Au-delà des Mers

Chapitre 10 : Fiddle

4724 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 05/05/2021 15:40

La jolie rousse faisait pleurer son instrument mélancoliquement depuis plus d’une demi-heure en s’abîmant dans la contemplation du soleil couchant. Pour des raisons sans doute pratiques, elle avait préféré délaisser robes et dentelles pour revêtir une tenue beaucoup moins féminine. Elle arborait à présent une sorte de très longue chemise blanche resserrée à la taille par une étoffe simplement nouée, le tout sur un pantalon trois quart de couleur marron qui laissait entrevoir une partie de ses mollets, ce qui, pour l’époque, était très inconvenant pour une femme. Mais ce détail semblait bien loin de ses considérations. Elle paraissait évoluer dans un autre monde, quelque part, loin…, au-delà des frontières connues, au-delà de ce que les yeux pouvaient voir.

Elle ? Elle jouait et rien d’autre n’existait, installée à califourchon sur le bastingage de proue, laissant aux autres la peur qu’elle ne tombe.

Quelques passagers prenaient plaisir à l’écouter en silence sur fond de ciel pourpre en savourant la fraîcheur de cette fin de journée. Ces deux derniers jours avaient été particulièrement chauds.

Calmèque était là, depuis presque le début de ce concert improvisé, assis contre le mât de misaine. Il aimait l’écouter. Il avait découvert la sonorité de cet instrument le soir de leur « rencontre » avec les pirates et il avait trouvé celle-ci unique, en rien comparable avec les instruments qu’il connaissait. Il en aimait la texture, le délié et les grandes différences de variations possibles. Certaines notes lui semblaient « vivantes ». Il avait toujours été très sensible à la musique, comme si c’était une langue qu’il comprenait naturellement. Comme une évidence. Mais de là d’où il venait, il n’y avait pas place pour ces « futilités ».

Il était tellement absorbé par le jeu de la jeune femme qu’il n’entendit pas arriver Marinchè. Et quand il s’aperçu de sa présence, elle s’asseyait déjà à ses côtés. Elle se pencha à son oreille avec un petit sourire malicieux.

– Tu as bons goûts, elle est très jolie…

Il lui rendit son sourire.

– Ce n’est pas la fille qui m’intéresse, c’est sa musique.

– C’est évident…, fit l’Inca peu convaincue.

Elle regarda autour d’elle et il lui vint une idée.

– Combien y-a-t-il de personnes sur ce pont, Calmèque ?

L’Olmèque savait toujours avec précision ce qui l’entourait, déformation professionnelle sans doute, c’était instinctif en tous cas, et Marinchè avait eu l’occasion de s’en rendre compte à plusieurs reprises. Et c’est sans lui accorder plus d’attention qu’il lui répondit platement qu’ils étaient 14.

– Armés ? demanda encore la belle brune.

« Où veut-elle en venir ? »

– Certains, oui, souffla-t-il.

Et afin de clore le sujet au plus vite, Calmèque se lança dans une courte et rapide énumération des différentes armes et propriétaires qui se trouvaient sur le pont.

– Contente ?

Marinchè en fut très impressionnée et fit la moue. Mais son petit air malicieux ne l’avait pas quitté.

– Et… ? renchérit-elle. Ta couleur préférée ?

– Quoi ?

– Réponds, sans réfléchir !

– C’est quoi ce traquenard ? fit-il méfiant. T’as pas envie de te trouver une autre victime pour tes séances de psychanalyse ?

– Mais aller ! Insista-t-elle. C’est juste une couleur !

Convaincu qu’elle était certaine de pouvoir tirer des conclusions fumeuses grâce à cette information, Calmèque préféra lui mentir.

« On ne sait jamais… »

Et c’est sur la défensive qu’il articula :

– Kaki.

– Le kaki ? s’étonna Marinchè.

– Oui, c’est une couleur qui va avec tout, affirma-t-il.

