Ode au Chaos

Chapitre 10 : Acte III - Scène 1

5398 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 04/07/2024 12:54

Acte III - Scène 1

« La lame qu'on ne voit pas est la plus dangereuse »


Le fer avait claqué. Ma lame avait paré celle de Shen juste avant l'instant critique. Une seconde de plus et la tête d'Hirose aurait roulé au sol, roulé dans le champ à l'opposé de son corps et j'avais tremblé à la seule perspective d'y assister. Shen avait reculé d'un pas, décontenancé par mon intervention. Son regard s'emplit de déception :

« Ta disciple ? Tu as le don de choisir les pires, mais là, tu es tombé bien bas... Cependant, tu ne peux t'opposer à la justice, Zed !

— Ça dépend de ce qu'on considère comme juste, rétorquai-je. Qu'est-ce que tu lui veux ?

— Sa place est en prison, mais je lui ai accordé le duel qu'elle a invoqué. Tu connais la règle ? »


Mon sang ne fit qu'un tour. Je me tournai vers Hirose. A genoux derrière moi, elle m'observait avec un air beaucoup trop égaré pour quelqu'un qui se permet de réclamer un duel à Shen.

« Hirose ? T'as perdu l'esprit ?!

— Pas mal, même moi j'aurais pas osé, ricana Kayn. »


Je ravalai deux réprimandes.

« Ta protégée est la complice de Jhin, ajouta Shen.

— Je sais qui elle est, répondis-je. Mais c'est grâce à son intervention que nous avons capturé Jhin. »


Shen vacilla.

« Je l'ignorais.

— J'ai pris la décision de lui laisser sa chance, elle fait parti de mon Ordre-

— Quoi ? hoqueta Hirose dans mon dos. »


Quelle idiote ! La seule chose qu'elle avait à faire en cet instant, c'était de la fermer. Je soufflai d'exaspération, crispé. J'avais plutôt intérêt à recadrer les choses. J'affrontai le regard de Shen.

« Fais-en ta disciple, si tu le désires, soupira Shen en rangeant son sabre, mais au moindre faux pas, c'est toi qui sera responsable, Zed. (Son doigt s'enfonça dans mon torse) Et crois-moi, je serai là le jour où elle te trahira. (Il se tourna vers Hirose) Et toi, récupère tes affaires et ne t'avise plus jamais de remettre un pied chez Lyang.

— Soit. On en a terminé, abrégeai-je.

— On se reverra bien plus tôt que tu ne le penses, assura Shen en se penchant sur moi pour appuyer ses propos d'un regard perçant. »


Il tourna les talons. Chacun de mes muscles se décontracta à mesure qu'il s'éloignait. Derrière moi, mes disciples attendaient sans bouger et Hirose était toujours agenouillée, tête baissée, les yeux cachés sous son épaisse frange noire. Les propos de Shen n'avaient rien de rassurant à son sujet. Il avait sans doute de bonnes raisons de penser qu'elle représentait un potentiel danger pour nous tous. Il ignorait cependant... 

« Merci... murmura Hirose. »


Un sanglot secoua son corps. Sérieusement ?! — Fallait pas déconner — En l'état, elle était un poids-mort pour notre groupe. Fragile comme la plupart des gosses que je récupérais. Mais elle n'était plus une enfant. Je me contentai de lui lancer sur un ton sec :

« Il faut qu'on parle. »


Elle releva ses yeux humides vers moi, j'avais saisit son attention. Parfait. Attendait-elle que je l'aide à se relever tant qu'on y est ? Je lui tendis une main franche. Elle s'en saisit et je la redressai sur ses pieds. 

« Maître, on peut se poser un peu avant de reprendre la route ? demanda Kayn.

— Oui, je pense qu'on en a tous besoin. Une heure, pas plus. »


Mes compagnons s'installèrent. Hirose séchait discrètement ses larmes. Pourquoi avait-elle fuit sans rien dire ? La question me brûlait les lèvres depuis plusieurs jours et je comptais bien obtenir la réponse.

« Je vais chercher mes affaires... bredouilla-t-elle.

