Au-delà des Mers

Chapitre 11 : Lizoa

6147 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 05/05/2021 15:57

On aurait pu croire qu’ils s’étaient endormis dix minutes plus tôt, tant leur position n’avait quasiment pas bougé. Pourtant, quand Mendoza pénétra d’un pas plus que décidé dans la pièce, il était près de 9h, et l’Espagnol eut un bref mouvement de recul en apercevant ses deux comparses enlacés dans le même lit. Le claquement de la porte sortit l’Olmèque de son sommeil et il lui fallu quelques secondes avant de se rappeler ce que Marinchè faisait là. La méprise étant évidente et Calmèque sentit qu’il devait dire quelque chose.

– Ce n’est pas ce dont ça a l’air…, se justifia-t-il. Elle fait des cauchemars terribles à cause des rats…

En s’entendant, l’Olmèque se rendit compte que son explication n’était pas limpide et il fit un effort de concentration afin d’être plus clair.

– En fait…                                                                                                                                                               

– Je m’en fiche de ce que vous foutez tous les deux, coupa sèchement l’Espagnol. Lève-toi !

C’était la première fois que Le Navigateur le sortait de son lit, aussi Calmèque comprit qu’il ne fallait pas se faire prier. En bougeant, il secoua l’Inca qui devait avoir accumulé tant d’heure de sommeil en retard, qu’une masse aurait été plus alerte. Tout en enfilant sa chemise et sa veste en hâte, il vit Mendoza se saisir d’une carafe d’eau qui traînait sur la table et en jeter sans ménagement le reste du contenu sur Miss Marmotte avant de reposer l’objet du délit sur la table. Marinchè fit un bond et un cri impressionnants, et la mine horrifiée par ce réveil brutal, l’Olmèque fut la première cible de son regard courroucé.

– Ah non ! fit ce dernier en secouant la tête négativement et en pointant l’Espagnol du doigt. C’est lui !

– Debout Marinchè, lui intima l’Espagnol sans lui laisser le temps de dire quoi que ce soit, j’ai besoin de toi aussi !

Tandis que l’Olmèque finissait de boucler sa ceinture, Mendoza lui tendit son couteau qu’il ne prenait pas systématiquement avec lui.

– T’en auras besoin.

Cette révélation enleva toutes envie de velléités à l’Inca qui prit un air sombre.

– Qu’est-ce qui se passe ?

– Lizoa est en vue, commença l’Espagnol. Et Jiménez m’a fait savoir que Diaz avait l’intention de se débarrasser de moi après la vente de la caravelle.

– Pourquoi Jiménez te met-il en garde ? s’étonna l’Inca en se mettant debout et en s’essuyant le visage avec la couverture.

– Parce qu’il est intelligent et qu’il sait qu’un homme qui peut trahir une fois pour de l’argent, le refera forcément, fit Calmèque en comprenant les enjeux et en ajustant son fourreau.

– Exactement, et il sait que le prochain sur la liste c’est lui…, conclut Mendoza. Donc…

L’Espagnol sortit de sa veste une lettre cachetée qu’il tendit à l’Inca.

– Toi, tu t’habilles de tes plus élégantes dentelles et tu portes cette missive à la Comtesse de Messy. Et tu ne reviens pas sans la réponse ! insista-t-il.

– Quelle réponse suis-je en droit d’attendre ?

– Je décris dans ce pli la situation sans ménagement et je demande à la Comtesse si elle nous suit ou si elle reste sur La Myrta avec ce scélérat de Diaz. Elle te posera sans doute des questions. Réponds avec diplomatie mais sans ambages, je sais que tu sauras trouver les mots !

Marinchè accueillit le compliment avec un sourire en coin. 

– Si elle ne vient pas, renchérit Le Navigateur, tant pis, mais j’aimerais autant qu’elle soit du voyage. En amie de la Reine Catherine d’Aragon, elle est en possession d’un sauf-conduit royal qui pourrait bien nous être utile. 

– On va voler Le Nazaré ? réalisa Calmèque.

– On ne vole rien du tout ! Techniquement Le Nazaré appartient à ceux qui l’ont trouvé et c’est Jiménez et moi-même qui sommes montés à son bord en premier, fit Mendoza avec un clin d’œil.

L’Olmèque fit une moue amusée.

