Ode au Chaos
Acte III - Scène 2
« Le droit chemin n'est qu'un mensonge. »
Les bougies éclairaient encore la chambre obscure lorsque je sortis de mon sommeil, doucement secouée par une main sur mon épaule. Le souvenir de la veille — comment l'oublier ? — fit pulser mon cœur, et je me réveillai troublée. Le gout des lèvres de Zed, le contact de son corps contre le mien. Un frisson de gêne m'envahit. Grisant pourtant. Dans ma détresse, j'avais osé profiter de la situation pour tenter une approche audacieuse et il l'avait saisie si vite. C'était inattendu. Mon ventre vibra.
Penchée sur moi, la rousse me fixait. Un rapide coup d'œil dans la pièce m'avisa que tout le monde avait quitté la chambre. Pas de traitement de faveur, avait dit Zed, alors pourquoi étais-je encore au lit ?
« On va bientôt partir, déclara la rousse d'une voix trop mielleuse pour ce que je savais d'elle. »
Je me redressais pour m'asseoir sur le rebord du lit quand une sacoche en tissu mauve dégringola devant mes yeux, retenu par un petit cordon doré que la rousse soutenait au-dessus de ma tête.
« Cadeau, dit-elle.
— Quoi ? m'étonnai-je. »
J'hésitai un instant, méfiante. Cette femme était la seule que j'avais évité jusqu'à présent. Ma honte était encore vive : elle était la seule à avoir été témoin de ma pire faiblesse. La seule à m'avoir jugé sans ménagement, comme si son regard avait transcendé mon âme pour y abattre sa cruelle sentence. Et voilà qu'elle m'offrait un présent ? J'en conclus — avec prudence — qu'elle désirait enterrer la hache de guerre. Après tout, nous étions dans le même camp.
Je saisis le petit sac. La fibre du tissu était particulièrement douce et brillante. Je l'analysai de plus près, aplatissant légèrement les plis pour découvrir un N doré délicatement brodé en son centre.
« Un cadeau de retrouvailles, dit-elle. Pour tous ces anniversaires que j'ai manqué. »
Mon cœur s'arrêta. Qu'avait-elle dit ? Mon regard l'interrogea et sa réponse fut un sourire chaleureux. Elle se posa en tailleur sur le lit d'en face.
« Je n'ai pas trouvé de pâtisseries, mais ce cadeau te sera plus utile.
— De pâtisseries ?
— Ce que tu adores par-dessus tout... »
Mon cœur rata un battement. Mon étonnement inocula ma voix :
« Comment sais-tu ça ?
— Je sais beaucoup plus de choses que tu l'imagines.
— T'es un genre de Maître-espion ?
— Non, rit-elle. Je suis au front la majeur partie de mon temps, loin dans l'ouest. Et parfois plus loin encore. Mais il y a quelques temps, j'ai reçu un courrier de Zed. Il me demandait de le rejoindre à Jyome au plus tôt. Il prétendait qu'il avait capturé une jeune femme qui me ressemblait, qui avait la même histoire que moi et qui répondait au nom d'Hirose. »
La même histoire ? Un éclair illumina mon esprit. Fulgurant. Je l'analysai, redessinai chaque trait de sa morphologie : son visage, ses cheveux carmin, ses yeux verts. Mon souffle se suspendit. Le décor vacilla.
« C'est impossible... haletai-je.
— Non... ça ne l'est pas. Je suis désolée Hirose, je pensais que tu avais péri... comme les autres (elle agrippa le bout de sa queue de cheval). Moi aussi j'ai refusé d'y croire, mais quand je t'ai vue...
— Chisa... »
Ma sœur était en vie. Et elle se tenait face à moi. Je ne l'avais même pas reconnue, j'avais même encore peine à y croire, comme si elle ressuscitait des bribes de souvenirs depuis longtemps enterrés. Son visage, comme les autres, s'était effacé de ma mémoire au fil des des années, fragmenté, effiloché dans la chair et le sang, liquéfié. Je plongeai mon visage dans mes mains pour y laisser exploser mon chagrin. Le cœur à vif, les yeux brûlants. J'étais submergée à n'en plus savoir quelle émotion se déversait dans mes larmes.
Le lit s'affaissa à coté de moi et le bras de Chisana me ramena doucement contre elle.
« Arrête, tu vas me faire chialer... dit-elle. »
Je m'abandonnai dans ses bras, fermai les yeux et me laissai dériver auprès de celle qui avait toujours su nous protéger, nous, la petite fratrie aux cheveux flamboyants. Elle était notre aînée, celle qui nous racontait des légendes absurdes qu'elle inventait de toutes pièces, celle qui pansait nos blessures, couvrait nos bêtises pour nous préserver des réprimandes. Celle qui nous apprenait ces chansons pour accompagner la douce voix de maman sur les notes de sa cithare les soirs d'été orageux. Ces refrains joyeux qui chassaient la tempête de nos cœurs sur une mélodie où toutes nos voix se mêlaient pour n'en faire plus qu'une. Ces refrains qui s'étaient tus depuis dix-huit ans et que j'avais fini par oublier.
D'un geste doux, elle sécha mes larmes et me pinça la joue.
« Comment c'est possible ? demandai-je.
