Ode au Chaos

Chapitre 6 : Acte II - Scène 1

2959 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 28/06/2024 12:56

Acte II - Scène 1

« Aucune technique n'est prohibée. »


Un tapage violent me sortit d'un lourd sommeil sans rêve d'un demi siècle. Mon corps tout entier me sembla si léger que je me redressai dans mon lit, dans un mouvement bien plus vif que je ne l'avais anticipé. J'émergeai doucement pour balayer d'un regard la pièce dans laquelle je me trouvais : une sombre chambre miteuse mais incroyablement stable. L'absence de remous et de la moindre odeur marine me laissa rapidement comprendre que nous n'étions plus sur le navire, mais bel et bien sur la terre ferme. Mes souvenirs de notre traversée maritime s'étaient estompés. Le dernier qui m'était encore palpable était celui où je m'étais éveillé aux cotés de Zed. 

J'eus tout juste le temps d'entreprendre de me lever qu'une silhouette apparut brusquement face à moi. Je hoquetai de surprise.

« Hé ben ! Pas trop tôt ! »


Kayn se tenait face à moi, les mains posées sur ses hanches dénudées. Ses grands yeux d'ambre me fixaient, aussi durs que sa force de caractère : tenace et impulsif, à l'image de son Maître.

« Où sommes-nous ? demandai-je.

— Dans une auberge... T'as bien dormis ? Une semaine que tu dors quasiment non stop... pour quelques larmes des ombres, tu détiens le record...

— J'ai dormis... ? Où est Zed ?

— Hé ! Je suis pas là pour répondre à tes questions... t'as un seau, là... (il désigna un demi-tonneau rempli d'eau claire sur la droite de mon lit). Lave toi et enfile ces vêtements... (il désigna la chaise sur le dossier de laquelle reposait quelques pièces de tissus). Après, on discutera... »


La porte claqua derrière lui lorsqu'il quitta prestement la pièce. Qu'est-ce qui n'allait pas chez lui ? Ses taquineries n'avaient rien d'inhabituel, mais j'avais perçu son agitation lorsque j'avais évoqué Zed. Je n'avais peut-être pas les idées aussi claires que je le pensais, mais je comptais bien obtenir des réponses, alors je m'avisais d'obéir.


Je descendis du lit avec une agilité et une facilité déconcertante pour une personne sortant d'un coma de plusieurs jours. Je me déshabillai et pris une éponge que je plongeai dans le seau. Quelle satisfaction de nettoyer toute cette boue et ce sang si longtemps collés à ma peau. L'eau était tout juste tiède, pourtant, je ne résistai pas à l'envie de m'immerger toute entière. Ce n'était pas tous les jours qu'on avait l'occasion de se baigner dans une eau si limpide. Il y avait même un savon au parfum doux et fleuris. Sans rire, un tel luxe sensoriel dans ce taudis, peut-être que j'étais encore au beau milieu d'un doux rêve. 

Rapidement, j'attrapai une serviette douce et propre, elle-aussi posée sur la chaise, et je sortis du baquet pour me sécher. Je me sentis gratifiée par ce traitement de faveur, laissant échapper un soupire de contentement qui se perdit dans un cri de surprise quand je croisai l'inconnue dans le miroir. Mon reflet m'appartenait-il encore ? Mes cheveux étaient aussi noirs qu'un ciel nocturne sans lune, ils avaient gardé leur épaisseur mais ils étaient si courts, coupés bien au-dessus de mes épaules. Coupés par Zed en personne. Ses aptitudes au combat n'étaient pas à prouver, en revanche son sens du style était contestable. Mon regard descendit sur mes bras et j'écartai ma serviette pour observer mon corps : j'étais — pour ainsi dire — multicolore. Des bleus noirs, jaunes de toutes nuances me recouvraient de la tête au pieds. Je les touchai doucement, constatant que ma perception de la douleur s'était nettement atténuée.

Je caressai ma prothèse, j'appréciai la douceur de son acier poli et songeai à la promesse que je m'étais faite une fois libérée de ce bracelet maudit. Mon reflet me lança un regard hésitant et je lui chuchotai : 

« Je ne peux pas...

— Tu peux pas quoi ? »


J'eus tout juste le temps d'entrevoir Kayn apparaître dans mon dos que je sursautai en poussant un cri strident, enroulant ma serviette autour de moi à la hâte.

« Qu'est-ce que tu fous ? s'agaça-t-il.

— TOI qu'est-ce que tu fous ?! aboyai-je.

— T'en mets du temps... (son regard me déshabilla)

— Quoi ? T'as jamais vu une femme nue ?