– Toi, dit Mendoza en lui tendant une bourse pleine de pièces d’or, tu vas retrouver Jiménez sur le pont dès que nous aurons touché terre. Il m’a assuré qu’il pouvait s’entourer d’un équipage loyal mais que ces hommes demanderaient à être payés afin d’être certains de ne pas se retrouver floués dans l’aventure. Voilà de quoi les mettre en confiance. Le reste de l’équipage profitera de l’escale pour aller s’encanailler à n’en pas douter. Moi, je me charge d’occuper Diaz le temps qu’il faudra.

Mendoza se saisit de son épée qui pendait la plupart du temps à un crochet près de sa couche.

– Il faudra aussi bourrer les cales du Nazaré de vivres. Envoie des hommes acheter discrètement ce qu’il manquerait, je ne veux pas risquer de tomber à court de quoi que ce soit.

– Puis-je prélever quelques pièces afin de débaucher le cuisinier ? demanda Calmèque alors qu’il inspectait machinalement le contenu de la bourse. A moins que vous n’ayez envie de vous retrouver derrière les fourneaux, ironisa-t-il.

– Je n’y avais pas pensé, admit Mendoza. Fais au mieux !

Marinchè lança un regard réjoui à son camarade de nuit. Par ces actes, Mendoza acceptait de remettre en partie sa vie, et son or, entre les mains de l’Olmèque, ce qui semblait prouver qu’il avait pris le parti de lui accorder sa confiance.

L’Espagnol, ayant fini de donner ses ordres et de récupérer son arme, fit volte face et sortit de la cabine.

La Myrta et Le Nazaré accosteraient à Lizoa dans une vingtaine de minutes. Marinchè avait revêtu ses atours les plus nobles et s’était rendue directement à la cabine de la Comtesse. Elle y fut accueillie avec politesse et la missive qu’elle transmit lui permit de se voir accorder une audience privée avec La Lady. Celle-ci arborait une mise sombre, que Marinchè reconnu comme une tenue de deuil. La Comtesse devait avoir la quarantaine et avait une allure très altière mais pas condescendante comme c’était souvent le cas chez les aristocrates. Elle fit bonne impression à l’Inca qui se dit que des années loin des cours d’Europe lui avaient sans doute apporté simplicité et respect, ce qui faisait généralement cruellement défaut aux « grands » de ce monde. 

La Comtesse de Messy invita Marinchè à s’assoir et leur fit servir du thé tandis que La Lady prit le temps de lire la missive.

– Ainsi donc, commença-elle, Don Mendoza envisage de lever l’ancre à bord du bateau pirate ?

– Oui Madame. Je ne sais quels ont été les mots exacts de Don Mendoza dans sa lettre, mais il m’a assuré de son fidèle contenu quant à la situation et il m’a chargée de rester à votre disposition afin de répondre à vos interrogations et de recueillir votre réponse.

La comtesse détourna un peu les yeux.

– Voilà qui nous bouscule quelque peu, admit-elle.

Et Marinchè décela une pointe d’amusement dans le propos de l’aristocrate. Cette dernière poursuivit.

– Don Mendoza signale également que son homme de main sera du voyage et qu’il a une totale foi en lui, poursuivit-elle. Quelles sont vos impressions à son propos ?

Marinchè se souvint qu’elle n’était censée être à bord que depuis quelques jours et choisit ses mots avec soin.

– Et bien, je le connais depuis peu, mais il m’a semblé être quelqu’un d’honnête et de droit. Une personne honorable.

L’aristocrate la gratifia d’un sourire un peu étrange.

– Il est vrai, dit-elle la voix teintée d’ironie, que vous n’êtes pas à bord depuis… longtemps.

L’Inca cru comprendre que la Comtesse n’était pas dupe quant à sa soi-disant captivité sur le bateau pirate, mais préféra ne pas relever, d’ici quelques heures, tout ça n’aurait plus aucune importance. Elle n’aurait su dire pourquoi, mais cette femme lui inspirait un étrange sentiment, un épais mystère l’enveloppant.

Consciente qu’ils étaient un peu pressés par les événements, l’aristocrate ôta ses gants et se leva, indiquant à Marinchè qu’il était temps de prendre congé.