— De la même façon que toi.
— Tu as les mêmes dons que moi ?
— Pas exactement. Disons que le mien, c'est d'emprunter celui des autres, lorsqu'ils sont dans mon périmètre. La nuit du massacre, quand j'ai compris que j'étais invisible... j'ai fui. J'avais seulement emprunté cette faculté à quelqu'un, mais j'ignorais qui jusqu'à récemment. Tu m'as sauvé, Hirose.
— Où es-tu allée ?
— J'ai... j'ai vécu sans foyer, j'ai erré de villages en villages seule pendant des années. J'ai vu des Noxiens... j'ai vu... des atrocités... Et puis je suis tombée sur un groupe de Yànléi. Sur Zed. Il m'a recueillie. Il m'a offert un toit, une éducation et surtout un but, il a fait de ma colère une force que je n'aurai jamais soupçonné avoir un jour. Je ne pourrai jamais assez le remercier pour ce qu'il a fait de moi. Depuis, je voue mon existence à éradiquer la pourriture noxienne. Etrangement, c'est jamais suffisant... je les briserai tous et je suis prête à aller jusqu'à Noxus pour honorer cette tâche, pour honorer le souvenir de notre famille. Il n'y a plus que ça qui compte... »
Je restai silencieuse, le nez dans son cou, bercée par ses mots. Plus je l'écoutais et plus je comprenais qu'elle avait acquis ce que j'avais toujours désiré : nous rendre justice. Les enseignements de Zed l'avaient conduite sur cette voie honorable.
Les pièces s'emboîtèrent alors dans mon esprit, je compris soudain la compréhension de Zed à mon égard. L'espoir et la confiance qu'il m'avait cédé si facilement. Il pensait que mes erreurs découlaient de tout ce temps à réprimer ma faim irrassasiable de justice. Et il était persuadé de pouvoir changer cela. Pas seulement parce que je ressemblais à ces gosses égarés et désarmés face aux horreurs de la guerre, mais aussi parce que le sang de Chisana pulsait dans mes veines. Parce qu'il avait réussi à la forger, à la transformer en combattante respectable, il espérait y parvenir avec moi.
« Tu l'ouvre pas ? demanda Chisana en désignant la petite sacoche qui pendait à mon poignet. »
Je souris et ouvris le présent. J'en sortis de fins écrins dorés.
« Du maquillage ? m'étonnai-je.
— Hé oui ! Il est temps pour moi d'assurer mon rôle de grande sœur, alors je vais te livrer mon adage : on a la classe ou on l'a pas !
— Où as-tu acheté ça ? »
J'examinai les boites de plus près, je n'en avais jamais vu d'un tel raffinement sur le continent.
« Ca vient de Noxus. Il se peut qu'un contact là-bas soit tombé sous mon charme. Il m'offre beaucoup trop de cadeaux dans ce genre. Je ne vais pas m'en plain-
— Un Noxien ? m'étranglai-je.
— On se calme, la morveuse. Pour qui tu me prends ? Il n'a plus de Noxien que son origine depuis bien longtemps, il est infiltré pour nous livrer des informations stratégiques. Sans son aide... enfin... (Elle roula des yeux) Si tu le voyais, tu craquerais.
— Hein ? Tu parles comme si t'étais... amoureuse...
— Où tu vas chercher ça ? gloussa-t-elle. »
Elle m'arracha un sourire. Son attitude dégoulinait d'admiration. Est-ce qu'on avait toutes cet air ridiculement niais lorsqu'on évoquait l'objet de nos désirs ?
« Bon, tu devrais l'essayer, déclara-t-elle avec entrain. T'es mignonne, mais avec ça, tu seras une déesse. Et puis, c'est longue tenue, j'ai testé son efficacité. Ça ne coule pas, ça ne s'efface pas quelque soit la situation... Bon sauf si le sang de ton ennemi t'éclabousse, là, il faudra tout refaire !
— Merci...
— Allez, essaye-le pour l'amour du Ciel ! »
Elle me tira par le bras devant un grand miroir sur pied. Mon visage m'apparut si terne et fatigué, éteint. J'avais si peu dormi ces derniers temps.
Chisana ouvrit les boites pour étaler sa « peinture » sur mon visage. Aussitôt, les cernes et les bleus se dissipèrent sous son habile coup d'éponge. Elle me poudra le visage, ajouta un peu de rose sur mes joues et sur mes lèvres, dessina un fin trait noir sur l'extrémité de mes paupières. Instantanément, mon regard s'était intensifié.
« Une tuerie ! Tu sauras le refaire ? se réjouit-elle. »
Mon reflet me sourit légèrement, m'assurant qu'il s'agissait bel et bien de moi. L'illusion était saisissante.
« Quand tu n'en auras plus, n'hésite pas à me faire parvenir un message.
— Tu vas repartir ? m'inquiétai-je.
— Ouais. Je dois retourner au front, j'y suis attendue. Mais on restera en contact. J'ai fait un bout de chemin avec vous... pour toi. »
Sitôt retrouvées, sitôt séparées. Mon cœur se fendit sur le coup. J'avais tout juste le temps de digérer la nouvelle que la cruelle réalité me dérobait déjà ma seule famille encore de ce monde.
