Ode au Chaos

Chapitre 9 : Acte II - Scène 4

2958 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 01/07/2024 11:53

Acte II - Scène 4

« Personne n'échappe à son ombre. »


Telles deux lunes de sang embrasant le ciel nocturne, le regard de Zed me pénétrait. Son sourire en coin me fit perdre tout contrôle. Son torse nu épousa ma poitrine. Mon cœur pulsa.

Ô Zed...

Je frissonnai d'un brûlant désir. Ses lèvres baisèrent ma nuque. Et soudain, ses crocs embrochèrent ma gorge. La douleur, vive et incisive, m'arracha une plainte. Mon corps se souleva par réflexe, prêt à riposter mais impuissant face au poids du corps qui me maintenait plus fermement qu'un bloc de granit. Mon sang pulsa dans ma gorge, dans mes tempes. Cédant à un excès de panique profond, je me relevai d'un bond :

« NON ! »


Haletante, allongée dans le lit, je tentai d'apaiser la frénésie qui animait mon cœur. Un cauchemar. Ce n'était qu'un cauchemar. J'effleurai ma gorge endolorie, ravalant un gémissement. Mon souffle saccadé traversa le silence de la petite chambre d'auberge.

La jolie bourse emplie de pièces d'or que j'avais trouvé dans le sac de Jhin m'avait permis de dormir en sécurité trois nuits d'affilée. Quelle aubaine ! Je frissonnai à l'idée de m'endormir dans l'obscurité de la nature sauvage, en proie à n'importe quel cinglé sanguinaire qui croiserait ma présence. Fort heureusement, nul besoin de m'y résoudre. Malgré tout, mes nuits étaient agitées de rêves plus atroces les uns que les autres, mélange sournois d'angoisses et de culpabilité. Captive de mes peurs les plus profondes, je m'éveillais toujours au milieu des ces songes délirants plusieurs heures avant l'aurore, le lit devenait fatalement le siège de ma torture et l'inquiétude qui serpentait dans mes tripes me poussait à déserter sommeil et lieux.

Cette fois encore, impossible de me résoudre à refermer l'œil. Je quittai les couvertures matelassées pour rallumer une petite bougie sur la commode. Lorsque je croisai mon reflet dans un petit miroir rond suspendu au mur par un énorme clou rouillé, mon regard tomba inévitablement sur cette immonde balafre. J'en esquissai encore une fois les contours. Rouge, enflée, boursouflée. Chaque croc avait laissé un trou si profond que la cicatrisation peinait à se faire.

Après m'être brièvement lavée en trempant mes mains dans un petit seau d'eau, je me rhabillai. Il me tardait de retrouver ma véritable chambre. Je passai ma main dans ma tignasse en guise de brossage et endossai mon sac pour quitter les lieux discrètement.


Je me remis en selle, m'engageant au pas le long d'une forêt silencieuse, encore endormie, emmitouflée dans sa couverture nocturne. Un peu plus d'une journée de marche me séparait de mon but et j'avançais, le cœur lourd, les entrailles cruellement enserrées de regrets.

A chaque instant.

A chaque instant. Le désespoir et l'amertume ondulaient dans mes tripes.

A chaque instant. Je purgeais ma peine intérieurement, un châtiment à la hauteur de ma trahison. Je le méritais. Je tentais de me ressaisir, par moments. Mais jamais mes sombres pensées ne me lâchaient. Elles s'agrippaient à moi comme le lichen au rocher.

A chaque instant je me condamnai à l'errance dans d'insondables ténèbres.

Il était diablement compliqué de ne pas ruminer dans cette solitude qui m'enveloppait, quand ma seule compagnie se trouvait être un équidé presque parfaitement silencieux. Mais c'était un ami loyal, — et pour ainsi dire le seul — aussi je prenais grand soin de lui. Je l'avais surnommé Daigo. Ce nom s'était imposé de lui même parce que je ne voulais pas me contenter de l'appeler « le canasson ».

« Bon, c'est par où maintenant ? Y'a jamais aucun panneau ! grognai-je. »


Je m'étais arrêtée. Daigo en profita aussitôt pour brouter. Loyal, il l'était, mais il prenait souvent un malin plaisir à me bousculer et me manquer de respect. J'étais certainement moins rude que son précédent — et défunt — propriétaire et il en tirait parti. Rien d'alarmant après tout. Ce qui l'était un peu plus, c'est que je m'attachais inévitablement à lui. Je m'attachais toujours trop vite.