– Voulez-vous que je revienne d’ici une petite heure afin de vous laisser un peu de temps pour prendre votre décision ? s’enquit l’Inca.

La Lady lui tendit la main dans un mouvement gracieux, paume vers le bas, invitant Marinchè à la lui prendre et à s’incliner. La belle Inca s’exécuta comme l’exigeait l’étiquette et quand elle releva les yeux, ce fut pour apercevoir une infinie compassion dans les yeux de la Comtesse.

– Ce ne sera pas nécessaire, lui assura-t-elle. Vous pouvez prévenir Don Mendoza que je suis heureuse de le suivre et d’avoir trouvé un homme d’aussi grande valeur entre les mains de qui remettre ma destinée.

Et sur ce, elle inclina la tête pour saluer son interlocutrice et lâcha sa main avec délicatesse.

Marinchè regagna le pont en hâte. Elle espérait pouvoir y trouver Le Navigateur afin de lui faire part de la bonne nouvelle. L’équipage des deux navires avait commencé les manœuvres d’approche dans la baie de Lizoa. La côte n’était plus qu’à une centaine de mètres. Jiménez donnait des ordres afin de positionner Le Nazaré de façon optimum pour leur départ et l’embarquement des marchandises. A la proue de La Myrta, Le Capitaine Diaz et Mendoza devisaient comme si de rien n’était et l’Inca ne put s’approcher. Aussi attendit-elle de croiser le regard de l’Espagnol à la dérobée pour lui faire comprendre, que pour La Comtesse, l’affaire était entendue. Le Navigateur lui sourit discrètement, satisfait, tandis que ce rapace de Diaz s’extasiait sur la profusion de marchandises que le Comptoir recélait, ravi par les perspectives de bénéfices que ça augurait.

La Myrta fut appontée à une sorte de petit débarcadère tandis que Le Nazaré avait jeté l’ancre, côté large, en parallèle à la nef. De cette façon, la caravelle n’aurait pratiquement aucune manœuvre à exécuter pour reprendre rapidement la mer. Et Mendoza reconnu là l’esprit pratique de son collègue.  

« Bien vu. »

Marinchè rejoignit Calmèque un peu plus loin, qui attendait que Le Navigateur, Le Capitaine et le gros de l’équipage ne quittent le navire pour commencer les tractations avec Jiménez et les marins sélectionnés par ce dernier. Les choses allaient rapidement bouger.

– Alors ? demanda-t-il à l’approche de l’Inca.

– C’est dans la poche pour l’aristo.

– Elle n’a plus peur de moi ? s’étonna Calmèque.

– Il faut croire que non…

Et elle lui offrit un sourire complice qu’il reçu avec plaisir.

Mendoza et Diaz mirent pied à terre et, accompagnés de quatre hommes, ils disparurent, happés par la foule multicolore du Comptoir. Calmèque fronça les sourcils, il n’aimait pas trop l’idée que Mendoza soit en nette infériorité numérique, même si Diaz ne lui ferait aucun mal tant que la caravelle n’aurait pas trouvé preneur. Mais l’heure n’était pas à ces réflexions, ils avaient du pain sur la planche et Mendoza était loin de ne pas savoir se défendre le cas échéant. Et c’est en s’efforçant de penser à autre-chose que Calmèque se rendit à bord du Nazaré où l’attendait Jiménez. Celui-ci, dont l’expression du visage paraissait ne jamais connaître de changement, lui tendit une poignée de main franche et solide.

– Eugénio Jiménez Carcaño, mais tu peux m’appeler Jiménez, fit le marin en guise de présentation.

– Calhayan Mek-Enzi, mais on m’appelle Calmèque, répondit l’autre afin d’équilibrer les politesses.

Jiménez acquiesça de la tête en signe s’approbation avant d’en venir aux faits.

– Mendoza m’a dit que tu apporterais de quoi apaiser les craintes de nos hommes.

– J’ai ce qu’il faut, fit Calmèque en sortant la bourse.

– Très bien. J’ai sélectionné une trentaine de bons marins. Des gars qui connaissent leur boulot et qui sont pas des tire-au-flanc. La plupart, se méfiant de Diaz depuis le début, sont bien contents de ce retournement de situation, mais la preuve d’un salaire honnête est toujours l’assurance de se fidéliser un équipage.

L’Olmèque approuva silencieusement.