En réalité, le kaki était une couleur qu’il avait en horreur, il trouvait que c’était une teinte sale, un truc mal défini, une tache de peinture faite par erreur sur un nuancier à la faveur de mélanges accidentels, si ça n’avait tenu qu’à lui, le kaki aurait été banni du spectre visuel humain !

– Très bien, fit l’Inca, tu veux pas jouer le jeu, c’est dommage. Ceci dit, le fait que tu aies peur de me dévoiler quelque chose sur base d’une réponse aussi anodine est bien la preuve que tu caches un truc.

– A moins que ce ne soit juste l’envie de couper court à cette conversation à la fois débile et inquisitrice.

– Je finirai par en avoir le cœur net, Calmèque, crois-moi !

Agacé, l’Olmèque obliqua son visage dans sa direction.

– Trouve-toi une mouette et étouffe-toi avec !

Au même moment, l’Espagnol parut sur le pont, et ce fut pour partir rejoindre Diaz qui tenait la barre. Le Comptoir Commercial serait en vue dans la matinée si le vent ne faiblissait pas. Les deux hommes échangèrent un moment, les yeux rivés sur une carte entre les mains du Navigateur. Le Comptoir, répondant au nom de Lizoa, était une propriété portugaise d’assez bonne réputation, il n’empêche, ces lieux étaient toujours le repaire de nombreux bandits et escrocs en tous genres, il conviendrait de rester vigilants. Toujours à quelques coudées de La Myrta, Le Nazaré fendait les flots avec Jiménez aux commandes. La caravelle avait fière allure avec son bois sombre et ses voiles latines gigantesque en partie affalées. Taillée pour la vitesse, la belle était un régal pour les yeux et Mendoza ne se lassait pas de la contempler.

« Presque aussi belle qu’une femme »

Et c’est les yeux accrochés à la caravelle, perdu dans ses pensées, qu’il quitta Diaz pour rejoindre ses deux acolytes à l’avant de la nef.

Toujours la carte enroulée à la main, il s’assit à son tour.

– On est mélomane ? lança-t-il.

Marinchè voulu répondre quelques chose mais ses mots s’évanouirent à la lisière de ses lèvres, coupée par Calmèque qui fut plus rapide.

– Oui et « on » aimerait pourvoir écouter…

Mendoza lança un regard médusé à l’Inca qui se contenta d’hausser les sourcils. Le silence fut donc observé un certain temps, ce qui permit à Mendoza de prendre plaisir, lui aussi, à cette musique.

Il avait appris à jouer de la « guitarra latina » quand il était enfant, parce que savoir jouer d’un instrument quand on est de bonne famille, était dans les mœurs, et puis sa mère y tenait. Mais il devait avouer ne pas être particulièrement doué. Son professeur ne cessait de lui seriner qu’il avait un épouvantable sens du rythme.

La douleur de ses petits doigts meurtris par les cordes lui revint en mémoire et une grimace tordit ses lèvres un court instant.

« Définitivement plus agréable à écouter qu’à faire. »

Des souvenirs de sa mère accompagnèrent cette irruption dans sa mémoire. Il la revoyait toujours souriante. C’était une femme d’une grande douceur et d’une intelligence remarquable que lui et son père chérissaient tendrement. Mendoza n’avait que 11 ans quand elle mourut des suites d’une affection respiratoire qui la cloua au lit de nombreuses semaines. Elle avait fini ses jours à cracher du sang et à délirer sous l’effet de la fièvre. Mais même en ces moments sombres, quand elle était consciente, elle avait toujours sur le visage cette expression de douceur et de sagesse infinie. Elle l’avait rassuré dans les derniers instants, tandis qu’il pleurait à son chevet, lui avait serré les mains, caressé le visage et prodigué d’ultimes recommandations avant de lui dire adieu et de fermer ses beau yeux d’ébène pour la dernière fois. L’enfant qu’il était alors avait senti que quelque chose était mort en lui ce jour-là, quelque chose de profond.