— Je t'accompagne. »


Elle opina du chef. Irrésistiblement, j'observai sa gorge entaillée d'une imposante morsure. Comment ne pas la remarquer ? Elle avait morflé, mais ça l'endurcissait. Et elle en avait diablement besoin. Sous ses yeux, de larges cernes lui donnaient une mine déconfite. Elle semblait fragilisée. Mais elle devait apprendre. Apprendre à tomber pour se relever. Je connaissais le courage et la détermination dont elle était capable de faire preuve. Elle s'en sortirait. Elle nous avait tous sauvé, elle avait retrouvé Jhin. Et dans le fond, je me sentais coupable. Coupable de lui avoir imposé la magie des Ombres sans son consentement. Coupable de lui imposer de se rallier à mon Ordre pour apprendre en maîtriser la puissance. Je devais m'assurer qu'elle en ait réellement la volonté.


Je fus étonné de trouver un cheval zébré devant la porte de sa maison. Kayn m'avait rapporté les faits. Mais j'ignorais qu'elle l'avait gardé... intacte. 

« Il faut passer par ici, fit-elle d'une petite voix embarrassée. »


Elle désigna du doigt une fenêtre en éclats par laquelle elle s'engouffra. Je gardai le silence, plus rien ne m'étonnait. Je la suivis et bondis à l'intérieur de l'habitat. Je balayai du regard la pièce dans laquelle j'avais atterri : un salon défraîchit servait d'atelier artistique et une forte odeur de peinture piquait le nez. Le sol en était jonché, comme s'il avait été le théâtre d'une guerre de pinceaux.

Hirose se précipita vers l'un des fauteuils, saisissant un grand sac de cuir avant de l'emporter dans une autre pièce en s'exclamant :

« Je vais changer de vêtements et prendre mes affaires ! »


Elle s'était éclipsé si vite que je n'eus pas le temps de répondre. Soudain, mon cœur pulsa. Sur un chevalet se tenait un portrait de... moi ? Pourquoi moi ? J'ignorais si je devais m'en réjouir ou non. L'expression qu'elle m'avait donné était effrayante. Me voyait-elle ainsi ? Si... colérique ?

J'entendis Hirose dévaliser sa penderie dans un bruit des cintres et de tissus qui dégringolent sur le parquet. Je m'avançai silencieusement jusqu'à la porte et glissai un œil indiscret dans l'entrebâillement pour vérifier qu'elle avait fini de se préparer. Assise sur le rebord du lit, elle se tenait penchée en avant pour lasser deux grandes bottes en cuir sur son pantalon noir qui lui serrait la peau. Son corset de cuir sur son corsage blanc laissait apparaître une partie de sa poitrine légèrement comprimée. Je tournai mille fois ma langue dans ma bouche pour ne pas lui en faire la remarque. Merde, lui faire remarquer que sa tenue n'était pas adaptée, je l'aurais fait à n'importe quel autre de mes disciples.

Je poussai la porte pour la rejoindre. Elle leva la tête, et la vague de son regard émeraude m'éclaboussa.

« Pourquoi t'es parti ? »


Son regard s'abandonna au sol. J'avais peut-être été trop direct.

« Je ne sais pas par où commencer... bredouilla-t-elle. »


Bon, il s'agissait de la mettre en confiance pour qu'elle parle. Machinalement, mes bras se croisèrent contre mon torse et je m'adossai au mur. Je tentai de prendre un ton plus rassurant :

« Je suis prêt à tout entendre, mais je te demande d'être honnête.

— D'accord... tu veux de la transparence ? Je n'ai jamais arrêté Jhin... »


Et voilà, sa langue se déliait.

« Ce n'est pas ce qu'on m'a dit, assurai-je.

— Ah bon ?! Et qu'est-ce qu'on t'a dit exactement ?

— Que tu as volé un cheval, poursuivis un navire et retrouvé Jhin.

— Je l'ai retrouvé c'est vrai. Pour être honnête, j'avais réellement l'intention de l'arrêter. (Elle se mordilla le pouce) Mais je... quand je me suis retrouvée face à lui j'ai... je n'ai rien pu faire... Et la rousse est arrivée... »


« La rousse ». Comme je m'y attendais, Chisana ne lui avait pas révélé son nom. Et ce n'était pas mon rôle de le faire. Je laissai Hirose continuer son récit.

« C'est elle qui l'a arrêté, elle l'a assommé et elle m'a demandé de le surveiller.

— Tu l'as fait.