– Quelle solde leur as-tu promise ?

– Deux pièces d’or, une de suite et une à l’arrivée. C’est un peu trop bien payé, mais c’est le prix de la sécurité.

Cela représentait soixantes pièces d’or pour le salaire le l’équipage. La bourse en contenant plus de deux cent, Calmèque en conclut que le prix était honnête et que Mendoza ne s’était pas attendu à moins.

– Parfait.

Le petit homme sortit trente pièces de la bourse et les tendit à l’ancien Second du Capitaine.

Ce dernier les compta rapidement et en rendit une à l’Olmèque.

– J’ai dit une trentaine, mais en fait ils sont vingt-neuf, lui avoua-t-il.

Calmèque lui sourit et adjoignit à cette pièce vingt-huit autres avant de les tendre à nouveau à Jiménez.

– Il est préférable que nos hommes n’aient qu’un seul interlocuteur pour chaque chose. Et tu me sembles le mieux placé pour leur salaire puisque c’est toi qui les a engagés. De cette sorte, ça évite tous risques de confusions futures.

De par ce geste, Calmèque savait qu’il courait le risque de voir décamper Jiménez avec l’argent de tout l’équipage dès qu’il en aurait l’occasion. Mais ça voulait aussi dire au Second qu’il lui accordait foi, ce qui eut pour effet de sceller entre eux une sorte de respect mutuel. Et Jiménez qui était un homme droit, apprécia particulièrement cette marque de confiance. Passant à un autre sujet, Calmèque l’interrogea sur l’état des réserves de vivres et Jiménez lui assura qu’il y avait de quoi largement terminer la traversée avec un équipage aussi réduit, surtout depuis qu’ils y avaient ajouté les réserves du Nazaré. Calmèque réfléchit un moment et estima malgré tout qu’il était préférable de stocker de quoi parer à d’éventuels imprévus. Il trouvait d’ailleurs que les réserves du navire manquaient cruellement de quelques produits de première nécessité. Aussi prit-il congé de Jiménez, pour faire le point.

La cuisine était aussi propre qu’on pouvait l’espérer dans les conditions qui étaient les leurs et il trouva le cuistot occupé à couper quelques tranches d’aliments fumés en sifflotant. 

– Ortega, lança-t-il. Que dirais-tu d’un meilleur salaire et de moins de travail ?

Le cuisinier ventripotent accueillit les propos du petit « homme étrange » avec sa bonhomie habituelle et se fendit d’un sourire.

– Qu’est-ce que tu me chantes ?

– Un refrain sympathique, plaisanta Calmèque, mais avec un certain aplomb, laissant entendre que la plaisanterie n’en était pas vraiment une. 

La curiosité du cuisinier piquée au vif lui fit arquer les sourcils, invitant son interlocuteur à en dire d’avantage.

Calmèque exposa la situation dans les grandes lignes à Ortega qui au fur et à mesure du récit prenait un air de plus en plus enjoué. Et en guise de conclusion, l’Olmèque exhiba deux pièces d’or.

– Et deux autres à la fin du voyage.

Ortega se mit à rire de bonheur.

– C’est un plaisir de faire affaire avec toi, « Le Bizarre ». Je t’aime bien !

Et le cuistot se saisit de l’argent.

– On lève l’ancre dans deux heures tout au plus, informa Calmèque.

– Aucun problème ! J’emballe mes ustensiles de suite !

– J’avais une question. A-t-on du sucre ou du miel à bord ?

– Un peu de miel, oui.

– Du thym ou des clous de girofle ?

– Non. Mais j’ai du basilic et de la cannelle, répondit le cuisinier sans comprendre où l’Olmèque voulait en venir.

– Du sel ? continua l’autre.

– Oui, de quoi préparer des salaisons de poisson si nous devions pêcher, assura Ortega.

– Peux-tu, quand tu auras transvasé tes affaires, faire un rapide inventaire de nos réserves afin de savoir de quoi nous disposons et ce qu’il serait judicieux de se procurer en plus.

Ortega fit oui de la tête.

– Je vais t’envoyer quelqu’un pour t’aider. Rends-toi à terre. Achète ce qui te semble manquer, rajoute ce dont je t’ai parlé et fais embarquer le double de la quantité d’eau potable que nous possédons déjà.