L’Espagnol refit surface tandis que la musicienne venait de s’interrompre. Son jeu s’était arrêté brusquement, en plein milieu d’un mouvement, sans raison apparentes. Elle avait suspendu ses notes comme on suspend le fil de ses idées. Sans un mot, sans un regard, indifférente à son public, elle semblait ne plus vouloir reprendre. Le vent venait faire voler les boucles de sa chevelure de cuivre et au loin l’horizon finissait de perdre ses couleurs.

Calmèque se leva et ses deux compagnons lui lancèrent un regard un peu surpris.

Il partait ?

En fait, il était hors de question de s’éterniser, sans quoi cette emmerdeuse de Marinchè ne manquerait pas de lui faire remarquer qu’il restait malgré que la belle Irlandaise ait arrêté de jouer, avec toute la lourdeur des sous-entendus que ça impliquait. Et ça, il s’en passait.

– Je vais m’allonger un peu, argüa-t-il.

Quand Marinchè et Mendoza furent seuls, l’Inca se pencha vers son voisin.

– J’ai un doute à son propos, je jurerais qu’il en pince pour la violoniste mais… le kaki, ça t’inspire quoi ?

Mendoza, étrangement peu surpris par la question, haussa les épaules en faisant la moue.

– Des fientes d’oiseaux, répondit-il.

Marinchè, qui n’y avait pas songé, en fut visiblement surprise.

– Et on revient à la mouette… intéressant… dit-elle pour elle-même.

Puis après une courte réflexion, elle s’adressa à nouveau au marin.

– Tu crois qu’il est homo ?

Le marin resta perplexe.

– Quel rapport avec la mouette ?

– Je sais pas encore, répondit l’Indienne. Mais et donc ? T’en pense quoi ? Homo ou pas ?

Mendoza eut un petit rire franc.

– Pourquoi ? Parce qu’il n’a pas encore essayé de te sauter ?

Elle le gratifia d’une petite tape sur le bras, en réprimande.

– C’que tu peux être cru des fois !

– Ca ne te dérangeait pas trop à une époque…

Marinchè offrit une mine faussement agacée au Navigateur.

– Nostalgique ?

– Peut-être…

Une bonne heure plus tard, Le Navigateur était parti manger avec le Capitaine Diaz, ils devaient discuter des modalités de leurs transactions du lendemain à Lizoa, surtout concernant la caravelle.

Marinchè en profita pour aller tarabiscoter son Olmèque. Quand elle avait une idée en tête…

On frappa à la porte. Les coups sortirent Calmèque de sa rêverie.

– Oui ?

– C’est moi, fit Marinchè.

– C’est ouvert.

L’Inca se glissa dans la cabine et découvrit l’autre plongé dans le noir, allongé sur sa couchette.

– Ca va pas ? s’inquiéta-t-elle.

– Si si, rassura-t-il. Juste envie de calme.

– Ca veut dire que je tombe mal ?

– Non non. Tu peux allumer la lampe si tu veux. J’imagine que tu n’y vois pas grand-chose.

La flamme prit rapidement et une douce lueur vint combler l’espace.

– Tu vois bien dans le noir ? interrogea l’Inca après un moment.

– Oui, on…

Il s’interrompit et se ravisa, vu qu’il était le dernier de son espèce, le « on » n’était plus vraiment d’actualité. Et c’est à regret qu’il se corrigea.

– Je vois presqu’aussi bien qu’en plein jour.

– Pratique…, admit-elle.

Elle tira à elle une des deux chaises de la cabine et s’assit près du lit.

– Meilleure vision, meilleure ouïe,… c’est pareil pour tes trois autres sens ?

Elle avait sa voix douce et son air de petite fille curieuse qu’elle ne partageait qu’avec peu de monde. Un aspect de sa personnalité qu’elle cachait la plupart du temps. En général, Marinchè se drapait dans une sorte de froide dignité flirtant avec le mépris, le verbe coupant et acerbe. Une carapace qui maintenait le monde à distance.

