Le Cercle de la Louve
-Ah, tu es là ! Je t’ai cherchée partout.
Amara Aquilla, emmitouflée dans son manteau, son legging et ses bottes d’hiver, était assise sur la dernière marche du porche arrière. Son regard se perdait dans l’horizon en majeure partie constitué d’arbres nus, d’un ciel gris et d’une étendue de neige présente depuis une semaine. Lorsque Sam Guthrie arriva à son niveau, Amara leva les yeux et lui sourit faiblement.
-Bonjour, Sam.
-Ça t’ennuie pas un peu de compagnie ?
-Non, pas du tout.
Sam prit place à côté de la jeune femme avant de la fixer d’un air inquiet :
-Est-ce que ça va ?
Amara mit du temps à répondre. Elle poussa un soupir puis tendit la main pour la chauffer, non pas jusqu’à atteindre son intensité lavique, mais juste assez pour émettre une lueur incandescente.
-Tu sais…, commença-t-elle. Ça ne fait pas très longtemps que je suis là, mais je me suis aperçue d'un truc.
-Qu’est-ce que c’est ?
-Je déteste la neige.
Comme pour le souligner, elle créa une petite goutte de lave entre ses doigts qu’elle envoya dans la congère la plus proche d’une chiquenaude. Pratiquement toute la neige s’évapora instantanément en une vapeur surchauffée dans un chuintement presque cocasse.
Sam ne put s’empêcher d’émettre un rire.
-Faut dire qu’au bout de quatre ou cinq tempêtes, c’est normal d’en avoir marre, concéda-t-il.
-Dis… j’ai réveillé tout le monde cette nuit ?
-Nan, pas tout le monde, répondit Sam avant de marquer une pause. Mais ceux que t’as réveillé… tu leur as foutu les jetons.
-J’suis désolée, dit-elle machinalement. C’est juste que je me sens…
Amara n’acheva pas sa phrase et n’eut pas l’air de chercher ses mots pour la suite. Elle ne voulait pas s’embêter à la terminer.
-Tu te sens comment ? insista gentiment Sam.
-En fait, j’allais dire que j’me sens inutile, nulle ou bonne à rien mais ce n’est pas vrai. En réalité, je ne ressens rien du tout. Je crois qu’en fait, c’est comme si j’étais… vide. C’est ça, une coquille vide.
-Ouais, c’est ce qu’on ressent quelquefois quand on a mal, acquiesça le jeune garçon.
-Tu t’es senti comme ça ? demanda la jeune mutante avec hésitation. Après le décès de ton père ?
-Tu sais, Amara, ça m’arrive encore pratiquement tout le temps, répondit-il.
-Comment tu fais pour gérer ?
Sam haussa les épaules.
-J’sais pas… pas le choix, par habitude ou par inertie. J’saurais pas te dire. Je crois que je me lève le matin en faisant avec, pas parce que j’en ai envie, mais… l’autre alternative, ce serait de rester couché à me laisser mourir. Et… je suis pas prêt pour faire un truc pareil. En tout cas, pas encore.
Amara demeura silencieuse un long moment à réfléchir aux paroles de son camarade.
-Ça te manque, chez toi ? demanda-t-elle.
Sam secoua la tête :
-Avant, oui. Mais plus maintenant, non.
-C’est vrai ? fit la jeune blonde, surprise. Vraiment plus du tout ?
-Oh, ma mère me manque, si. Mes sœurs aussi. Elles me manquent énormément. Puis mon père, évidemment. Je rêve de lui pratiquement toutes les nuits. Même si ce n’est pas comme toi, ajouta-t-il rapidement. La plupart du temps, c’est des beaux rêves. La plupart du temps. Mais à part ça… non.
-Pourquoi ?
-Eh ben, en fait, c’est pas si mal, ici. Depuis que je suis à l’Institut, j’ai des amis qui viennent des quatre coins du globe. C’est vraiment ce qui est le plus génial, ici. Je connais des gens qui sont de Russie, d’Écosse et du Brésil…
À l’évocation du pays natal de sa copine, Sam lui sourit. Mais ce sourire s’évanouit rapidement.
-Je me rends compte que si jamais je devais retourner là d’où je viens avec mes amis… avec Roberto et sa couleur de peau, avec Dani et ses origines cheyennes…, reprit-il avant de secouer la tête. Ça se passerait pas très bien. Puis si, en plus, les gens là-bas découvraient qu’on est des mutants, alors là… je ne te dis pas comment ça serait la merde. Et plus j’y pense, plus je me dis que si je ne peux pas y retourner avec eux… alors, là-bas, c’est plus chez moi, maintenant.
-Alors, si ce n’est plus là-bas, où est-ce que tu te sens chez toi ?