– On prend pas le vin ? s’inquiéta le cuisinier.

– Si, s’amusa Calmèque, ne t’inquiète pas ! Prends autant de vin que tu veux, mais il y a quantité de choses qu’ on peut faire avec de l’eau et qu’on ne peut pas faire avec du vin !

– Ah bon… fit le cuisinier médusé et peu convaincu. Si tu le dis…

Quand il fut sur le pont, Calmèque constata avec plaisir que le transport des marchandises et autres affaires avaient déjà commencé entre les deux navires. Et il partit retrouver Jiménez occupé à orchestrer ce va et vient.

– Je me disais un truc, commença Calmèque.

L’autre se tourna vers lui, attendant qu’il poursuive.

– Nous partirons avec de l’avance et notre navire est plus rapide, mais au cas où nous nous ferions rattraper malgré tout, ne faudrait-il pas s’assurer de délester La Myrta de son arsenal ?

Cette possibilité était assez improbable, d’autant que Diaz devrait d’abord retrouver un nouveau navigateur avant de pouvoir les courser, mais parer à l’imprévisible était toujours préférable.

Jiménez fit la grimace.

– Transporter les canons serait trop long, lâcha-t-il simplement.

– Dans ce cas, il serait peut-être judicieux d’envoyer les boulets et la poudre par le fond. Des canons sans ces deux éléments sont d’une utilité toute relative, ironisa l’Olmèque.

Jiménez l’observa un court instant, impossible de savoir ce qui se passait dans la tête de cet homme inexpressif.

– Bonne idée, finit-il pas admettre. Je vais envoyer deux hommes s’occuper de ça.

– Autre chose, fit Calmèque. J’ai débauché Ortega, le cuisinier et j’ai promis de lui envoyer un gars pour l’aider à acheter quelques provisions complémentaires.

– Andrés, lui répondit le marin qui semblait lire dans les pensés du petit homme. C’est un gamin qui bosse dure et qui ne rêve que de quitter sa condition de mousse. Un brave gosse. Tu peux lui confier cette tâche et l’argent nécessaire aux achats. Aucun risque qu’il ne nous fasse faux bond, assura-t-il.

Jiménez fit un tour sur lui-même afin de localiser le jeune homme.

– Il est là, fit-il en pointant du doigt un garçon qui ne devait pas avoir vingt ans.

Le jeune gaillard ne ménageait pas sa peine et acceptait avec patience, quolibets et reproches de ses ainés. Les mousses étaient souvent les mandailles des matelots confirmés. C’était ainsi. Tous les marins commençaient par là. Un passage obligé au bas de l’échelle. Histoire de faire ses preuves. Et le gamin « en voulait », à n’en pas douter. Calmèque le héla et le mousse vint à sa rencontre sur le champ.

– Monsieur ?

Tient donc, une bourse bien remplie et on passe de « créature » à « Monsieur » se dit Calmèque. Ce revirement l’amusa.

– Tu sais lire et écrire ? interrogea l’Olmèque.

Le jeune homme baissa la tête en signe de déception et avoua tristement que non.

– Pas grave, le rassura Calmèque. Tu as une bonne mémoire ?

– Oh ça oui Monsieur ! se ragaillardit-il.

– Parfait ! J’ai une mission pour toi.

Une expression de fierté se mit à briller dans les yeux du mousse et Calmèque lui expliqua ce qu’il attendait de lui.

Une heure plus tard, il tomba sur Marinchè qui donnait un coup de main aux dames de compagnie de la Comtesse pour transbahuter ses effets.

– Marinchè ! Tu tombes bien… J’ai un petit service à te demander.

Et l’Olmèque joignit les mains en une parodie de prière.

– Mais épargne-moi tes sous-entendus, s’il te plait.

Si Calmèque commençait en ces termes, ça voulait dire que ça allait plaire à l’Inca et elle savoura l’instant à l’avance.

– Essaye de trouver la musicienne et demande-lui de venir…, demanda-t-il.

– Tiens donc…, se récréa-t-elle.

Il fit mine de ne pas relever sa réplique lourde de sens.

– S’-il-te-plaît…, articula-t-il en détachant chacune de ses syllabes. Si c’est moi qui demande, elle refusera.

– Qu’est-ce qui te fait croire ça ?