Qu’elle accepte de se livrer sous une autre lumière était un privilège dont l’Olmèque avait conscience et qu’il souhaitait protéger.

– Pour l’odorat, je pense que oui. Pour le goût et le toucher…, il eut une expression d’ignorance. Aucune idée. Je devrais pouvoir me glisser dans la peau de quelqu’un d’autre pour pouvoir comparer, plaisanta-t-il.

L’Inca regarda autour d’elle et attrapa un morceau de serrano qui se trouvait sur la table. Elle adorait ce jambon espagnol.

– J’ai discuté un peu avec Mendoza, fit-elle en mâchant le bout de viande avec élégance.

– Et ?

– Il remettra sa décision à la Comtesse après l’escale au Comptoir.

L’Olmèque assimila l’information sans mot dire.

– Combien de temps restera-t-on à Lizoa ? finit-il par demander.

– Difficile à prédire avec exactitude, mais les emplettes de Diaz devraient être bouclées dans les vingt-quatre heures, par contre la vente de la caravelle est plus aléatoire. Il faut trouver un amateur et négocier. Mais Mendoza semble confiant. Il dit que c’est un excellent navire et qu’il trouvera acquéreur de toute façon.

Calmèque fixait le plafond de la cabine, les mains croisées sous sa tête. Une fois son morceau de jambon terminé, l’Inca se mit à entortiller une de ses mèches de cheveux. Peut-être était-ce en prévision de cette petite manie, qu’elle s’était gardé une mèche longue de chaque côté de son visage, ne coupant que le reste. Ca lui faisait une coupe improbable mais qui somme toute lui allait bien. A cet égard, l’Olmèque se fit la réflexion que même avec un pot de chambre sur la tête, elle devait rester jolie à regarder.

– Je peux te poser une question indiscrète ? lui demanda-t-elle soudain.

L’Olmèque ne put s’empêcher de rire malicieusement, il se doutait qu’elle avait quelque chose en tête, sans quoi, elle ne serait pas là à se tortiller les cheveux avec son petit air de sainte-nitouche.

– Fais-toi plaisir ! Au point où on en est…

Un court silence durant lequel Marinchè se demanda comment tourner sa question, et puis finalement, elle conclut que le plus directe serait le mieux.

– T’aimes les hommes ?

Calmèque pouffa de rire.

– Je sais pas pourquoi, je la sentais arriver celle-là, et j’imagine que ta question ne porte pas sur la philanthropie, remarqua-t-il.

Elle le regarda, narquoise. Et attendit quelques instants.

– Et donc ?

L’autre prit un air embêté, ce genre de conversation le mettait mal à l’aise.

– Si je te dis que ça ne te regarde pas, ça clos le débat ?

– Aucune chance !

Calmèque soupira profondément en cherchant ses mots.

– Et si on remettait cette conversation à plus tard ? tenta-t-il.

– Tu veux vraiment prendre le risque de me laisser le temps d’interpréter les choses à ma façon ?

Calmèque lui décocha un sourire crispé.

Puis, il réfléchit à la manière la plus adéquate de répondre. Il se lança au bout d’une trentaine de secondes.

– Tu te souviens d’Apuchi ?

L’Inca fit une grimace comique.

– C’est une vraie question ?

Calmèque poursuivit sans relever le sarcasme.

– On avait des vies de moines à Apuchi, saupoudrées de science, de routine, de froideur et d’ennui. Une austérité d’une grisaille sans égal… ironisa-t-il. Et avec nos têtes bizarres, pas moyen de foutre un pied dehors sous peine de se faire lyncher par les Mayas du coin, et donc aucune chance de rencontrer qui que ce soit en dehors de nos épaisses murailles. Donc…

Et il la regarda droit les yeux.

– Donc, disais-je, se découvrir homo un beau matin à Apuchi était une bénédiction qui assurait de pouvoir prétendre à un minimum d’affectivité. Chance que je n’ai pas eue.