-Tous les jours, je me pose la question, répondit Sam en prenant un peu de poudreuse pour la modeler grossièrement en une boule de neige et la balancer en un tir à bras roulé dans une congère située tout près. J’aime bien ici, j’aime beaucoup. Mais je suis presque certain d’une chose : je ne veux pas passer toute ma vie ici.
-Je veux rentrer chez moi, déclara Amara non sans vigueur. Ma maison me manque de plus en plus chaque jour… et en même temps, je pense comme toi : je sais que je ne pourrai jamais y retourner. Je ne peux plus y vivre ; plus personne ne m’acceptera…
Soudain, elle craqua. Ses émotions, dont elle s'imaginait dorénavant dénuée, refirent surface.
-Ma famille… tous mes amis… ils ne me verront plus jamais comme celle que je suis, prononça-t-elle d’une voix enrouée. Mais uniquement comme cette… chose. Un monstre, une créature capable de les tuer d’un simple contact. Ma mère… avant que je m’en aille, elle ne m’adressait même plus la parole. Elle n'osait même plus poser les yeux sur moi ! Je pourrais garder ma forme humaine pour le reste de ma vie qu’elle s’en fouterait car tout ce qu’elle voit en moi, maintenant… c’est le démon qui a tué son mari. Et elle a raison, j’ai tué mon père… J’ai détruit ma famille… et je ne les retrouverai jamais… c’est fini…
Elle croisa les bras sur ses genoux avant d’y plonger sa tête et se mit à pleurer toutes les larmes de son corps.
Sam posa une main réconfortante sur le dos de la jeune blonde et commença à le lui frotter doucement de bas en haut. Amara pleura plusieurs minutes. Une fois qu’elle eut fini par se calmer, Sam l’attira contre lui et l’étreignit fortement.
-Amara, ce qui s’est passé avec ton père, c’était un accident.
-Parce que tu crois que je suis pas au courant, peut-être ? gémit la mutante.
-Ouais, je sais, soupira le jeune Américain d’un air sombre. Moi non plus, ça ne me soulageait pas de me le dire.
Il lui pressa de nouveau la main de manière réconfortante.
-Moi, je te vois, Amara, reprit-il doucement. Je te vois comme tu es devant moi et dans ta forme mutante. Et tu n’es pas un monstre, tu n’es pas non plus une meurtrière. Tu es quelqu’un de bien. Tous ceux qui ne te voient pas comme je te vois font exprès d’être aveugles. Moi, je vois parfaitement clair. Tu as vécu des choses horribles. Mais je te vois et je te verrai toujours. Je verrai toujours la vraie toi. Je t’accepte… et je t’aime.
Amara, encore secouée de sanglots, s’était tout de même calmée. De grosses larmes continuaient en revanche de couler le long de ses joues.
-Merci, Sam, dit-elle la voix cassée.
Ils se blottirent l’un contre l’autre, toujours assis sur la marche, et Amara retrouva peu à peu sa respiration normale. Une rafale de vent venant du nord-est commença à les chatouiller avant de les picoter. Une nouvelle tempête était en approche.
-Ça va mieux ? demanda Sam.
-Pas génial, admit Amara. Mais… un peu. Merci.
Elle se redressa et poussa un soupir.
-Parfois, j’aimerais bien être comme Illy : me changer en tarée complète et me foutre de ce que les autres pensent.
-Ouais, enfin… Illy paye le prix fort pour son côté taré, lui rappela Sam. Et encore, elle s’est un peu calmée, maintenant.
-Ouais, j’imagine. Mais je l’admire quand même, elle est courageuse.
-Courageuse ou insouciante ?
Amara parvint à sourire :
-Un peu des deux, peut-être. Puis c’est vrai qu’elle est moins hostile qu’avant. C’est cool.
-J’pense que c’est parce qu’elle a finalement trouvé sa place, ici.
-Peut-être qu’en fin de compte chez soi, ce n’est pas d’où on vient, prononça Amara d’un air songeur. Mais peut-être que… c’est avec qui on est.
Elle prit la main du jeune homme et la pressa fermement tandis que la sienne rayonnait toujours d’une belle chaleur. La jeune mutante lui offrit un sourire éclatant. Le premier sourire sincère qu’elle affichait depuis plusieurs jours.
Le couple fut de nouveau frappé par un coup de vent, plus fort que la première fois. Sam sourit.
-J’ai deux idées. On peut rester assis là à se geler les fesses, lui dit-il d’un ton cajoleur. Ou alors, on peut aller à l’intérieur, se faire du chocolat chaud, aller chercher les autres et se faire un petit jeu de plateau devant la cheminée. Il y a programme qui te dit plus que l’autre ?
Amara s’essuya discrètement les joues tachées de larmes avant qu’elles ne lui glacent le visage.
-Je pense que ça serait génial, vraiment, acquiesça Amara. Merci, Sam.
Main dans la main, ils rentrèrent tous les deux à l’intérieur.