« Mais quand t'auras fini ton apprentissage, n'hésites pas à nous rejoindre. J'ai testé tes pouvoirs, ils défoncent tout ! »
Elle parlait avec une assurance démesurée. Son visage rayonnait d'une joie naïve comme si rien ne pouvait nous arriver. A m'en sentir jalouse, j'enviais sa perception du monde et sa bravoure sans failles. Sa loyauté aussi. Mon regard se posa sur mon sac à dos et tout ce que son contenu représentait ; il reposait dans l'ombre au fond de la pièce. Le doute m'avait rattrapé.
« On devrait y aller, ils nous attendent, dit-elle en regagnant la porte.
— Chisana ? (Elle se retourna) Est-ce que toi aussi, quand tu as reçu la magie des ombres, elle se retournait contre toi ?
— Non. Zed m'en a parlé, il y réfléchit, il trouvera une solution. S'il y a quelqu'un en qui tu peux avoir confiance, c'est bien lui. »
Zed. Mon cœur tambourina. Je me sentais fébrile à l'idée de le croiser à nouveau, au point que l'idée de m'isoler dans cette chambre pour le restant de mes jours me traversa l'esprit. Je n'assumais pas mes débordements de la veille. Mais je n'avais pas le choix. Je récupérai mon sac à la hâte et emboîtai le pas de Chisana jusqu'à la salle principale de l'auberge.
Nos compagnons s'étaient réunis autour d'une même et grande table sur laquelle bougies fondues, flaques de thé et miettes de pain gris se livraient bataille. Mon regard trouva Zed, assis les bras croisés entre Kayn et Barry. Sans doute attiré par notre apparition, son regard croisa brièvement le mien avant de s'esquiver aussitôt. Mon estomac se noua.
Je rééquilibrai nerveusement mon sac sur mon dos. Zed se leva.
« Allez, on lève le camp ! »
Un concerto désordonné de chaises qui patinent sur le parquet résonna dans l'auberge. Lyrah s'avança vers moi avec une tranche de pain :
« Remplis un peu ton estomac, le moineau, dit-elle en me la tendant. »
Lorsque je mis le pied dehors, Daigo s'ébrouait, déjà harnaché, à l'attache près de la porte de l'auberge. Quelqu'un s'en était occupé à ma place ? Avant que je ne pose la question pour partager ma gratitude avec l'âme charitable qui s'en était chargé, Kayn me coupa l'herbe sous le pied :
« Lyrah m'a aidé, déclara-t-il. J'y connais rien en canasson, moi... »
Je me tournai vers lui, reconnaissante malgré l'angoisse qui me saisit :
« Merci à vous deux mais... (je poursuivis à voix basse) Je vais me faire engueuler si Maître Zed l'apprend.
— Pas de risque, puisqu'il nous a demandé de le faire, chuchota Kayn.
— Mange ton pain, Hirose, ajouta Lyrah. »
Cette délicate attention, de la part d'un Zed particulièrement froid et distant ce matin, m'étonna. Il m'avait tout juste adressé un regard furtif. L'indice était faible pour en conclure qu'il regrettait notre baiser. Rationnel pourtant. Il était désormais mon Maître et notre écart était une évidente transgression. J'en avais conscience, sans doute autant que lui.
Je chargeai mon sac et le ficelai solidement sur la selle de ma monture. Le temps de dénouer le nœud des rênes pour la longer, un parfum agréable me fit tourner la tête. Mon cœur palpita. Tout mon corps se crispa. Zed était passé derrière moi et prenait la tête du cortège. Je l'avais perçu à l'odorat. Bon sang, ça devenait grave !
Je pris la route, fermant la marche du groupe aux cotés de Kayn. Dans la sérénité de l'aube qui flamboyait sur les champs dorés, je songeai à la phrase de Zed « tu n'es pas en paix avec toi-même ». Je jetai un coup d'œil à mon sac, fagoté sur la selle de Daigo. A l'intérieur, très peu de mes effets personnels s'entassaient au-dessus de ce qui pouvait compromettre ma place chez les Yànléi : l'arme, le canon, les munitions, le masque et la cape de Jhin. Si ce sac était lourd, le secret qu'il renfermait me pesait bien plus encore. Pourtant, je ne pouvais pas me résoudre à m'en délester. Zed avait raison. Je n'étais pas en accord avec une part de moi.
« Daigo, c'est un mâle ? demanda Kayn, me ramenant à notre marche.
— Il semblerait, pourquoi ?
— La rivalité est rude.
— Pardon ?
— Je parle de son engin, là ! »
J'explosai de rire. Lyrah et Barry se retournèrent subitement vers nous et j'enfouis ma bouche dans le creux de ma main.
« Désolé mais... t'avais l'air de penser à un truc grave, ajouta Kayn.
— Ah. Oui... je me demandais pourquoi mes ombres essayaient de me tuer... »
Le silence tomba, lourd comme le plomb. J'appréhendais déjà la prochaine nuit. Et plus d'un soucis me tourmentait en réalité. Je me demandais ce que Zed pouvait bien penser. Idiote que j'étais, toujours tournée vers ma petite personne.
« Pour être franc, tu m'as bien fait flipper... reprit Kayn.