Marinchè, la moue aux lèvres, lui accorda une minute.

– Et… ? T’as essayé ?

– Quoi ? s’offusqua Calmèque. Mais NON !

Puis il prit une mine un peu moins convaincante.

– Enfin… pas vraiment.

Pas un mot ne sortit de la bouche de notre Inca, mais son regard à la fois curieux et inquisiteur n’avait pas besoin de sous-titres.

Calmèque soupira aussi longuement que ses poumons le lui permirent. Il en avait trop dit ou pas assez. Autant lâché l’affaire de suite où elle lui pourrirait la vie jusqu’à ce qu’il craque.

Il se jeta donc à l’eau, avec toutes les précautions qui s’imposaient.

– Disons que… amorça-t-il, tentant de choisir ses termes au mieux. Quand on est au fond du trou…

Et brusquement, il s’interrompit, se sentant obligé de préciser :

– Et y’a pas de jeu de mots !

Il continua.

– Des fois quand on a le moral dans les chaussettes et qu’on ne serait pas contre une oreille compatissante ou… un câlin bah…

Minutes de suspension.

– Bah ? insista Marinchè qui n’avait pas l’intention de lâcher l’affaire.

L’Olmèque lui adressa un regard appuyé.

– Bah voilà ! Des fois, à la faveur d’une journée de merde on peut se dire que finalement « des bras, ce sont des bras ! »

Regard incisif de l’Indienne.

– Et… ces bras ont un nom ?

– Me souviens pas ! Et de toutes façons j’ai pas pu et ça n’a pas été plus loin, coupa sèchement l’Olmèque qui n’avait visiblement pas envie d’entrer dans les détails.

– Et… y’en a eu d’autres, « des bras » ? asticota-t-elle encore, un peu malicieuse.

– Je viens de te dire que ça n’était arrivé qu’une fois, que j’avais coupé court et que ça m’avait convaincu que c’était pas mon truc ! siffla Calmèque. Tu veux quoi de plus ?

Elle tournicota sa mèche en dodelinant de la tête. L’air de pas y toucher.

– Mmmmmm, fit-elle. Comme quoi, j’avais raison.

Mimique incrédule du petit homme.

– Raison à propos de quoi ?

Et elle se mit à imiter quelqu’un jouant du violon, une mine taquine accrochée au visage.

– Mais tes parents t’ont fini à la fouine, toi, c’est pas possible !

– Si ça veut dire que tu penses que je vais te harceler jusqu’à ce que, si nécessaire, tu te l’avoues à toi-même… je plaide coupable ! Je vais faire de ta vie un enfer !

C’est à cet instant, n’ayant rien vu venir, que Marinchè se prit l’oreiller de l’Olmèque en pleine figure, ce qui eut pour effet de la décoiffer un peu, et tandis qu’elle remettait ses cheveux en place, elle le regardait, triomphante.

– La violence, mon petit Calmèque, lui dit-elle d’une voix narquoise, est l’argument de ceux qui n’en ont point d’autre.

Assis en tailleur sur sa couche, le polochon menaçant, l’Olmèque la dévisageait, impassible. C’est à ce moment, que quelque part dans le ventre du navire, se mit à résonner l’instrument de l’Irlandaise. Et le son confiné dans cet entre clos, donnait aux notes une nouvelles dimension. Sublime.

– Voilà qui ponctue en ne peut mieux cette petite conversation, s’amusa Marinchè.

Tentant de ne pas manifester son agacement, Calmèque lui répondit de la façon la plus détachée qu’il put.

– Je ne sais pas pourquoi tu t’obstines dans cette direction, Marinchè, mais tu te trompes lourdement, je t’assure. Mon seul intérêt pour cette fille sont ses qualités de musicienne. Mais peut-être que tes oreilles, bien trop petites, ne peuvent percevoir les nuances te les subtilités de son jeu.