— Oui, je l'ai fait mais... J'ai pensé à... ça m'a traversé l'esprit de... je suis désolée... (son regard s'embruma, ce détail me crispa mais je pris sur moi encore un peu)

— A quoi t'as pensé ? »


Je l'analysai. Elle se tourmentait si facilement. Sa poitrine oppressée se soulevait et s'abaissait au rythme de sa respiration saccadée.

« ... à le libérer.

— D'accord...

— (son regard plongea dans le mien) J'ai aussi pensé à cette promesse que je t'ai faite. A la confiance que tu m'accordais et j'ai été incapable de choisir...

— Mais tu n'as pas libéré Jhin, précisai-je.

— Non. Mais j'ai réalisé que je vous avais trahis, d'une certaine manière.

— D'une certaine manière ?

— Hé bien ! J'y ai pensé, à le libérer. Je ne me sentais plus légitime à rester parmi vous. Voilà pourquoi je suis partie. »


Je ne pus réprimer un sourire. Il était temps d'intervenir :

« J'apprécie ton honnêteté. Ne te sens pas obligée de nous suivre. Tu peux décider ici et maintenant de me prêter allégeance ou non, mais ça doit rester un choix. Sache simplement une chose : qu'importe ce que tu as pensé ou ce que tu penses encore aujourd'hui, cela peut changer d'un instant à l'autre. Ce ne sont pas nos pensées qui importent, mais nos actes. »


Un léger sourire, aussi bref fut-il, illumina son visage. Puis il y eut un moment de flottement, un long moment pendant lequel elle sembla réfléchir.

« Pourquoi ? demanda-t-elle.

— Pourquoi ?

— Pourquoi vouloir m'intégrer au groupe ?

— Parce que j'ai décidé de te faire confiance et de t'apprendre à maîtriser la magie des Ombres. Ca n'aura rien de facile, je préfère te prévenir. Mais mon intuition ne m'a jamais trompé, t'avoir dans notre camp lorsque tu seras au sommet de tes capacités sera un atout. Mais la vraie question, c'est pourquoi toi tu accepterais de me suivre ?

— Votre cause... c'est ce dont j'ai rêvé toute mon enfance... J'ai besoin de toi pour maîtriser le pouvoir des Ombres. Si tu me donnes cette puissance, je te serai loyale quoi qu'il advienne. »


Je déglutis. Son regard s'était profondément ancré dans le mien pour soutenir ses propos. Et ils chauffaient mon cœur à blanc. Elle ignorait tout de ce qui l'attendait et je n'avais nullement l'intention de la materner, mais elle était sincère. Alors je décidai d'achever le rituel. 

« C'est un beau discours, admis-je. Es-tu prête à en faire serment ? »


Je la sondai avec la plus grande des attention. Elle ne cilla pas et répondit :

« Je suis prête.

— Alors lève-toi et donne-moi ton bras. »


Elle me lança un regard interrogateur et sans discuter, elle se leva pour me tendre sa main gauche. Un bon point. Je saisis son poignet et la tirai vers moi d'un coup sec, la déséquilibrant. Sa main de métal glaciale se posa sur mon bras.

« Qu'est-ce que tu vas faire ? »

Elle affichait une mine inquiète. Alors je repris solennellement :

« Je vais encrer ta promesse. Je te demande de prêter serment de vouer ta vie, jusqu'à ton dernier souffle, à l'ordre de l'Ombre. »

Ses yeux s'écarquillèrent. 

« Ca va piquer un peu, une broutille pour toi, n'est-ce pas ?

— La routine... »

Je refermai ma prise sur son poignet et déployai mes ombres.

« Prête serment, ordonnai-je tandis que les ombres s'enfonçaient sous sa peau pour la marquer.

— Je jure.. de... vouer... ma vie... à... l'Ordre... de l'Ombre.. »

La douleur avait haché ses mots mais les ombres se déchaînaient déjà dans sa chair, y lassant la marque sombre et indélébile de sa promesse. Ses jambes fléchirent, elle s'agenouilla. C'était douloureux, j'en avait conscience, mais j'étais satisfait de constater avec quelle force elle endurait cela. Et j'admirais son bras fraîchement tatoué du symbole de mon Ordre qui remontait jusqu'à son épaule. Son corps frémissait encore sous les assauts de la douleur, sa tête s'affaissa vers le sol. D'une main douce, je saisis son visage pour le ramener vers mon regard, culpabilisant de trouver ce tableau agréable.