— C'était comment ? Vu de l'extérieur ?
— T'as littéralement été soulevée à un mètre du sol par tes ombres. On aurait dit, sans déconner, une possession ou un truc sombre dans le genre... T'avais les yeux ouverts, c'est ça le pire, mais tu nous voyais pas. Tu voyais quoi, d'ailleurs ? »
Jhin bien sûr. Zed m'avait posé la question et j'avais détourné la réponse. Comment pourraient-ils comprendre ? Fort heureusement, j'étais la seule à l'avoir vu. Je soupirai en observant mon tatouage. Mon bras gauche pour Zed. Mon bras droit pour Jhin. Comment avais-je pu en arriver là ? J'étais fragmentée en deux, c'était flagrant. Deux parts égales qui se déchirent. Jamais en accord. Toujours en mouvement. Quel moyen avais-je de trouver un compromis sans renoncer à l'un ou à l'autre ?
« Hé oh ? fit Kayn en agitant sa main devant mes yeux.
— Quoi ?
— Tu voyais quoi ?
— Une sorte de démon. »
De démon doré. Une version cauchemardesque de Jhin, l'essence personnifiée de sa colère, j'imagine.
L'image de son terrible visage déformé par la haine m'arracha un frisson. J'avais pourtant choisi mon camp. Si mes actes seuls comptaient, alors pourquoi cette déplaisante sensation de savoir Jhin captif par ma faute prenait tant d'ampleur ?
Être en paix avec moi-même, certes, mais comment ?
๑๑இ๑๑
Lorsque le soleil eut atteint le zénith, nous fîmes une pause. Certains avaient capturé et abattu quelques lièvres, d'autres avaient préparé un feu de camp et des broches improvisées avec des branches mortes. Je m'étais assise en tailleur aux pieds de Daigo, profitant du calme ambiant qu'offrait la forêt qui s'animait doucement, de cette sensation agréable d'appartenir à un groupe soudé, uni par un lien presque fraternel. Et je savourais les rayons du soleil qui réchauffaient ma peau lorsqu'ils perçaient les nuages et les branches bourgeonnantes. Le jour maintenait mes cauchemars éloignés si bien que j'aurais pu être tentée de les oublier. Mais j'avais conscience que le temps pressait, que lorsque le soleil déclinerait et que je fermerais les yeux, je devrais de nouveau affronter mes hantises. Seule.
« Hirose ! me fit sursauter la voix de Zed. »
Il s'avança vers moi d'un pas lourd qui fit trembler la terre. Par tous les Esprits. Mon cœur battait déjà la chamade et mon ventre grésilla.
« T'as pas oublié ce que j'ai dit hier ? »
Je relevai la tête, un peu perdue par sa question. Son regard carmin me submergea. Ses sourcils noirs s'étaient légèrement froncés, il attendait ma réponse.
« Tu m'as dis beaucoup de choses, hier...
— Fais pas l'imbécile ! T'es de corvée de cuisine et je te vois pas beaucoup t'activer ! »
Je me relevai précipitamment et époussetai mon pantalon. Alors il avait choisi de faire comme si rien ne s'était passé. J'imagine que je devais m'aligner sur ce choix.
Je m'avançai vers le petit tas de lièvres empilés. La nuque brisée, leur dernier regard s'était figé d'une terreur immuable. Pauvres bêtes. Barry me tendit un couteau aiguisé. Bon, j'avais déjà cuisiné, mais dépecé, jamais. Je n'avais aucune idée de comment m'y prendre. Mais je redressai la tête, bien trop fière pour endosser le rôle présumé de la petite nouvelle inexpérimentée. Je saisis la bête par ses longues oreilles. Sa fourrure était si douce que je dus lutter pour feindre d'y être insensible. Je posai mon couteau contre sa gorge.
Soudain, une main douce se posa sur la mienne, m'arrêtant net.
« Malheureuse, tu vas le massacrer, me souffla Chisana. Laisse-moi te montrer... »
Elle souleva un autre lièvre par les pattes arrières.
« D'abord, tu fais des cercles avec ta lame, comme ça (elle incisa la peau autour des membres postérieurs avec une facilité déconcertante). Ensuite, tu glisses la lame comme ça, pas trop profond... il s'agit juste de lui retirer sa... ses vêtements. »
Je gloussai. Elle me parlait comme si j'avais encore six ans. Je l'observai dépecer habilement l'animal inerte tout en m'expliquant la marche à suivre. C'était tout un art.
Je m'y essayai à mon tour. Transformer un animal inoffensif et mignon en déjeuner me brisait le cœur, mais j'avais vu pire. Finalement, ce n'était pas si compliqué avec un peu de technique.
Pas moins de sept lièvres rôtissaient sur les braises, exhalant d'agréables vapeurs de viande rôtie. Savoureux, il fallait bien le reconnaître, mais pas assez pour m'ouvrir l'appétit.
Une fois le repas cuit, tous se rassemblèrent pour manger. Tous, sauf moi. Cette sensation électrique qui parcourait tout mon abdomen me coupait la faim — je n'y pouvais rien. — Je me séparai du groupe en prétextant aller m'occuper de Daigo, puis je m'éloignai discrètement, assez pour ne plus entendre des discussions qu'un lointain murmure.