Il pointa sa propre tête avec une expression d’évidence en guise de réponse.

– Qu’est-ce que j’y gagne, moi ? le taquina-t-elle.

– Ce que tu veux !

La belle Inca se fendit d’un sourire victorieux et l’Olmèque sentit qu’il aurait mieux fait de se taire.

– Tu me laisses dormir avec toi durant deux semaines, lâcha-t-elle.

– Hors de question ! s’opposa catégoriquement l’Olmèque.

– Trois, se contenta-t-elle de rétorquer.

– Mais non ! s’indigna-t-il, ahuri qu’elle puisse insister.

– Quatre, lui dit-elle presque en chuchotant avec une pointe de sadisme feint.

– On peut savoir où t’as appris à marchander ? lui demanda-t-il, outré.

– Oh mais je ne marchande pas, c’est moi qui ai toutes les cartes en mains, fit-elle, le sourire en coin.

Les yeux de l’Olmèque s’étrécirent et il inspira bruyamment. Il venait de se faire rouler dans la farine.

– T’as de la chance que j’ai pas le temps d’ergoter, fit-il pour sauver les apparences.

Et il lui colla la bourse dans les mains.

– Planque ça !

Et il tourna les talons, visiblement pressé.

Les matelots finissaient d’embarquer les marchandises dans le ventre de la caravelle sous les yeux attentifs de Jiménez et Calmèque. Le soleil commençait à entrer dans sa phase descendante et l’Olmèque sut que le début d’après-midi avait sonné. Mendoza ne devait plus trop tarder, il avait été convenu qu’il prétexterait, après son repas à terre avec Diaz, de vouloir regagner La Myrta pour une raison ou une autre. Au loin, Calmèque aperçu Ortega et Andrés qui revenaient de leurs courses et qui faisaient signe à quelques marins de venir leur prêter main-forte afin de monter les nouvelles denrées à bord. Tout se passait comme prévu. A part l’absence du Navigateur.

Scrutant la foule qui arpentait les quais de Lizoa, Calmèque redoutait de voir à tout moment quelqu’un qui se rendrait compte de ce qui se tramait à bord des deux vaisseaux et qui donnerait l’alerte. Il valait mieux ne plus trop traîner, l’effervescence avait déjà capté l’attention de pas mal de badauds.

Il hésitait… « Attendre encore un peu ? »

Quelques minutes s’égrainèrent encore. Brusquement, il sauta à bas du pont pour gagner la passerelle, décidé à aller voir ce qui retardait l’Espagnol, mais il fut coupé dans son élan par la voix de Jiménez.

– Où vas-tu ?

– M’assurer qu’on va récupérer Mendoza en un seul morceau, répondit-il en haussant la voix pour que l’autre l’entende au-dessus du bruit ambiant.

Calmèque le vit se retourner et donner quelques ordres rapides avant de le rejoindre en hâte.

– On ne sera pas trop de deux si ça tourne mal, assura-t-il.

Le Comptoir était comme une respiration tourbillonnante, une débauche de couleurs, d’odeurs de cris, de musiques à faire tourner la tête. Des chalands, des acheteurs, des brigands, des curieux, des curés, des bonnes-sœurs, des putains et des chiens,… une vraie cours des miracles. Mais surtout, ça faisait bizarre de remettre les pieds à terre, étrangement, durant les premières minutes, il sembla à Calmèque que le sol était bien trop dur et qu’il tanguait. Et cette curieuse impression lui fila une sorte de « mal de terre » de courte durée. Jiménez comprit, à l’expression de l’Olmèque, ce qui se passait et il lui assura que c’était normal après un long séjour en mer. Il fallait que ses sens et son équilibre se réhabituent à ne pas compenser le roulis du bateau.

– Ca te le fait pas à toi ? interrogea le petit homme un peu dérouté.

– Si, mais moi j’ai l’habitude, fit l’autre.

Au bout de dix minutes, après avoir emprunter nombre de ruelles en se demandant s’ils ne les avaient pas déjà prises, ils comprirent que retrouver Mendoza dans ce tableau impressionniste, serait comme de retrouver une aiguille dans une botte de foin. Calmèque fit un signe à son camarade en désignant le toit des petites maisons qui bordaient les rues tortueuses. Des bâtisses à l’architecture aussi chaotique qu’improbable qui offrait des appuis faciles pour l’escalade. 