« Tu peux te relever. Tu es des nôtres, Yànléi. »


Elle se releva. Je changeai aussitôt de sujet en balayant la pièce des yeux :

« T'es prête ? »


Mon regard se posa sur le sac à dos en cuir démesurément large qui siégeait sur le lit.

« C'est ça ton sac ? Prends juste le nécessaire.

— C'est le strict nécessaire.

— Je suis sûr que non, assurai-je en m'avançant vers le sac. »


Hirose bondit sur son sac dans un mouvement digne d'une louve qui défendrait sa portée.

« C'est interdit de regarder dans le sac d'une femme !

— Qu'est-ce que tu as bien pu mettre là-dedans ? »


Elle le ferma précautionneusement.

« Des... des sous-vêtements en dentelle, par exemple.

— Tu te fous de moi ?! »


La vision m'électrisa. J'étais les chef des Yànléi, mais je restais un homme ! Bordel. Je déduis qu'elle emportait avec elle des reliques dont elle ne trouvait pas la force de se séparer.

« Très bien, rétorquai-je sèchement. Mais je ne veux pas t'entendre te plaindre du poids de ce sac ni demander à qui que ce soit de le porter à ta place !

— Pas de soucis, j'ai un cheval.

— Il va falloir qu'on en parle justement... ajoutai-je en quittant la pièce. »



Hirose harnachait son cheval. Je l'observai y ficeler son maudit sac de quinze tonnes avec une insouciance déconcertante. 

« Nous ne sommes pas des voleurs, Hirose...

— Je suis désolée... J'ai payé pour l'avoir. »


De son index elle désigna la cicatrice dans son cou.

« Kayn m'a raconté. Je suppose que ça t'a servi de leçon. Néanmoins, sache que tu n'auras aucun de traitement de faveur. Tu es désormais ma disciple et je te demande de te comporter comme tel. La première règle : on ne discute pas mes ordres. La seconde : nous ne sommes pas des malfrats ni des voleurs. Tu as déjà transgressé cette règle, alors tu seras de corvée de cuisine jusqu'au temple. Et à partir de maintenant, et en gage de respect, tu m'appelleras Maître Zed. »


Elle caressait l'encolure de son canasson dans une attitude si nonchalante qu'elle semblait imperméable à mon autorité. Je doutais même de son attention.

« Quelque chose à redire ?

— Non, Maître Zed. Est-ce que je peux quand même emmener Daigo ?

— Emmène-le. Mais personne à part toi ne sera responsable de ses besoins ni de ce qui peut lui arriver !

— Merci... Maître. »



De retour au camp, Hirose fut accueillie à bras ouverts. Aucun de mes disciples ne contestait mes décisions, leur confiance en moi était aveugle et inconditionnelle.

« On a même droit à une réserve de bouffe gratos ! s'écria Barry en désignant le cheval. »


Hirose ne se braqua pas, elle se contenta de sourire à la plaisanterie en secouant la tête. Naturellement, les premiers vers qui elle se tourna réellement furent Kayn et Lyrah. Si Lyrah était redoutable, elle avait un caractère doux et compréhensif, elle inspirait aisément confiance. Quant à Kayn... C'était Kayn.


Derrière moi, tous reprirent la route. Je tenais à ce que nous maintenions une allure soutenue. J'estimai que mes disciples avaient assez perdu de temps dans cette mission, bien qu'elle fut un succès.

Chisana m'emboîta le pas. Elle jeta un œil par dessus son épaule pour s'assurer sans doute que nous étions assez éloignés du groupe :

« Alors, cette entrevue ?

— Intéressante, répondis-je.

— Je voulais savoir... c'est de ma faute si elle s'est enfuit ?

— En partie j'imagine. Mais c'est aussi grâce à toi qu'elle est ici. Quand comptes-tu lui dire ? »


Chisana fixa ses bottes et tripota le bout de sa queue de cheval.

« Quand je la sentirai prête. Elle m'évite... j'ai peut-être été trop dure avec elle...

— Elle en a besoin. Elle n'a aucune discipline. Un peu comme toi, quoi.

— Tu peux parler ! rétorqua-t-elle. (Je ris doucement et Chisa ajouta) Elle a prêté serment ?

— Oui. Étonnée ?