Je trouvai un arbre contre lequel je m'assis pour reprendre le cours de mes pensées, dans le calme. Le vent ballotta les branches, rafraîchissant doucement l'atmosphère. Je fermai les yeux pour m'évader un instant.
« Tu n'as pas mangé. »
La voix exaspérée de Zed me paralysa.
« Pas faim. »
Il s'assit à coté de moi. Son coude effleura le mien. Mon cœur pulsa frénétiquement. Je me haïssais de me mettre dans un tel état pour si peu. Je pris soin d'éviter tout contact visuel.
« Vraiment ? Qu'est-ce que je vais faire de ça alors ? »
Il me tendit une cuisse de lièvre. Je pinçai les lèvres avant d'improviser précipitamment :
« Je sais pas. Mange-le. »
Je sentis sa crispation.
« Tu sais très bien ce qu'il va se passer si tu manges pas ce morceau sur le champ. »
Mon corps tout entier vibra. Je le savais pertinemment. Il allait me l'enfourner de force. Cette idée me décontenança. J'ouvris la main :
« Donne... »
Ses doigts se posèrent dans le creux de ma main pour y glisser l'os de la cuisse grillée. Je frémis. Je jaugeai le morceau de viande sans grande envie.
« Un petit effort... soupira-t-il »
Je mordis dans la viande, la mâchai doucement. Ma gorge s'était nouée sous l'effet de l'émotion mais il me fallait avaler. Dans un effort surhumain, je déglutis.
« Parfois, j'ai l'impression que tu le fais exprès. »
De ne pas avoir faim ? Ou d'attirer son attention ? Cela n'avait rien de volontaire. En revanche, sa présence silencieuse me déroutait autant qu'elle m'était agréable. Je tentai de calmer le rythme étourdissant de ma respiration et finis d'avaler mon repas.
Le moment qui suivit se fit particulièrement paisible. Nous étions restés coude à coude. Sans se regarder, sans parler. J'écoutais le vent s'engouffrer dans les branches, dans les ronces, dans les buissons. Une tapisserie en floraison assez libre et tenace pour courir en frémissant d'un bout à l'autre de mon champ de vision. Je happais l'air dans mes poumons en songeant un instant au miracle qui maintenait ce tout vivant, ces courants invisibles entremêlés qui fourmillaient sur la peau pour rappeler qu'ils existaient, que nous existions nous aussi, même sans bataille, sans parade ni magie, deux corps dans l'atmosphère. Magnétiques.
Soudain, une averse s'abattit sur nous, d'un coup d'un seul. Dans un reflexe, je nous épargnai tous deux du déluge. Zed observa autour de lui et je ne pus réprimer un sourire. Il lui fallut un moment pour comprendre que je déviais la pluie tout autour de nous.
Il sembla vouloir dire quelque chose mais seul un soupir s'échappa de ses lèvres. Il secoua la tête :
« Arrête d'utiliser la magie pour ce genre de choses... économise tes forces. »
Je cessai aussitôt ma prise sur la pluie et elle déferla sur nos corps, nous saisissant en même temps. Une pluie battante, verticale, glaciale.
Un éclair déchira le ciel gris au-dessus des cimes avant de tonner violemment. Au-delà des branches qui frémirent sous les assauts d'un vent hurlant, j'entendis un galop empressé. Daigo déboula devant nous avant de s'enfuir comme une traînée de poudre. Et il emportait mon sac ! Mon sang se glaça.
Un élan de panique me hissa sur mes pieds. Je n'irais jamais assez vite pour le rattraper mais je m'élançai à ses trousses. Dans ma précipitation, je glissai dans une flaque de boue, plongeai en avant et m'étalai de tout mon long. Dans ma vision périphérique, des ombres s'étaient déplacées furtivement. Le temps que je redresse la tête, le cheval tentait de se cabrer à quelques mètres à peine, fermement maîtrisé par la poigne de Zed. Je me relevai tant bien que mal et me précipitai sur lui.
« Qu'est-ce que je t'ai dit à propos de ce cheval ?! hurla-t-il.
— Je ne savais pas qu'il avait peur de l'orage ! aboyai-je en lui arrachant les rênes. »
Zed me saisit par le bras d'une poigne de fer et son regard me poignarda :
« Sur un autre ton ! »
Il fit volte face et se hâta auprès du groupe. D'accord, j'en étais responsable. Mais il n'était pas forcé d'être si désagréable !
๑๑இ๑๑
Nous avions plié bagage en catastrophe pour reprendre la route sous la pluie diluvienne. L'eau glaciale s'infiltrait dans mes vêtements, dans mes bottes, gouttait dans mon cou, pénétrait dans ma chair encore chaude. Je frissonnais sans cesse, me débattais pour maintenir Daigo qui menaçait de fuir à chaque instant. Il était terrifié, se dérobait, me résistait en secouant la tête avec véhémence, me projetait de toute sa force contre son poitrail si bien qu'après avoir encaissé le choc, je peinais à retrouver l'équilibre sur le sol glissant.
Percevant ma peine, Kayn se saisit des rênes. Sa démarche était généreuse mais la condition que Zed m'avait imposé pour l'emmener me pesa.