— Des tonnes, si. Et t'es pas nue.

— Déçu ?

— Vraiment pas ! T'es pas mon genre, sincèrement... mais je devais m'assurer que tout allait bien.

— Je te rassure, t'es pas mon genre non plus ! répliquai-je, vexée. »


Qu'y avait-il de plus faux ? Kayn avait un physique parfaitement taillé pour combler les désirs de n'importe qui en ce monde. Néanmoins il avait un caractère capable de faire fuir ce n'importe qui normalement constitué. 

« Enfile ta robe... soupira-t-il avant de se glisser dans le plancher.

— T'avise pas de m'espionner...

— Rien à foutre, magne-toi... résonna sa voix dans le parquet. »


J'attrapai à la hâte les vêtements posés sur le dossier de la chaise. C'était une robe douce comme de la soie. Lorsqu'elle glissa contre ma peau, je découvris ses motifs : de grandes fleurs de lotus roses et turquoises. Je la refermai sur le devant, la verrouillant d'une ceinture tressée, constatant qu'elle était à ma taille bien que très courte au niveau des cuisses. D'où sortait cette tenue exagérément sublime ? Sous la chaise, je trouvais également des bottines traditionnelles à peu près assorties à ma tenue que j'enfilai aussitôt. Cette mise en scène en devint angoissante : la pointure était parfaite. Quelqu'un avait-il pris mes mesures pendant mon sommeil ?

« Bien, maintenant, est-ce que je peux voir Zed ? lançai-je.

— Non, répondit Kayn, réapparaissant dans la chambre.

— Non ?!

— Maître Zed est en mission... pourquoi tu crois que-

— Où ça ?!

— Hé, tu vas redescendre deux secondes, en quoi ça te regarde ? »


L'agitation gagna tout mon corps, mes poings se serraient et respirer me devint pénible. Je soutins le regard de Kayn. Il haussa les épaules.

« Si tu tiens à le savoir, il est allé au festival du Lotus.

— Sans moi ?! m'offusquai-je.

— Mais qu'est-ce que tu crois ? Cette tenue, c'était pour toi... mais t'étais là, à pioncer, t'as raté le coche, imbécile ! Assis-toi, bois et mange.

— C'est à combien de temps d'ici ?! (je me ruai vers la porte). »


Kyan me barra la route, s'interposant entre la porte et moi.

« Tu n'y seras pas à temps.

— Laisse-moi essayer !

— Non, dit-il sans broncher. Maître Zed a dit que tu devais rester là et que je devais te surveiller. Alors tu poses tes fesses sur ce lit et tu attends sagement ici. »


Seigneur. S'il ne décalait pas sa montagne de muscles d'un pouce, je n'avais aucune chance de sortir.

Mon regard affronta le sien un instant : sa détermination m'arracha un soupir. 

« Comme si quelqu'un s'inquiétait pour moi ! Bouge, s'il te plait.. tentai-je.

— Écoute-moi bien ! (le bout de son doigt se posa sur mon épaule et me poussa d'une légère pression) Si je vois ton cul en dehors d'ici je te détruis, c'est clair ? Si Maître Zed s'inquiétait pas, il t'aurait balancé à la mer au lieu de te porter sur son dos, nous ordonner de veiller sur toi et tenter de te faire boire pendant ton sommeil et manger pendant tes semblants de réveils !

— Mais Kayn ! Je faisais partie du plan ! ... je t'en supplie...

— Bah c'est plus le cas, répondit-il sèchement. »


La rage m'envahit. Le cœur et les poings serrés, je sentis une familière énergie traverser dangereusement tout mon corps. La magie était réactive, plus que jamais auparavant. J'ignorais si c'était lié au sol Ionien ou au pouvoir des ombres mais je me sentais prête à le faire bouger de force. Je devais aller à ce festival. Je voulais y aller. Et j'allais y aller.

« Attend voir... dit-il soudain. C'est Maître Zed, que tu veux retrouver ? ...ou Jhin ?

— Comment oses-tu ?! protestai-je. J'ai fait une promesse !

— D'accord... Ouvre grand tes oreilles : on s'en cogne ! »


Kayn posa sa main sur mon épaule et je la saisis aussitôt pour la repousser. J'affrontai son regard surplombant avec défis. Je brûlais de l'intérieur. Je sortirais d'ici quoiqu'il m'en coûte.