— Pas tant que ça... Regarde-la elle est en train de rire avec Kayn. Qu'est-ce qu'ils peuvent bien se raconter ?

— Elle s'intègre, c'est ce qui compte pour l'instant. »



๑๑இ๑๑


A la nuit tombée, nous nous arrêtâmes dans une auberge pour y passer la nuit. Seules deux chambres s'annoncèrent disponibles alors je m'avisai de diviser le groupe en deux. Peu importe leur composition, mais je m'arrangeai pour que Kayn et moi prenions chacun une chambre afin sécuriser les deux groupes, simple mesure de précaution.

Nous avions évidemment besoin de sommeil après cette journée de marche, mais j'accordai à mes hommes l'autorisation de boire un peu plus qu'à l'accoutumée. Ils méritaient de se détendre et nous avions plus d'un succès à célébrer.

Je m'étais attablé face à Chisana. Perdue dans ses pensée, son regard absent se noyait dans sa chope de bière. J'avalais une gorgée de la mienne et mes yeux s'arrêtèrent sur Hirose, toujours collée à Kayn. Tous deux assis au comptoir, quelques bribes de leurs conversations me parvenaient parfois. Mais je les entendais surtout ricaner comme deux benêts. Je tendis l'oreille, veillant à garder les yeux fixés sur ma table par discrétion.

« Du coup, ce soir ? lui demanda-t-il. »


Ce soir ? Ce soir quoi ? Je tendis une oreille bien plus attentive.

« T'es con... lâcha vulgairement Hirose en gloussant.

— Juste pour t'accueillir parmi nous comme il se doit, évidemment, c'est un sacrifice de ma part. »

Je sentis mes sourcils se froncer compulsivement. Qu'est-ce qu'ils manigançaient ? Je jetai un rapide coup d'œil à la scène : sur le comptoir, Hirose s'étalait à moitié, visiblement bien éméchée.

« Dans la paille, c'est tentant... rajouta Kayn en la secouant doucement.

— Hmmm... nnnon, grommela Hirose.

— Bon... ça va... j'aurais tenté, j'ai bien compris que tu préférais- »


Il s'interrompit lorsque son regard croisa le mien. Combien de bières lui avait-il fait boire ? Je me levai d'un bond qui sortit Chisana de sa rêverie. Je m'avançai vivement vers les deux conspirationnistes :

« On reprend la route tôt demain matin, évitez de finir lessivés ! »


Hirose ne répondait pas, elle était inerte, la tête reposant sur le comptoir.

« Elle tient pas l'alcool, à quoi tu penses, Kayn ?!

— Désolée Maître, c'est pour qu'elle s'y habitue !

— T'as vu son état ? m'enflammai-je. Emmène-la dans un lit ! »


Les joues de Kayn étaient rougies par la boisson.

« C'est vrai que... »


Il souleva Hirose d'une main et la traîna bras-dessus bras-dessous dans une des chambres. Il était temps que nous dormions tous. J'en profitai donc pour donner l'ordre de se retirer à tout le groupe qui s'exécuta aussitôt.



๑๑இ๑๑



Quelque chose me tira brutalement de mon repos. L'esprit encore embrumé par le sommeil, un coup sourd me réveilla pour de bon. Le sol et les murs tremblaient dans la chambre voisine.

« Il se passe quoi ? bredouilla Chisana. »


Je bondis hors du lit. Les coups s'accentuaient tandis que je quittais la pièce au pas de course, traversant le petit couloir sombre. Une porte s'envola devant moi, défoncée par le corps de Kayn qui fini sa course contre le mur. Les disciples quittèrent la chambre, les yeux écarquillés d'effroi. Je me précipitai à l'intérieur.

En entrant, la vision me glaça. Hirose lévitait contre le mur du fond, son corps se tordait dans tous les sens. Autour de son cou, d'épaisses ombres fumantes l'enserraient... ses propres ombres ?!

« J'ai essayé de m'interposer mais rien n'y fait... souffla Kayn dans mon dos.

— Reste avec les autres, lui ordonnai-je. Et rassure les clients que ce tapage a du inquiéter. »


Je me précipitai sur Hirose pour la saisir en plein vol. Je l'eus à peine effleuré que ses ombres m'envoyèrent valdinguer contre le mur adjacent. Vraiment ?!