« Laisse tomber, me renfrognai-je. Je m'en occupe.
— Tu marches trois kilomètres derrière nous...
— KAYN ! vociféra Zed. »
Kayn me rendit les rênes et déguerpit au pas de course. Je progressais désormais seule. Je me contentais de rattraper le groupe en trottinant de temps à autres, quand mon cheval décidait d'obtempérer. Je m'agrippais aussi fermement aux rênes que j'accordais de valeur à mon sac : prête à me faire embarquer ou noyer dans la vase s'il le fallait mais mes mains jamais ne les lâcheraient.
Les sentiers se liquéfiaient à mesure que l'intempérie gagnait en puissance. Elle se déchaînait toujours plus, sans jamais s'interrompre. Je m'embourbais aussi profondément que dans un marécage, je me débâtais, à la traîne. Le groupe me distanciait, il s'enfonçait dans une brume grisâtre hachuré de rideaux de pluie sans même se retourner. Je pestai intérieurement, maudissant le Ciel de m'infliger une telle épreuve. Les bottes empêtrées dans une rivière argileuse en cru, chaque pas devint un supplice avec un cheval de cinq cent kilos peu coopératif à tirer sans relâche. J'étais envahie par le sentiment que si je m'effondrais maintenant, personne ne viendrait me repêcher.
๑๑இ๑๑
Péniblement, en fin d'après-midi, notre traversée des bois s'acheva aux abords d'une auberge isolée au milieu des champs. Malgré la pluie incessante qui s'infiltrait dans la moindre fibre de mes vêtements, je soupirai de soulagement. Cette halte était le salut de mon existence. A une centaine de mètres devant moi, je discernai le groupe qui s'empressait déjà à l'intérieur. Dans un dernier effort, je tirai Daigo dans la petite étable attenante, à l'abri de l'intempérie.
Rincée et spongieuse de la tête aux pieds, ce fut un réel soulagement de faire appel à la magie pour me sécher intégralement. L'eau que j'avais essoré de mes vêtements et de mon corps acheva sa course dans l'abreuvoir.
Daigo s'était précipité sur un ballot de foin et je récupérai mon sac. Son poids me sembla bien plus lourd et dans un excès de faiblesse, je le laissai tomber dans la paille. Mes muscles s'étaient sclérosés de fatigue. J'étais rouillée. Incapable faire un mouvement de plus, je m'adossai au mur et me laissai glisser dans le fourrage pour m'y asseoir quelques instants.
La tête contre le mur, je fermai les yeux, vaincue. L'attitude aigrie de Zed m'avait profondément froissée. Il avait rappelé Kayn pour être sûr que j'assume seule les conséquences d'avoir emmené Daigo. Mais qu'est-ce que je m'imaginais ? Qu'il allait se montrer plus conciliant avec moi ? Il m'avait prévenu pourtant. Je réprimai douloureusement ma rancœur.
๑๑இ๑๑
La nuit était tombée, froide et humide. J'avais secrètement espéré que Zed finisse par venir me chercher et j'avais envie de me coller une baffe pour ça. J'observai mon bras gauche. Le serment que j'avais prêté me releva sur mes pieds. Je rejoignis la porte de l'auberge. J'inspirai profondément avant d'y entrer. Accuser un retard de plusieurs heures me vaudrait de désagréables reproches. Je me blindai intérieurement pour me préparer à la déferlante de réprimandes et poussai la porte.
Le groupe s'était réuni autour d'une table. Le reste de la salle était aussi vide que les verres déjà consommés par mes camarades. Les regards se tournèrent vers moi et parmi eux, celui de Zed me tassa. Je sentis mes épaules s'affaisser comme si je tentais désespérément de m'enfoncer dans le sol. Je m'avançai vers la table d'un pas hésitant. Ce fut un réel plaisir de constater que personne ne s'était inquiété pour moi. Ironique bien sûr.
« On a une chambre, me souffla Lyrah. Tu peux aller poser ton sac. La première à gauche en haut de l'escalier. »
Je la remerciai et m'empressai de monter l'escalier. Je n'avais pas la tête à m'amuser de toute façon. Le bois usé des marches craqua sous chacun de mes pas. J'entrai dans la chambre et me déchargeai de mon sac, l'abandonnant au milieu des autres bagages.
A la lueur des lanternes murales, je comptai cinq lits pour sept personnes. Certains d'entre nous allaient dormir à même le sol poussiéreux. La hantise serpenta dans mes entrailles et m'arracha un spasme douloureux. Sur un matelas ou sur le parquet, mes névroses cauchemardesques m'attendaient au tournant et je percevais déjà leurs présences, tapies dans l'ombre tel un prédateur attendant patiemment un moment de vulnérabilité pour fondre sur sa proie. Pire encore, j'embarquais l'intégralité de l'équipe dans sa traque. Non seulement j'étais un fardeau, mais j'étais aussi une menace pour eux. Cette pensée me fissura.
Je dévisageai l'étrangère qui m'observait dans le miroir. Je la dévisageai plus sombrement qu'elle ne me dévisageait, elle, sous son masque, sous cette couche de peinture, un mirage, un mensonge, maquillée, aussi fausse que je l'étais. Je lisais derrière sa mascarade, dans ses yeux verts ternis de fatigue, saturés des défauts qu'elle tentait de nier. Mais à qui pensait-elle les dissimuler ? Comment osait-elle se prétendre forte, fière, courageuse ? Elle n'était rien ! Un simulacre, faible et haïssable, une traîne-la-patte sans humilité, sans volonté.