« Laisse-moi passer... »


Il fronça les sourcils. Je me rendis invisible et m'écartai lentement de sa portée. Le parquet grinça sous mes pas, mais je m'immobilisai, silencieuse, je me concentrai pour rester à la fois imperceptible et appeler à moi le sang qui affluait dans les veines de mon adversaire. Je le sentis circuler, pulsion par pulsion, prêt à m'obéir à tout instant. Je n'avais pas l'intention de le blesser, simplement lui faire comprendre que j'en avais la capacité. Alors je tirai d'un coup sec pour en extraire une partie.

« Sérieusement ?! s'enragea Kayn avant de s'enfoncer dans le parquet. »


Il s'était éclipsé si vite. C'était prévisible. Soudain, quelque chose me traversa. Une virulente nausée me fit perdre ma concentration. Un violent coup de pied dans les fesses me propulsa à l'autre bout de la pièce et je terminai ma course contre le mur avant de retomber lourdement face contre le plancher poussiéreux. Je grimaçai, c'était douloureux. 

Je me redressai sur les genoux, et levai la tête vers mon redoutable opposant. Il me dominait largement et son sourire en coin me le confirma : j'étais déjà vaincue. Il me tendit la main en pouffant de rire :

« J'ai le droit de dire que c'était délicieux d'entrer en toi ? »


Je repoussai sa main en soufflant entre mes dents serrées.

« Oh petit bouchon... se moqua-t-il ouvertement. »


Je pris sur moi. Je n'avais aucune chance et il pouvait aisément continuer à me le faire comprendre. A quoi bon continuer ? Je saisis le verre d'eau posé sur le chevet et le bus d'une traite. Je m'affalai sur le lit en ravalant ma frustration.

« Pas la peine de le prendre comme ça ! Personne ne m'arrive à la cheville !

— Va crever ! me renfrognai-je en lui tournant le dos.

— Avec cette attitude, les Noxiens ne feront qu'une bouchée de toi. Magie ou puissance des ombres, ça ne suffit pas... »


Je gardai le silence et enfouis mon visage dans l'oreiller. Avait-il évoqué les Noxiens ? Me considérait-on comme une des leurs ? Zed avait-il l'intention de m'intégrer aux Yànléi ? Le matelas s'affaissa et mes jambes glissèrent contre Kayn.

« On a du se coltiner ton poids sur le dos jusqu'ici, tu devrais être plus reconnaissante...

— D'accord : merci. Maintenant, laisse-moi partir... je perds du temps... »


Kayn lâcha un râle excédé, il bondit du lit et la porte claqua derrière lui, les murs vibrèrent sous l'onde de choc. Je me redressai : il s'était retiré mais j'étais prête à parier qu'il était là, derrière, prêt à saisir l'occasion de me stopper. Je me levai en silence et m'avançai vers la fenêtre. La nuit était sur le point de tomber, était-il vraiment trop tard ? Quoiqu'il en soit, j'étais déterminée à tenter le coup, poussée par ce besoin irrépressible, cette promesse de participer à la capture de Jhin. Peut-être que je ne le voulais pas seulement pour Zed, peut-être que je le voulais aussi pour moi. Pour me prouver que finalement j'étais capable de faire quelque chose de juste. Peut-être qu'au fond, j'étais inquiète pour Zed. Peut-être. Je secouai la tête. Peu importait en cet instant, je devais me presser.

 

J'ouvris silencieusement la fenêtre et me penchai pour jeter un œil en contrebas : du premier étage, je pouvais tenter de sauter. Mon regard fut attiré sur quelques montures, des équidés encore harnachés, à l'attache. Ils somnolaient, attendant sans doute leurs maîtres qui se restauraient à l'auberge. L'idée d'en emprunter un me traversa l'esprit. Pourquoi pas après tout ?

Extrêmement délicatement, je me hissai dans l'encadrement de la fenêtre — tant bien que mal avec cette robe, jolie certes, mais peu pratique — et, une fois assise, les jambes dans le vide, je calculai ma probable chute. La terre légèrement humide amortirait sans doute ma réception. C'était ma seule issue. Je sautai. Aussitôt, des bras m'enserrèrent.

« Tu me prends pour le dernier des abrutis ! gronda Kayn.

— Je t'en prie ! me débattis-je. Laisse-moi partir ! »


Kayn soupira. Puis il sourit en coin.

« Certaines choses s'expliquent... gloussa-t-il.

— Quoi ?

— Tu comptes voler une monture ? soupira-t-il.

— Emprunter... rectifiai-je. »


Il me tira contre lui, me souleva et en une fraction de secondes, nous nous retrouvâmes en bas. Il amortit la chute en atterrissant avec souplesse et me reposa sans encombre.