C'est finalement à la nuit tombée que j'arrivai à l'entrée mon hameau. J'avais reconnu les alentours depuis quelques heures, ce pourquoi je n'avais pas pris la peine de m'arrêter dans une auberge. Mais à mesure que nous avancions, mon cœur se resserrait sur lui-même. Ces maisonnettes, ces ruelles et ces chemins de terre si caractéristiques d'une pauvreté ambiante contrastaient lourdement avec tout ce que j'avais pu visiter jusqu'à présent. Mais cet endroit m'était particulièrement familier et chaleureux, foyer de mes peines comme de mes insouciants moments de joie.

Mon souffle s'accéléra lorsque mon regard se posa sur la petite maison de Lyang, à peine perceptible derrière ses herbes folles, non entretenues depuis... Mon cœur se comprima plus fort encore. La désolation de cette demeure m'affligeait.


Après avoir dessellé mon cheval, ce dernier se précipita sur les mauvaises herbes pour les dévorer et je caressai brièvement son encolure. L'adversité de ce jardin fit le bonheur de mon compagnon.

Je m'avançai d'un pas hésitant vers la porte d'entrée. Ma main trembla, l'émotion me secouait. Je déglutis et tournai la poignée. Le son de la cliche résonna dans le silence du crépuscule. 

Verrouillé.

Je m'avançai vers la fenêtre la plus proche, saisis, à l'aide de ma magie, une petite quantité d'eau du puisard et la décocha telle une flèche à pleine puissance contre le carreau qui se brisa sur le coup dans un fracas. Daigo sursauta dans un martellement de sabot.

« Désolée, Lyang, murmurai-je. »


Je secouai la tête, un peu exaspérée de devoir entrer chez moi par effraction, puis je me hissai par la lucarne désormais ouverte.

Je pénétrai avec respect dans le salon, très sombre à cette heure tardive. J'y discernai aussitôt les fauteuils, les toiles, les pinceaux, le buffet, la bibliothèque, le grand tapis qui s'étendait presque dans toute la pièce. Un tourbillon de souvenirs m'enveloppa, doux et brutal à la fois. Mes heures passées avec Lyang, à peindre, à l'assister avec ses clients, tout ces moments me traversaient, défilaient les uns après les autres, s'entraînaient mutuellement dans une danse aussi douloureuse que le passé révolu qu'ils me crachaient au visage.


Tout était poussiéreux mais intact. Une tasse de thé fêlée avait tâché le tapis. Signe de lutte ? Lyang s'était-il débattu avant son enlèvement ? Je ne m'étais jamais demandé comment Jhin l'avait capturé, mais quelqu'un était venu le chercher ici. Mon cœur se comprima et je tentai d'occulter mes émotions avant que la brume n'envahisse mes yeux.

Je retrouvai mon chevalet, caressai avec tendresse ce qui fut si longtemps le support de mes tourments comme de mes inspirations. Les peintures d'huile, les pinceaux usés, tout s'étalait là sous une couche de poussière qui s'agita en particules lorsque je m'approchai. C'était ici que j'avais peint Jhin la première fois, le cœur palpitant, ici que j'avais découvert ce pouvoir extraordinaire qu'était ma capacité à contrôler les fluides.

 

Je trouvai une toile vierge abandonnée sur le sol et la plaçai sur le trépied. Je ne pu résister, après tout, pourquoi ne pas m'exprimer ? Je posai le sac de Jhin sur le fauteuil et ouvris quelques flacons de peinture. Je fermai les yeux pour me concentrer sur cet instant.


Ici et maintenant. Que ressens-tu, Hirose ?


La peinture gicla de ses tubes de verre, dansa, vibra au gré de mon énergie créatrice. J'ouvris les yeux et ma toile se couvrit de couleurs, de formes, de lumières et surtout d'ombres. D'un mouvement à l'autre, la peinture se plia à mes émotions. Mon cœur pulsa. J'étais guidée par quelque chose qui vibrait au fond de moi, une mélodie silencieuse qui guidait mes gestes. Mes mains s'ouvraient et se fermaient jusqu'à ce que tout s'immobilise soudain.

Je clignai plusieurs fois des yeux sur ma toile. Les yeux carmin de Zed rayonnaient dans un voile obscur sur son visage crispé par la colère et je pouvais sentir l'indignation et le jugement qu'il abattait sur moi. 


Soudain quelque chose d'étrange s'agita en moi. Bien plus qu'une pulsion créatrice, bien plus qu'un besoin d'expression irrépressible. C'était bien plus intense. Viscéral. Une brume noire se mit à tourbillonner autour de moi. Mon souffle se coupa. La peinture se mêla à cette nuée obscure sous mon ordre, un ordre qui me venait du plus profond de mon être et de ma chair. D'une étincelle créatrice jaillirent les ombres et les couleurs, se mêlant entre elles et s'élevant enfin en une silhouette que je sculptai inconsciemment, comme possédée. Une réplique parfaite de Jhin s'anima doucement. 