Marinchè n’en crut pas un mot, convaincue qu’elle était par son intuition qui, en cette matière, ne lui avait jamais fait défaut. A présent que son petit doute quant à son orientation sexuelle était balayé, Calmèque pouvait bien lui affirmer ce qu’il voulait, sur les nuances et les subtilités du jeu de la donzelle, et même peut-être le croire très sincèrement, mais elle était certaine que l’Olmèque n’était pas indifférent aux charmes, purement féminins, de la jeune femme. Il pouvait bien lui baratiner ce qu’il voulait !

Néanmoins, elle avait bien perçu que son interlocuteur était sur la défensive, et elle préféra faire mine de le croire. Aussi changea-t-elle de conversation afin de décrisper l’atmosphère.

– Ca s’est bien passé hier avec Mendoza ?

Elle faisait allusion à l’échange heurtant que les deux hommes avaient eu la veille.

– Oh, fit Calmèque. Des accrochages on en aura d’autres, essaye-t-il de minimiser. Il croit que je suis un monstre, assena-t-il avec un sourire un peu triste, et franchement, avec ce qu’il connait de moi, c’est compréhensible. Du coup…

Et il ne continua pas sa phrase.

En fait, il avait décidé de prendre sur lui. Conscient que la mauvaise humeur ne lui apporterait rien, bien au contraire. Le Navigateur lui ayant déjà reproché ce comportement, il essayait donc de ne pas le contrarier outre-mesure. Il jouait quand-même sa vie dans cette histoire.

Mais en réalité, l’incident l’avait tellement remué qu’il n’avait pu s’empêcher d’être maussade une bonne partie de la journée, évitant l’Espagnol autant que faire se peut, tout en restant poli. Après tout, cacher son désaccord au risque de représailles très désagréables, était un exercice de funambulisme dans lequel il excellait depuis son plus jeune âge.

Il conclut donc à l’intention de Marinchè par un magnifique sourire.

– Tout va bien, mentit-il.

Mais ils n’étaient dupes ni l’un ni l’autre.

Ils discutèrent de choses et d’autres durant plusieurs heures, la petite discussion tendue laissée loin derrière, cédant le pas à un badinage anodin. Ca faisait du bien de se détendre et d’arrêter de s’inquiéter quelques heures sans penser au lendemain. Un bien fou. Quand la nuit fut bien avancée, l’un et l’autre commencèrent à sentir la fatigue les gagner et Calmèque qui était toujours dans son lit s’allongea et ferma les yeux tout en continuant leur conversation, la voix de plus en plus lointaine. Il n’allait plus tarder à sombrer. Il le sentit et s’en excusa.

– Y’a les bras de Morphée qui m’attendent…

– C’est pas un homme, ça ? le taquina-t-elle gentiment.

– Recommence pas, dit-il doucement.

Puis il parut s’assoupir mais il fit un effort pour lui parler une dernière fois.

– Tu peux éteindre la lumière avant de partir s’il te plaît…

– Promis…

Et l’Olmèque s’endormit.

Restée seule, l’Inca sentit poindre une petite boule au ventre qu’elle commençait à bien connaître. Elle tenta de penser à autre chose et resta encore un moment dans la cabine, assise sur la chaise, sous la lumière rassurante de la lampe tempête. L’océan était calme et les bruits de craquements du navire étaient devenus une rengaine apaisante.

Elle aurait du prendre congé et gagner ses propres quartiers, mais elle n’en avait pas envie. L’angoisse la gagnait de plus en plus. Son long mois claquemurée dans la coque du navire lui avaient laissé des peurs que la nuit et le noir faisaient remonter sans ménagement. Elle se réveillait couverte de sueur, les yeux terrifiés, balayant les ténèbres de sa cabine en proie à une panique sans nom, croyant voir des ombres se faufiler au ras du sol et gratter le plancher de leurs petites pattes griffues. Les rats… un cauchemar qu’elle risquait de traîner avec elle un bon moment.