« C'est à une heure de marche d'ici à pieds, en direction de l'ouest, il n'y a qu'à remonter le fleuve jusqu'au port. »


Le cheval le plus proche s'ébroua en nous jetant un regard accusateur. Nous l'avions surpris par notre arrivée soudaine. Je croisais son œil vif et emprunt de curiosité.


Kyan secoua la tête et se tapa le front d'une paume de main.

« Vas-y, prend-le, je vais faire diversion... dit-il. Par contre... évite d'utiliser la magie des ombres pour l'instant... je suis sérieux... et reste en vie... si possible. »


Je hochai la tête avant de lui sourire. Je lui en étais tellement reconnaissante, que la tentation de le serrer dans mes bras me traversa l'esprit. Mais je me ravisai : 

« Merci... murmurai-je. Je te revaudrai ça !

— Qu'est-ce que tu fais encore ici ?! »


Il regagna l'auberge. Je me tournai vers l'équidé à la robe alezane zébrée qui m'observait toujours attentivement.

« Salut... Ça te dit une petite balade ? »


Ses oreilles se couchèrent. C'était un "non" évident. Mais quel choix avais-je ? Je dénouai les rênes et les passai doucement par-dessus sa tête. Il piaffa nerveusement. Je fis glisser les étriers le long de leurs étrivières de cuir usé jusqu'à son ventre. D'une main, je saisis son épaisse crinière, de l'autre, j'attrapai le dossier de la selle. Je glissai mon pied dans l'étrier, inspirai profondément et me hissai maladroitement sur l'assise. Aussitôt, le cheval avança d'un pas vif dans un demi-tour et je tentai d'accompagner son allure en me redressant. 

Un bruit sourd éclata depuis l'auberge. Je pressai les talons contre le ventre de ma monture d'emprunt. Elle s'élança au trot tandis que je tentai de tenir en équilibre, les bottes calées dans les étriers, les doigts serrés sur les reines pour garder le contact avec sa bouche et le diriger. Le hurlement d'un homme me pressa davantage. Deux coups de talons plus tard, le cheval galopa sur la route de terre. Son allure se fit stable, confortable et rapide. Je lui laissai de la longueur de rênes et espérai atteindre le festival avant qu'il ne s'épuise.

Le vent glissait sur ma peau peu couverte. Les sabots claquaient sur le sol et le paysage printanier défilait à pleine vitesse. Pour la première fois depuis longtemps, je me sentais libre. Mon esprit se tourna alors vers une seule et unique pensée :


J'arrive, Zed.


Après de nombreuses et longues minutes, le cheval ralentit ses foulées. Au moment même où son galop vira au trot, j'aperçus au loin les installations du Festival du Lotus près du port. Mon cœur s'agita. 

Nous y étions ! De quelques coups de talons, j'encourageai ma monture à se presser une dernière fois. Il reprit un léger galop pour nous porter jusqu'aux premiers étalages du festival. Je me félicitai de l'avoir conduit jusqu'ici, moi qui n'avais plus chevauché depuis des années. 

Sans perdre de temps, je mis pied à terre et pris soin de mettre mon compagnon à l'attache près d'un abreuvoir prévu à cet effet. Je caressai affectueusement son encolure.


La nuit tombait rapidement, illuminant le festival de ses lanternes colorées. Je m'engageai alors dans les allées de stands, me laissant guider par l'atmosphère apaisante qu'offraient les mélodies de harpes et de violons, les parfums tantôt sucrés, tantôt salés qui émanaient de la nourriture cuisinée sur place et la poésie des pétales de fleurs de cerisier qui flottait lentement dans l'air avant de couvrir le sol. 

Je me fondis dans la foule qui circulait entre spectacles, ateliers et boutiques d'appoint. Attentive, je tentais de discerner les traits qui pourraient s'apparenter à ceux de Zed. J'analysais le toit des bâtisses et les lieux plus en retrait quand soudain, mon œil fut attiré par un masque posé sur l'un des étalages. Mon cœur rata un battement. Ce masque d'ivoire ressemblait particulièrement à celui de Jhin. Fascinée, je m'approchai pour l'observer de plus près. Sa sculpture fine et ses reliefs délicats éveillèrent les souvenirs de ma rencontre avec lui. L'émerveillement de cet instant lorsque nos routes s'étaient croisées presque par hasard, mon cœur sauvé de sa lente agonie et cette vague d'inspiration qui m'avait poussé à le retrouver, tout me revint à l'esprit.

« Jolie prothèse. »


Sa voix s'était glissée jusqu'au plus profond de mon être, me glaçant le sang, me coupant le souffle. Impossible de me résoudre à tourner la tête, j'étais tétanisée. C'était lui. 

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