J'étais ébahie de ma propre création. Aussitôt, je me précipitai sur le sac à dos pour en sortir le masque de Jhin. Sans aucune once d'hésitation, je déposai doucement le masque sur ce clone d'ombres bariolées et il sembla s'éveiller. J'eus un mouvement de recul. Jhin s'inclina et m'invita à danser. Je saisi sa main, bien sûr. Aussitôt il m'emporta sur une valse silencieuse dont la seule mélodie perceptible fut les battements compulsifs de mon cœur. Je frémis, heureuse d'être en cet instant redevenue sa cavalière, je me laissai porter par ses gestes sûrs, m'abandonnant à ce charmant mensonge. Mais subitement, quelque chose m'échappa. Sa main agrippa brutalement ma gorge, attisa la profonde douleur de ma cicatrice. Là, sombre et menaçante, sa voix vibra jusqu'au plus profond de mon être :

« Tu m'as trahis ! »


Je suffoquai et dans ma panique je tentai de lui envoyer de violents coups de pieds qui s'engouffrèrent sans aucun effet dans son corps nébuleux. Sa main se referma plus fort encore, me comprima sauvagement la trachée. Je luttai dans une pulsion de panique. En vain. Plus je résistais, plus sa prise se verrouillait. Il me plaqua contre le mur. Inapte à reprendre mon souffle, je me débattis corps et âme, à l'instinct, le suppliai intérieurement de ne pas m'achever.

« Tu m'as trahis, Hirose ! »


Mes derniers instants arrivaient. Faute d'oxygène, mon corps tout entier se mit à convulser. Oui j'avais commis une erreur, j'aurais du le libérer. 


Pardon !


Sa prise se resserra plus fort et il me souleva du sol. Cette fois-ci, j'allais y rester.

« Ce n'est pas suffisant, tu ne mérites pas de vivre ! »


Pardonne-moi Jhin. Je suis tellement désolée. Mon cœur t'appartiendra toujours. Libère-moi, je t'en prie. 


Je sombrai.



La lumière du jour perçait mes paupières lorsque j'émergeai lentement. Une odeur de peinture me piquait le nez. J'ouvris les yeux et me relevais dans un bond, le cœur affolé. Avais-je rêvé ? Ma gorge était encore douloureuse et le tapis du salon jonché de tâches colorées. Le masque de Jhin avait atterrit sur le fauteuil, parfaitement blanc, réchappé d'une explosion acrylique. Quant à moi, je m'en tirai avec quelques tâches bien moindres comparé au carnage qu'avaient subit les pauvres fibres du tapis. Que s'était-il passé ? Je me hâtai de ranger le masque dans le sac à dos.


Je me laissai lourdement tomber dans le fauteuil. Le jour semblait levé depuis longtemps, pour une fois, j'avais dormis un long moment. Je frottai mes yeux et m'affalai un instant dans le fond du fauteuil. Ma main tomba au flanc de celui-ci, elle heurta une toile qui y était entreposée. Je me penchai pour la saisir. Mon cœur rata un battement. Sous d'épais cheveux rouges vifs, le visage d'une femme au regard emprunt de colère et de confusion me dévisageait. Ses yeux verts luisaient d'une rage bouillante, en tous points semblables à ceux d'un démon. Mon portrait, tel que Lyang me percevait dans les derniers instants de sa vie : un monstre.

« Ô Lyang... murmurai-je avec amertume. Pourquoi n'as-tu pas su me comprendre...

— Il était le seul à tenter de te comprendre, s'éleva une voix familière. Cette erreur lui a coûté la vie »


Je bondis du fauteuil. Shen se tenait face à moi, les bras verrouillés autour de son torse bombé, son masque ne laissait apparaître que le bleu de ses yeux. Je dissimulai mon effroi, affolée et pris une posture défensive dans un ultime refus de me laisser attraper si facilement.

« Je n'ai pas l'intention de réduire ce lieu en poussière, dit-il beaucoup trop calmement.

— Très bien, alors sors de chez moi !

— De chez toi ? En voilà de l'audace !

— Tu vas encore me poser un bracelet ? devinai-je, la voix chevrotante. Je préfère encore me battre que d'accepter ça !

— Tu n'as pas envie de te battre contre moi, Hirose, soupira-t-il insolemment.

— Tu veux parier ? Affronte-moi avec mes pouvoirs ou dégage d'ici !