Je me redressai sur mes appuis, déployai mes ombres à pleine puissante et les allongeai autour de moi. Je m'élançai à nouveau vers Hirose. Lorsque je bondis à sa hauteur, mes ombres résistèrent à l'assaut des siennes. Mais j'usais d'une intensité aussi rare qu'impressionnante. Je saisis Hirose par les épaules et la ramenai au sol pour la maintenir en place. Violente, elle se débattit comme un Darkin dans le bénitier, ses grands yeux écarquillés dans le vide : je devinai qu'elle voyait quelque chose qui m'était invisible. Elle articula des mots incohérents, le visage déformé par la terreur. Son corps était bouillant et ses ombres se refermaient sur sa gorge avec une puissance telle que, si je parvenais à m'en protéger, je ne pouvais en revanche les arrêter.

« Hirose ! hurlai-je en la giflant. Réveille-toi ! »


Elle se démena plus encore, grimaçant d'effroi et je n'avais le dessus que par ma force brute. Des larmes cascadaient sur ses joues. Elle suffoquait.

« Hirose ! Réveille-toi bordel ! »


Une nouvelle lutte acharnée débuta pour la maintenir en place. Cette fois, je la tirai contre moi et tentai de l'immobiliser contre mon corps, verrouillant mes bras autour d'elle de toute ma force. Son visage s'enfouit un instant dans mon cou et je lui murmurai avec douceur au creux de l'oreille :

« Tout va bien... »


Elle cessa aussitôt de s'agiter. Ses ombres se dérobèrent. Son corps fut replongé dans un profond sommeil aux creux de mes bras, lourd et inerte. Ma main souleva sa frange humide de transpiration pour se poser sur son front brûlant. Elle s'éveilla lentement.

« Zed ?! paniqua-t-elle. »


Je me reculai d'un bond, la maintenant par les épaules.

« Qu'est-ce qui se passe ?

— Tu faisais... un cauchemar ? »


Mes yeux descendirent sur ses jambes nues.

« Habille-toi, on va discuter un peu... »


Je me redressai et sortis de la chambre. J'invitai chacun à retourner se coucher et ils s'exécutèrent sans demander leur reste. Tous, sauf Kayn. Il se tenait devant l'encadrement, deux morceaux de porte ébréchés entre les mains. Son regard m'interrogea :

« C'était quoi, ça ? »


Je haussai les épaules.

« C'est ce que j'aimerais savoir. »


Hirose quitta maladroitement la pièce. Elle affichait une mine épuisée. Après un bref échange de regard avec Kayn, son visage terne et asséché de fatigue se tourna vers moi. Je ne devais pas la maintenir éveillée trop longtemps. Mais je ne pouvais me résoudre à la laisser se recoucher après tout ce foutoir. Je l'invitai à sortir de l'auberge.

« On va où ? demanda-t-elle en m'emboîtant le pas.

— On va prendre l'air... répondis-je simplement. »


Je m'avançais à ses cotés sur la petite route pavée qui bornait de grands champs obscures. Au clair de lune, je discernai les traits tirés de ma jeune disciple : elle était tendue. Elle marchait à un mètre sur ma gauche alors je réduis drastiquement cet écart pour lui sembler plus communicatif. Depuis quand prêtais-je attention à ce genre de détails ? Je devais rentrer dans le vif du sujet.

« Parle-moi de ces cauchemars, t'en fais depuis longtemps ?

— (Elle secoua la tête) Non je crois que ça a commencé lorsque je vous ai quitté...

— Et ça arrive souvent ?

— Les cauchemars, oui, mais j'ignore s'ils étaient aussi intenses avant... (son regard me traversa) vu de l'extérieur...

— Qu'est-ce que tu vois pendant... ces rêves terrifiants ? »


Elle s'arrêta. Il me sembla percevoir ses joues s'enflammer. Allait-elle encore chialer ? Elle tourna vivement la tête à mon opposé. Je l'entendis déglutir, et en me concentrant, je perçu les battements de son cœur. Frénétiques.

« Tout va bien ? m'inquiétai-je. »


Depuis quand étais-je aussi affecté par son état ? Je bouillais intérieurement de me ramollir à ce point.

« Ça va... Mes rêves commencent toujours bien... Je me vois... souvent... avec toi... »


Mon cœur rata un battement. Elle n'était pas obligée de me faire part de ce genre de détails gênants et déplacés. Elle n'y était pas obligée mais elle l'avait fait. Comment ça « ça commence bien je suis avec toi » ? Se foutait-elle de moi ? Cherchait-elle à me manipuler ?