Elle ramena ses pieds sur la chaise pour qu’ils ne touchent plus le sol, passa ses bras autour de ses jambes et cala ses genoux sous son front. Au-dessus d’elle, la flamme de la lampe vacillait, sans doute l’huile commençait-elle à manquer, elle s’éteindrait seule. Marinchè ferma les yeux.

Au beau milieu de la nuit, un fracas fit bondir Calmèque hors de son sommeil comme un clown à ressort.

« Aïe !» Entendit-il juste à côté de son lit.

Il découvrit Marinchè vautrée de tout son long, occupée à se redresser pitoyablement au milieu des barreaux de la chaise qui avait cédé.

« Elle s’était endormie là ? » Il n’en avait aucun souvenir. Perplexe, il l’observa sans rien dire.

– Merde… la trouille que j’ai eu… saloperie de chaise !

– Ca va ? finit-il par lui demander, mettant doucement de l’ordre dans ses propres idées.

– Oui oui… souffla-t-elle, mais le réveil est un peu rude… je vais avoir des bleus partout…

– Mais qu’est ce que tu foutais là ? Tu t’es endormie sur la chaise ?

– Mmmmmm… fit-elle en guise de réponse, un peu gênée, comme un enfant pris la main dans le sac. Avais pas envie de retourner dans ma cabine, maugréa-t-elle.

L’Olmèque en fut surpris.

– Pourquoi ne pas avoir dormi sur la couchette de Mendoza plutôt ?

– Laisse tomber.

Elle avait l’air de mauvais poil et ces derniers mots s’étaient perdus dans un grognement d’insatisfaction. Aussi Calmèque préféra ne pas insister et la laisser faire ce qu’elle voulait. Il la vit donc se diriger vers la couche de Mendoza sans demander son reste et s’y allonger visiblement contrariée. Le petit homme se recoucha.

Mais dix minutes plus tard, alors qu’il commençait à se rendormir, il fut à nouveau sorti de ses nimbes. Marinchè le secouait doucement.

– Calmèque… Cal… réveille-toi s’il te plait...

– Mais qu’est-ce que t’as ? grommela-t-il.

Elle ne répondit pas. Contrite. Debout à côté du lit. Sans plus un geste.

– J’ai peur…

– Hein ?

Cette révélation aida notre Olmèque à se réveiller.

– Mais peur de quoi ?

– Mon cerveau me joue des tours et j’ai l’impression de voir grouiller des rats partout, fit-elle la voix étranglée. Je deviens dingue…

Et sans demander la permission, elle enjamba brusquement le petit homme pour se glisser dans son lit entre lui et le mur. Le mouvement fut tellement rapide, que Calmèque n’eut pas le temps de protester. Il l’observa, médusé. Elle s’était blottie et prenait le moins de place possible. Il souffla bruyamment et fit mine de se lever pour gagner l’autre lit, mais voyant qu’il partait, Marinchè passa de justesse son bras autour de lui afin de le maintenir près d’elle.

– Je t’en prie, reste… je suis vraiment morte de trouille… je te jure…

– Tu me mets mal à l’aise Marinchè…

– Juste un peu… et puis je m’en vais…

Sa voix s’étranglait et elle n’avait, pour l’heure, plus rien de sa superbe, on aurait même dit qu’elle allait se mettre à pleurer, et Calmèque céda… vaincu par sa propre fatigue et l’émotion sincère qu’il percevait dans le timbre de l’Inca.

Au bout de plusieurs longues secondes, elle le sentit détendre progressivement ses muscles et se rallonger, signe qu’il acceptait, bon gré mal gré.

– Merci… fit-elle d’un ton ténu, la tête enfouie entre l’oreiller et l’épaule de son hôte.

– De rien…, murmura-t-il.

Épuisée et se sentant enfin en sécurité, Marinchè s’endormit très rapidement. Calmèque, lui, sensiblement crispé, mit plus de temps, mais le sommeil finit par le rattraper à son tour.


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