— Tu es si loin de la jeune fille polie et disciplinée que j'ai connu, murmura-t-il. (il marqua une pause et reprit plus distinctement) Très bien, si tu refuses de te rendre, j'accepte de t'affronter. Mais dans ce cas, je ne t'arrêterai pas : mon sabre prendra ta vie. »


Je ravalai mon excès de bravoure. Je n'avais aucune chance contre Shen. Aucune.

Mais j'avais encore assez de dignité pour ne pas mourir en lâche. Et encore trop de dignité pour accepter une fois de plus de porter cet artefact maudit et de moisir au fond d'un cachot sombre et humide.

« D'accord, répondis-je avec défiance.

— J'en déduis que tu es en paix avec l'idée de mourir ?

— Je me sens surtout coupable à l'idée de priver Ionia de son Oeil du Crépuscule, baratinai-je.

— (Il soupira) Te refuser une place dans l'Ordre Kinkou était la plus sage de mes décisions. »


La haine m'envahit :

« Ne donner aucune chance à quelqu'un qui voulait s'en sortir, quelle sagesse ! rétorquai-je avec hargne.

— Tu étais instable et obsédée par tes désirs de vengeance-

— De justice.

— Mon père est mort précisément à cause d'une telle erreur.

— Quelle clairvoyance, quoique je dise, tu auras toujours raison !

— (Il me fit un signe de tête en direction de la fenêtre brisée) Je t'en prie. »


La terreur me cisela les entrailles. Je m'efforçai d'affronter le regard pénétrant de Shen qui savourait sans doute déjà ma perte.

« Tu peux toujours y renoncer... souffla-t-il. »


Non. Je ne pouvais pas me résoudre à lui accorder le plaisir de m'humilier. Je m'avançai d'un pas mal assuré. La pression me rompait les jambes. La magie des Ombres était puissante, elle me sauverait. Oui. Elle allait me protéger. Elle était si puissante qu'elle avait failli m'emporter la nuit dernière, elle pouvait également me protéger.

De tous les bobards que j'avais pu me raconter, celui-ci était le pire. J'étais déjà morte.


Shen me conduit à l'écart des habitations, un peu plus loin dans les champs qui bordaient la forêt. Il marqua une distance d'une dizaine de mètres entre nous, et je déduis à sa posture qu'il avait l'intention d'en finir rapidement.

Mes jambes tremblaient et l'estomac me remontait dans la bouche. J'observai un instant mes bottines tâchées de peinture s'ancrer dans les épis de blés écrasés. Le sol se mis à tanguer, à se dédoubler. Je devais me reprendre ! Je n'étais pas n'importe qui. J'avais côtoyé Jhin, les Yànléi, affronté la terrible brume des îles Obscures, le démon des Abysses, croisé des vastayas sanguinaires. Aujourd'hui, je devais mourir dignement. Je devais répondre de mes actes. Assumer. 

Je tentai un instant de m'imprégner de ma haine envers Shen, envers cette misérable existence à laquelle il m'avait lui-même condamné, dans l'espoir fou que cela m'aide à canaliser la puissance des Ombres. Mais doucement mes pensées prirent la fuite. Je n'y croyais pas.

« Allons-y ! s'écria Shen. »


La magie s'agita en moi. Shen demeura immobile mais ses yeux rayonnaient comme des diamants d'azur sous le soleil. Je me rendis invisible avant de faire quelques pas de coté. Ma panique monta d'un cran lorsque je réalisai que les yeux de mon adversaire suivaient le moindre de mes mouvements, comme si j'étais parfaitement perceptible. Il empoigna son sabre et en une fraction de secondes s'élança vers moi. Le temps que je percute sa charge foudroyante, il avait déjà sillonné l'espace qui nous séparait. Mes jambes fléchirent et je tombai sur les genoux lorsque son sabre fondit sur moi. 

Le fer claqua.

J'étais recroquevillée au sol, vaincue. Mais je n'étais pas morte ? Contre toute attente, d'épaisses fumées noires m'avaient encerclée. Aveuglée, je relevai la tête, m'usant les yeux pour percer les ténèbres. Progressivement, à mesure qu'elles se dissipaient, je discernai deux bottes en armure d'acier juste devant moi. Mon regard remonta dans son dos vêtu de rouge et je reconnu sa silhouette. Ses cheveux blancs soulevés par la brise, Zed s'était interposé entre Shen et moi !

« Je t'interdis de t'en prendre à ma disciple, Shen ! rugit-il. »


Le rideau tombe sur la salle obscure.

Fin de l'Acte II.

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