« Ensuite... tout s'assombrit, reprit-elle. Je ne peux plus bouger... j'essaye de toutes mes forces mais... quelque chose me... m'enchaîne. C'est comme... »


Son regard se posa dans le mien, effrayé.

« J'ai peur, Zed... Je crois que mes ombres essayent de me tuer...

— Quoi ?

— Je suis sérieuse... Elles s'en prennent à moi... et je ne peux pas les arrêter ! »


Elle tripotait nerveusement ses doigts. 

« Si elles se retournent contre toi, je ne vois qu'une seule explication probable, assurai-je.

— Ah oui ?

— Tu n'es pas en paix avec toi-même. »


Elle écarquilla les yeux. Visiblement j'avais visé juste.

« On peut rentrer... fis-je. »


Le silence fut long et pesant sur le retour et je me posais des questions malvenues. Pourquoi rêvait-elle de moi ? Elle m'idéalisait à ce point ? 

« T'as encore oublié de m'appeler-

— Maître. Pardon... j'ai du mal à m'y faire... je suis désolée.

— C'est rien... n'oublie simplement pas notre relation maître élève. »


Qu'est-ce que je racontais, bon sang ?! Cette affirmation d'une évidence ridicule m'avait échappé, comme si j'avais pensé tout haut, comme si ce rappel à l'ordre m'était en réalité destiné, à moi.

Lorsque nous entrâmes dans l'auberge, je la sentis se distancier légèrement.

« Tu vas dormir avec moi, déclarai-je. »


Je déglutis. Cette idée pouvait paraître tendancieuse, pourtant, je n'avais pas trouvé d'autre alternative pour la protéger et protéger les autres. Dans une tentative de défense, n'importe qui pourrait lui porter un coup fatal, sauf si elle se le portait elle-même. Quel autre choix avais-je en attendant de dominer cette situation, si ce n'était de lui céder mon lit ?

Hirose resta plantée sur place, elle s'assombrit. Quoi encore ?

« J'ai peur... de dormir... ça ne te dérange pas si j'attends ici... le soleil se lèvera dans quelques heures... »


Elle se foutait de moi ? J'inspirai profondément pour éviter de lui aboyer dessus et ravalai ma fureur pour chercher mes mots. Je déployais déjà trop d'efforts pour ses beaux yeux. Enfin, je me décidai à la saisir par le bras :

« Viens. Ton visage est flippant, la fatigue t'affaiblit. Tu ne vas pas rater de précieuses heures de sommeil.

— (Elle tenta de se défaire de ma prise) S'il te plaît... »


Elle tremblait. Visiblement, elle avait plus peur de ses cauchemars que de mes réprimandes. Sa résistance me crispa. C'en était trop ! J'élevai la voix :

« Ne discute pas mes ordres ! Et m'oblige pas à te foutre au lit par la force ! »


Je m'étais emporté. Elle fronça les sourcils, sembla s'abandonner à une réflexion. Et à mon grand étonnement, elle bredouilla :

« D'accord, Maître Zed... »


Elle me suivit docilement jusqu'à la porte. Avant de l'ouvrir, je me tournai vers elle, l'index posé sur mes lèvres pour lui sommer de rester silencieuse. Elle hocha fébrilement la tête. Bien. J'ouvris la porte et saisis son poignet pour la guider en silence jusqu'à mon lit. La respiration lente et profonde de mes disciples m'indiquait qu'ils dormaient à poings fermés. Je poussai doucement Hirose sur le matelas et la relâchai. Au même moment, sa main tremblante agrippa mon bras, glissa jusqu'à ma main pour me tirer vers elle. Ma gorge se noua. Mon cœur pulsa. Elle m'en demandait beaucoup trop. Mais pour ne pas éveiller tout le monde dans une protestation, pour lui éviter une nouvelle crise, pour la rassurer — et uniquement dans ce but — je m'allongeai à ses cotés.