– On va passer par-là, on se repèrera mieux et si nécessaire, on ne nous verra pas arriver.

L’Espagnol eut un bref mouvement de tête positif avant de se lancer avec énergie à l’assaut de la façade à sa droite. A coté de lui, il vit Calmèque grimper et se hisser sur le sommet de la bâtisse avec une facilité déconcertante.

Sur le dernier mètre, le pied de Jiménez glissa de son appui et il faillit retomber deux étages plus bas. Mais il se rattrapa de justesse et aidé de l’Olmèque, il parvint à destination de façon un peu moins élégante que son compagnon, mais à destination quand-même.

– Mais t’as du sang de chat dans les veines, s’exclama l’Espagnol.

Calmèque rit en aidant Jiménez à se redresser.

– On discutera de mes origines plus tard.

Une fois sur les toits, ils réalisèrent que l’île était bien moins grande qu’il n’y paraissait.

Ils passèrent de gouttières en gouttières, de terrasses en balcons et au bout d’un quart d’heure, ils finirent par repérer les six hommes au détour d’une ruelle en contrebas. Apparemment Mendoza n’était pas parvenu à leur fausser compagnie comme prévu.

– Qu’est-ce qu’on fait ? s’enquit Jiménez afin d’avoir l’avis de l’Olmèque. On les suit et on attend de voir ?

– Je sais pas, admit l’autre. A trop attendre, on court le risque de se faire repérer et de perdre notre avantage. J’aimerais autant qu’on puisse lever l’ancre au plus vite.

Jiménez, décidément avare de mots, mima une intervention musclée de leur part afin de tirer Le Navigateur de ce mauvais pas et Calmèque ne put qu’acquiescer, il ne voyait pas d’autres solutions. Ils eurent alors tout deux la même préoccupation, s’assurer que le soleil ne projetterait pas leurs ombres sur le sol, trahissant leur position, mais par chance, l’astre leur faisait face et ne représentait aucun danger.

– Bon bah, fit Jiménez, je prends les deux qui sont le long des façades, et toi le félin, tu sauteras plus loin, ironisa-t-il.

Calmèque lui lança un regard goguenard. Ce Jiménez lui plaisait bien.

–     « Miaou » , fit-il en guise d’approbation.

« Voilà qui était clair… » Et les deux compères se sourirent avant de s’élancer. Jiménez se laissa tomber sur ses deux gus en premier et égorgea l’un d’eux sans lui laisser la moindre chance de réaliser, le second, reprenant ses esprits en se relevant, dégaina son arme mais pas assez vite que pour éviter la lame de Mendoza qui avait chargé dans la seconde avec une rapidité hors du commun. Diaz blêmit en voyant son Second les attaquer et lança à l’attention des ses deux hommes encore debout quelques ordres lamentables. Les deux bonshommes se ruèrent sur Jiménez et Mendoza au moment où Diaz prenait nos amis en joue avec un pistolet. Le Capitaine ricana, sûre de son coup, « planqué » qu’il était derrière son arme à feu et il ne vit pas arriver le premier coup de l’Olmèque qui lui brisa un genou et le deuxième qui lui retourna le poignet dans un bruit sec. L’homme hurla de douleur en s’effondrant sur le sol tandis que les deux navigateurs en finissaient sans difficulté avec les derniers hommes de main du félon.

Calmèque, qui avait récupéré le pistolet, tenait à présent Diaz en respect, le canon collé sur la tempe et il eut un regard en direction de Mendoza afin d’avoir son assentiment.

« On le liquide ou pas ? »

Le visage de Mendoza resta fermé, regardant le méprisable individu trembler de peur à ses pieds en se tenant la main. Les passants désireux de ne pas avoir d’ennuis avaient fui les lieux comme une traînée d’huile et il faisait étrangement calme. Le Navigateur se pencha vers le visage du Capitaine, l’air peu commode, l’obligeant à baisser les yeux. Sa voix se fit rauque, presque chuchotante, mais le ton n’en fut pas moins coupant et glacial.

– Si je te retrouve sur mon chemin, sale chien, je prendrai plaisir à t’étriper moi-même.

Diaz gémit pitoyablement et les trois hommes virent son entrejambe s’assombrir. Il venait de se « faire dessus ».

