rendit compte que oui, elle était guérie. Elle fixa Rahne, presque intimidée.
-Tu… tu n’es pas juste un loup-garou, pas vrai ? demanda-t-elle, la voix totalement étouffée. Tu es quoi au juste ?
-Je suis celle qui t’aime, lui répondit simplement Rahne comme si cette phrase suffirait à répondre à toutes les interrogations de Dani.
Ce fut le cas.
* * *
Quelques minutes plus tard, le feu s’éteignit progressivement et tout le groupe était retourné se réfugier dans la chaleur accueillante du salon. Dani s’attendit à ce que ses camarades se contentent de s’écrouler sur les canapés, ce qu’elle-même planifiait de faire. Pourtant, personne ne s’assit. Tout le monde resta debout, l’air d’attendre quelque chose. Au bout d’un moment, Hank, Moira, Sean, Scott et Jean firent leur entrée dans la pièce. Visiblement, il y avait une dernière chose de prévue dans ce Cercle de la Louve.
Rahne s’avança à nouveau pour s’adresser au groupe en ayant, cette fois, totalement retrouvé son apparence humaine. Manifestement, le rituel l’avait épuisée, comme le reste des élèves d’ailleurs, mais autrement, tout signe de son aspect de louve avait disparu.
-Ce soir, nous avons une dernière cérémonie à organiser afin que notre sœur retrouve toutes ses forces, annonça-t-elle. Je vous demande de bien vouloir assister à notre union.
Son ton, en raison des hurlements qu’elle avait poussés, était légèrement enroué. Dani n’était d’ailleurs pas sûre que sa compagne ait encore de la voix.
Rahne se tourna vers elle et la fixa droit dans les yeux.
-Nous deux, on a déjà prêté serment l’une à l’autre plusieurs fois, en privé, continua-t-elle d’un ton calme. Mais ce soir, avec tout le monde comme témoins, je souhaite que notre union devienne officielle.
Elle mit la main dans sa poche et en sortit un grand ruban en soie blanc d’environ deux centimètres de large, suffisamment long pour pouvoir l’enrouler autour de deux bras. Dani, sous le choc et portée par la joie, porta ses mains à sa bouche en comprenant l’intention de Rahne. Les larmes lui montèrent aux yeux.
Rahne prit la main droite de Dani et noua l’une des extrémités du ruban à mi-hauteur de son avant-bras avec soin, l’autre bout maintenu entre ses doigts. Une fois terminé, elle posa sa main gauche sur le cœur de Dani. Rahne plaça son regard dans le sien et sentit, elle aussi, les larmes lui monter aux yeux.
-Dani Moonstar, prononça-t-elle d’une voix légèrement tremblante. Je te choisis, ce soir. Je te choisis devant nos amis, notre famille et les esprits de nos ancêtres. À dater de ce soir, je choisis de t’appartenir à toi et à toi seule. Je choisis de t’aimer pour le reste de ma vie, jusqu’à mon dernier souffle et jusqu’à ce que je m'allonge pour l’éternité. Je t’appartiendrai et tu m’appartiendras, aussi longtemps que toi et moi vivrons sur cette Terre.
Dani s’était à présent laissé aller aux larmes. Les mains secouées de tremblements, elle prit le second bout du ruban et le noua autour de l’avant-bras de Rahne, exactement comme celle-ci l’avait fait pour elle. Ensuite, leurs mains droites toujours jointes, Dani posa la sienne, celle de gauche, sur la poitrine de sa compagne.
Le souffle lui manquant pour prendre la parole, Dani ouvrit tout de même la bouche pour répéter les vœux d’union :
-Rahne Sinclair. Je te choisis, ce soir. Je te choisis devant nos amis, notre famille et les esprits de nos ancêtres. À dater de ce soir, je fais le choix d’être tienne, et à personne d’autre. Je fais le choix de t’aimer pour le reste de ma vie, jusqu’à mon dernier souffle et jusqu’à ce que je reste allongée pour l’éternité. Je t’appartiendrai et tu m’appartiendras tant que nous serons sur cette Terre, toutes les deux.
Elle ajouta ensuite rapidement :
-Mon amour. Mon amie. Mon miracle. Ma magnifique Rahne.
Alors que Dani se pencha pour embrasser sa compagne, elle entendit accessoirement les exclamations, félicitations et applaudissements qui s’élevaient tout autour d’elles mais qui lui parurent comme absorbés, submergés, telles de gigantesques vagues allant s’écraser sur une côte très lointaine. L’espace où les deux jeunes femmes se tenaient était une bulle plongée dans le calme, le silence, suspendue entre les rêves et le monde réel. Et alors que la jeune Cheyenne tenait son âme-sœur adorée dans ses bras, elle réalisa soudainement d’une façon limpide, claire et avec un sentiment de joie exaltante ce que devenir entier voulait réellement dire.