Sa main n'avait pas lâché la mienne, je m'étais allongé de coté, face à elle, la tête calée sur mon bras replié de façon à ne pas l'effleurer. Mais dans un lit initialement prévu pour un seul corps, je fini par la frôler immanquablement. Elle tremblait encore. Merde. Qu'est-ce qu'une femme qui avait déjà vécu l'enfer pouvait craindre à ce point ? Pour tenter de la calmer — et uniquement dans ce but — je m'avançai un peu vers elle. Mon pied toucha le sien. Par manque de place. Je libérai lentement ma main de sa prise pour la poser sur son épaule, espérant que ce geste l'apaise. Elle sembla progressivement se calmer. Je m'attendais à ce que, gênée, elle ôte son pied du mien mais elle n'en fit rien. Ses mains se posèrent sur mon torse.

Je manquai de m'étrangler avec ma salive. Je me contentai de maintenir une respiration lente et calme, de ne pas m'égarer. Je paniquais ? Pourquoi diable ? Toute ambiguïté serait malvenue, alors pourquoi une telle tension m'animait ?

Le parfum de ses cheveux m'envahit. Mon ventre vibra. Mon cœur palpita. Doucement, à peine perceptible, elle murmura un « ne me lâche pas, Zed... ».

Bien sûr que non. Je transformerais sa vulnérabilité en puissance. C'était mon rôle et le but ultime de son apprentissage. Pourtant je m'éloignais de mon devoir de Maître en cet instant. Quelle folie m'habitait ? Etais-je seulement capable de trouver le sommeil ainsi couché auprès d'elle ? Pourquoi me posais-je la question ? 

Le contact de ses doigts sur ma poitrine, même à travers le tissus, agitait quelque chose en moi. Quelque chose de... pulsatile. Ses doigts remuèrent légèrement, un mouvement presque imperceptible mais mes sensations décuplaient à son contact. Merde ! Arrête-toi Hirose. Je l'entendis déglutir. J'entendis son cœur pulser. Son souffle se saccader. Je tentai de me concentrer sur le mien pour ne rien laisser paraître. Son pied contre le mien fit une légère pression, agrandit sa zone de contact et lentement, sa jambe épousa la mienne. Le lit grinça légèrement lorsqu'elle retira ses mains de mon torse, pour s'y blottir toute entière. Sa poitrine se comprima contre la mienne. Ses doigts se posèrent sur mes hanches. 

Non, vraiment Hirose, tu vas trop loin. Beaucoup trop loin. 

Et pourtant, je tardais malgré moi à la repousser. Mon souffle s'accéléra. Merde ! Son corps s'adressait directement au mien, à ce que j'avais entre les jambes. J'aurais pu ôter sa main de ma hanche. J'aurai dû. C'était trop tard. La désir pulsait dans mes veines, frénétique. Ma main glissa lentement sur le haut de sa cuisse. La sienne descendit plus bas encore. Reprends-toi. J'agrippai fermement sa hanche et ramenai son bassin contre le mien. Je devais m'arrêter. Je le devais. Pas ici ! Pas maintenant ! Son souffle effleura mon visage. Si proche. 

Résiste, sombre fou. 

Un éclair de lucidité m'invita à m'extirper du lit silencieusement, à quitter la pièce pour aller dormir loin d'elle. Mais je restai là. J'étais allé trop loin et le piège s'était refermé sur moi avant même que je ne le remarque. Imparable. A son souffle torride je devinai que ses lèvres se trouvaient désormais juste en face des miennes. Inévitables. Le cœur palpitant — je ne pus y résister — je les capturai. Doucement d'abord. Si chaudes... Silencieusement, elle dévora les miennes. Ce n'était pas sérieux. Quelqu'un pourrait nous entendre. Mais j'étais incapable de la refréner tout comme j'étais incapable de me refréner moi-même. Elle agrippa mes cheveux. Je saisis les siens. Notre baiser s'approfondit, ardent. Le secret le plus absolu que nous offraient le silence et l'obscurité devint notre seule limite. En un autre lieu, en d'autres circonstances, je serais passé au-dessus de son corps pour m'emparer du sien.

Soudain, un mouvement dans la pièce nous figea tous deux comme des enfants pris la main dans le sac. Quelqu'un s'était retourné dans son lit. Dans un même réflexe, nos lèvres s'étaient séparées. Hirose enfonça son visage dans mon cou. Mon bras se referma sur elle, pour la maintenir au creux de mon corps. Et d'un accord implicite, nous décidâmes de cesser de remuer. De faire ce pourquoi nous étions là : simplement dormir. Du moins, essayer.


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