Je serrai les poings.
Et elle serra les poings, si fort, de toute la haine et la frustration que projetait son petit égo déjà brisé.
Je le sentis.
Elle le sentit.
Elle voulait me briser.
J'allais la briser.
Je sursautai, le cœur affolé lorsque je vis Zed s'avancer dans la chambre par dessus mon épaule dans le miroir. Il referma la porte et le cliquetis métallique du verrou résonna dans le silence.
Il s'avança vers moi avec un air sombre et autoritaire :
« Tu n'as rien à me dire ? »
Je me tournai vers lui. Je cherchai désespérément ce que j'aurais bien pu avoir à lui dire. Mais mon cerveau refusa de coopérer.
Zed me dévisagea froidement, à m'en glacer les vertèbres.
« Je vais t'aider, poursuivit-il sèchement. Tu pourrais par exemple... t'excuser ? »
Ma mâchoire se comprima. Je n'avais pas l'intention d'aggraver ma situation pourtant la frustration me sciait au cœur. Mais de quoi devais-je m'excuser ? D'avoir emmené le cheval ? De mon retard ? De ma réaction ? M'excuser de ne pas pouvoir anticiper ce que j'ignore ? M'excuser d'être là, peut-être ? De ralentir tout le monde ? De me faire des idées sur ses intentions ? D'être en proie au doute ? Tout se percutait dans mon esprit, je m'échauffais. Lui ne s'excusait jamais !
Il s'approcha encore, et je le défiai du regard, me refusant à reculer. Il s'arrêta lorsqu'il me frôla. La tête relevée vers son regard incendiaire, je tentai de ravaler mes paroles...
« Pardon, Maître Zed, d'encombrer le groupe de ma présence. »
...trop tard.
Il ferma les yeux, agacé. Il inspira profondément et les rouvrit avec un air accusateur :
« Tu manques de discipline-
— Pardon pour ça aussi. Maître.
— (il soupira) Je suis beaucoup trop complaisant avec toi.
— Alors ne le sois pas.
— Je te demande pardon ?
— Qu'est-ce que tu crois que je ressens ? Tu m'as embrassé, tu veux qu'on en parle ? »
Zed eu un mouvement de recul. Mes propres paroles m'échappaient, inarrêtables. Cette fois, je m'avançai vers lui d'un pas franc. Il recula d'un même pas.
« Je suis là pour apprendre à me battre, Maître ? Ou pour subir tes états d'âme en attendant sagement que tu te montres... « complaisant » ? crachai-je.
— Je t'ai... ?! Je t'ai embrassé ? Tu te fous de moi, Hirose ?! »
Mon sang ne fit qu'un tour. Comment osait-il se dérober ?
« Vas-tu me dire que je t'y ai forcé ?! On est responsables de nos actes, c'est ce que tu disais ?
— Calme toi...
— Non ! Je suis en train de lutter contre moi-même, j'essaye de me persuader que j'ai fais le bon choix de te suivre, mais j'ai des doutes, d'accord ? Je ne suis PAS Chisana !
— Calme-
— Je n'ai aucune discipline ? Mais tu ne sais pas ce que j'ai vécu ! Tu sais quoi ? Je crois que tu aurais du me laisser périr ce jour-là, sur le navire ! Tu voulais te servir de moi ? T'as des remords ? Tu penses pouvoir faire de moi quelqu'un de bien ? Tu m'as éloigné du groupe ! Tu interdis aux autres de me parler pour que je puisse réfléchir ou m'endurcir ? Bien joué, ça a marché ! »
Je m'en étais essoufflée. La rage avait inondé mon esprit, j'avais perdu le contrôle, forcée de m'écouter vomir les paroles acides qui débordaient de mon cœur. Malgré tout, je ne regrettais rien et je n'arrivais plus à redescendre. Le regard flegmatique de Zed en cet instant me renvoya ma propre haine au visage. Mon poing se comprima à en faire craquer mes articulations cuivrées. A travers lui, c'était moi que je haïssais. Je le contournai dans l'intention de quitter la pièce avant d'aggraver mon cas.
« C'est bon, t'as fini ? »
Zed me saisit par le bras pour me ramener vers lui. La chaleur de sa prise me submergea et la colère laissa place au calme. Un calme qui projeta sur moi tout ce que j'avais oublié d'évoquer. Sa confiance. Sa patience. Sa compréhension. Son respect. Sa tentative de me protéger, de me tirer hors de mes propres ténèbres. Son soutien sans faille. J'avais tellement honte de mes propos que mes yeux s'embrumèrent. Je ne devais pas pleurer. Je ne devais pas... un sanglot me secoua. Ses bras m'enlacèrent. Ne me lâche pas. Il m'avait toujours rattrapé. Pourtant je ne le méritais pas. Je l'avais tenté, je l'avais piégé et je l'accusais de mes propres faiblesses. Je me comportais comme une idiote capricieuse et égocentrique. Quel genre de monstre égoïste étais-je ? « Déséquilibrée ». La voix de Shen résonna dans ma tête. Il avait raison.