Le message semblait être passé.

Mendoza se redressa et il se détourna avec cette dignité qui lui était propre.

Il se fit emboîter le pas sans un mot par Jiménez tandis que Calmèque fermait la marche en pointant toujours l’arme sur le triste sire. Quand les deux autres furent assez loin, et qu’il estima que tout danger était écarté, il désamorça le pistolet et le glissa à sa ceinture avant de les rejoindre et de disparaître tous trois en direction du débarcadère.

Doucement les badauds réapparurent, les bruits et les clameurs avec eux, la scène disparut sous la multitude et bientôt tout serait oublié jusqu’au prochain règlement de compte. Ici, c’était monnaie courante.

Quand les trois hommes montèrent à bord du Nazaré, ils furent accueillir avec joie par un équipage prêt à appareiller et pressé d’en découdre avec l’océan sous les ordres de leur nouveau Capitaine.

La logique aurait voulu que ce soit Jiménez qui assume ce rôle, mais la prestance naturelle de Mendoza lui imposa cette nouvelle fonction comme une évidence et personne n’y trouva à redire. Le Navigateur était respecté, chacun connaissait sa valeur et il inspirait confiance. Aussi, quand il prit la barre et lança l’ordre de lever l’ancre, tout le monde s’activa de bon cœur et l’Espagnol, le sourire aux lèvres, se réjouit de cette aventure qui prenait une direction toute imprévue.

Près de l’escalier qui menait à la dizaine de petites cabines que comptait la caravelle, Calmèque reconnu la belle Inca, toujours revêtue de ses plus beaux atours et qui regardait avec plaisir le Nazaré quitter le port de Lizoa, la totalité de ses voiles latines offerte au vent et prenant rapidement de la vitesse. La mine sereine, elle se tourna vers Calmèque et lui adressa un signe élégant de la main l’enjoignant à venir la retrouver. Le petit homme jeta un œil à la chorégraphie bien huilée qu’exécutaient les matelots sur le pont, ajustant les cordages, vérifiant les gréements, montant aux sommets des mâts,… sous les yeux des deux marins expérimentés. Et il comprit que sa présence était devenue obsolète. Du coup, il fut surpris quand quelqu’un lui tira poliment la manche par derrière. Il se retourna. C’était le petit mousse, Andrés, dont les yeux étaient emplis de fierté.

– J’ai trouvé les aliments spéciaux que vous vouliez Monsieur et tout a été chargé et entreposé selon vos ordres.

Cette nouvelle acheva de le mettre de bonne humeur et quand le jeune homme lui remit l’excédent d’argent, l’Olmèque le salua avec reconnaissance ce qui eut pour effet de visser sur le visage du mousse, un sourire qui faisait plaisir à voir. Le gamin s’en fut, fier comme un paon, non sans avoir salué quantité de fois celui qui lui avait accordé sa première mission d’importance.

Calmèque se rendit ensuite auprès de la brune d’un pas nonchalant.

– Je nous ai réservé la cabine avec le lit le plus large, commença-t-elle. Mais je dois t’avouer que ça reste étroit…

Calmèque en déduisit que la musicienne avait accepté, sans quoi, il n’aurait pas à honorer « sa part nocturne » du marcher et ça lui fit plaisir. Se résoudre à laisser derrière lui une telle musicienne et un instrument aussi incroyable aurait été criminel. Et mis à part le fait que l’Inca allait lui voler la moitié de son espace de repos pendant une durée qu’il se promettait de renégocier à la première occasion, ce nouveau départ commençait on ne peut mieux.

A l’autre bout du pont, Jiménez finissait de surveiller l’affalement de la petite voile de proue située sur le mât de beaupré tout en rejoignant son collègue et désormais Capitaine.

Quant il fut à sa hauteur, il pointa son visage aride en direction de l’Olmèque qui se trouvait de l’autre côté, près du château arrière.

– Où Diable as-tu pêché ce curieux personnage, Mendoza ?

Le Navigateur laissa s’esquisser un léger sourire au coin de ses lèvres et pour la première fois, il se félicita intérieurement de ne pas avoir laissé l’Olmèque finir ses jours sous les coups d’Ibañez à Lima.

– Ca, fit-il, c’est une longue histoire Jiménez… une bien longue histoire…



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