« Pardon... sanglotai-je. »
Mes larmes se déversaient contre son uniforme. Lamentable, pour couronner le tout, j'étais en train de lui prouver à quel point j'étais faible.
« Non. »
J'étais tellement serrée contre lui que sa voix vibra à travers mon corps.
« C'est à moi de m'excuser, dit-il. Je n'avais pas le droit de t'imposer quoi que ce soit. Je n'avais pas le droit de succomber à la tentation. Je n'ai jamais été honnête mais je te l'impose. Je suis désolé. »
Il desserra son étreinte pour m'observer un instant puis son regard se perdit dans le vague. Je n'avais encore jamais vu Zed se dévoiler ainsi. Je séchai mes larmes.
« (Son regard retrouva le mien, sérieux) Satisfaite ?
— ...
— Quoi qu'il en soit, je n'ai jamais eu l'intention de te lâcher. »
Mon cœur pulsa. Honteuse, je me terrai dans le silence. Qu'avais-je à répondre à cela ?
Il me libéra de son étreinte.
« Tes pouvoirs sont puissants, souffla-t-il. Mais tu es immature et instable, je suis obligé de te le dire. La route qui mène à perfection de notre art est longue et fastidieuse, j'en ai conscience. Les erreurs sont un raccourcis dans l'apprentissage. Mais pour qu'elles te soient utiles, tu dois apprendre à en tirer des leçons, cesser de te décourager à la moindre occasion. Nous serrons là pour t'épauler si tu te montres un minimum digne de ta place parmi nous. »
Il soupira :
« Quant à ce qu'il s'est passé la nuit dernière... »
Mon cœur s'affola.
« Je te demande pardon. Je me suis laissé emporter.
— Non attends... ne t'excuse pas... c'était de ma faute, avouai-je. »
Son regard me sonda. Il avait cette lueur subtile, ce petit rien, tout juste perceptible, palpable pourtant, flottant dans le silence qui nous enlaçait face à face, face à nous-mêmes, face à notre folie. Cette folie capable de nous détacher malgré nous de nos rôles respectifs. Cette folie que nos lèvres s'interdisaient de laisser fuir, que les mots ne pouvaient formuler sans nous inculper parce qu'un tel désir décimait toute forme de vertu.
« Hirose... »
Il s'interrompit et se pinça l'arrête du nez pour masquer son embarras. Mon souffle s'était suspendu à ses lèvres.
« J'ai jugé utile de nous attribuer une chambre à part pour cette nuit. »
QUOI ?! « Nous » ? « A part » ? « Chambre » ? Lit ? Nous deux ?!
Je déglutis.
« Pour ta sécurité et celle de mes autres disciples, poursuivit-il. Rassure-toi, il n'y aura rien de maladroit cette fois. »
De « maladroit » ? Il me sondait, attendait une réaction de ma part. Comment étais-je censée l'interpréter ? Tout mon corps s'enflammait et mon cerveau foutait le camp.
« Je suis rassurée de savoir que les autres ne risquent rien, assurai-je. »
Lui et moi dans la même chambre toute une nuit... Mon cœur pulsa. Comment ça pourrait ne pas tourner au vinaigre ? J'étais prête à parier qu'il le savait. Il la sentait cette connexion... cette attraction entre nous, comme... une alchimie.
« Hirose ? »
La lueur de confusion que je percevais dans ses yeux irradiait dans tout mon corps, anéantissant déjà toute volonté de me refuser à lui.
« Assieds-toi, m'ordonna-t-il en désignant le lit le plus proche d'un signe de tête. »
Je l'interrogeai du regard. Face à mon hésitation, il s'y assit le premier. Je m'assis à coté de lui.
« J'ai réfléchi... tu dis que tes ombres s'en prennent à toi... en quinze ans, je n'ai jamais rien vu de tel. J'ai besoin de savoir ce que tu vois réellement dans tes rêves... »
Mon sang se figea. Il poursuivit :
« Je suis le Maître des Ombres mais je n'ai que peu de connaissances en ce qui concerne les songes... Ce que je sais en revanche, c'est qu'ils sont la projection de nos pensées et de nos craintes. Je veux dire, ils ne sortent pas de nulle part. Ce qui t'apparaît en rêve provient uniquement de toi...
— Alors ce serait... murmurai-je. Ce que je réprime ?
— Probablement. Tout ce que tu tentes d'enfouir au fond de toi et tout ce que ton esprit appréhende lorsque tu es éveillée nourrit tes songes. Pour les cauchemars, du peu que j'en sais, ils ont un but. Ils nous mettent face à une situation stressante, l'intensifient pour que finalement nous soyons prêts à y faire face si elle s'imposait réellement à nous. Mais si ta peur s'emballe, si ton cauchemar tend à devenir si insupportable qu'il te réveille en sursaut... c'est que le processus a échoué... faute d'y être moins sensible, tu en as peur.
— C'est le cas... acquiesçai-je.
— Bien. Maintenant, j'ai besoin que tu répondes franchement à ma question.
— (je hochai la tête) ... d'accord...
— Penses-tu encore à Jhin ? »