Ode au Chaos
Acte I - Scène 4
« Embrassez les ténèbres... Ou succombez aux ténèbres. »
La voix sortie d'outre tombe glaçait mes veines tandis qu'une brume noire aux lueurs verdâtres ondulait sur le sol de la cabine. Affamée, elle s'agitait comme un serpent de fumée en quête de quelque chose à dévorer.
La petite fenêtre de la cabine explosa d'un coup. Dans un cri de stupeur, je fis mécaniquement un bond à l'opposé du choc, retombant sur les fesses. Dans un reflexe de survie absurde, je me plaquai dos au mur. Une immonde créature rachitique et arc-boutée s'introduit maladroitement par la lucarne brisée. Sa peau sombre et visqueuse se fondait dans l'ombre. Ses articulation craquèrent lorsqu'elle se redressa face à moi. Elle me sonda de ses orbites béants d'où émanait une lueur verte. Elle me voyait. Je m'immobilisai sous l'aberration, paralysée corps et âme. Le sang pulsa dans mes tempes, gronda dans mes oreilles. J'avais la sensation que la mort qui m'attendait dépassait mes pires psychoses. Et je ne pourrais pas m'en défendre.
Ses immenses mains crochues s'avancèrent vers moi. Ma seule réaction fut de tourner la tête à m'en dévisser les cervicales, dans l'espoir de lui échapper une seconde de plus. Je ne parvins pas à lutter quand elle agrippa mes cheveux, je tombai à la renverse, restai inerte quand elle me traîna de force vers elle. La seule chose sensée qui me vint à l'esprit fut de m'époumoner :
« ZED !! »
La porte fut arrachée. D'un brouillard d'ombres jaillit une double lame qui trancha mes cheveux dans un sifflement. Libérée, je me redressai enfin. Zed plongea ses lames dans les flans de la créature qui s'effondra au sol dans un hurlement spectral, la moitié de ma tignasse encore en main. D'un rouge vif, chaque mèche se mit à brunir entre ses doigts dégoulinants avant de se dissiper en cendres obscures.
Zed se tourna vers moi dans un mouvement si vif qu'il faillit me porter un coup d'épaule. Il saisit mon bras à la hâte et empoigna mon bracelet. L'artefact se brisa aussitôt entre ses doigts nimbés de ténèbres. Ses éclats retombèrent sur le sol dans un bruit métallique.
« Ne laisse pas ces choses te toucher ! dit-il. »
Il repartit au combat dans un bond, traça au cœur des ténèbres, trancha toutes les créatures sur son chemin en quelques mouvements imperceptibles et imprévisibles. Le cœur palpitant mais sentant la magie regagner tout mon être, je me rendis invisible. Furtivement, je m'éclipsai de la cabine, plongeant au beau milieu de la bataille acharnée. Tout mon être se raidit d'effroi : les Yánlèi étaient cernés, ils combattaient une horde de créatures spectrales enragées en surnombre. Combien de temps leur défense tiendrait-elle ? Ma mâchoire se comprima.
J'évitai la bataille et m'avançai jusqu'à la proue du navire. Inapte au combat, je grimpai péniblement les marches quatre à quatre, espérant surplomber le fléau pour rendre compte de la situation à Zed. J'évitai de justesse une créature qui bascula avant de dévaler l'escalier sous l'impact d'un shuriken. J'atteignis péniblement le gaillard d'avant et la vision qu'il m'offrit me saisit d'horreur : notre minuscule équipage combattait sans relâche un nombre d'ennemis qui ne faisait que croître.
Je m'usai les yeux pour y voir plus clair. Je haletai d'une terreur qui m'imprégna cran par cran à mesure que mon regard remonta la ligne d'horizon : une brume noire sans fin acheminait son épouvantable armée, serpentait jusqu'au navire en dizaines d'infâmes tentacules. Nous étions perdus !
Rejoignez nos rangs, vous qui vous êtes aventurés sur notre océan.
Leur océan ? Nous avions accidentellement dévié sur leur territoire ? Une idée fulgura aussitôt dans mon esprit.
« ZED ! hurlai-je à pleins poumons dans sa direction. Affalez les voiles !
Je risquais d'y laisser mes dons, et même ma vie, mais je devais extirper le navire de ce lieu maudit ! Je rejoignis l'extrémité avant du navire, me penchai autant que possible au-dessus du garde-corps et concentrai toute ma magie, les mains tendues vers l'océan. Je fermai les yeux pour m'imprégner de chaque centimètre cube d'eau sous la coque. Calme, la surface s'écarta à l'avant sous mon ordre et le navire commença à s'engouffrer dans la percée. Je forçai plus encore, creusai le flux, repoussai les flots, les renvoyai vers la poupe pour créer un courant. La peau de mes mains se fit brûlante. La magie m'échappait sous la démesure de ma manœuvre précipitée, je peinai à la contrôler. Le navire gagna doucement en vitesse. Pourtant l'équipage n'avait pas descendu ces fichues voiles et elles freinaient le mouvement.
« Ferlez les voiles ! ordonna soudain Zed. »
Je restai concentrée malgré mes jambes qui fléchissaient, piquées par un voile glacial. Les flots m'obéissaient, ils glissaient sous mes ordres plusieurs mètres en contrebat. Allez... ils devaient nous pousser ! Ils allaient nous pousser !
L'invisibilité qui me protégeait se volatilisa subitement. Je ne pouvais me concentrer que sur les flots. Au milieu du tumulte, le son des voiles glissant sur leurs mats fut mon signal.
Maintenant !
Je libérai toute mon énergie d'un coup. Sa puissance me transcenda. Une déflagration. De toute son intensité, la magie s'extirpa douloureusement de chaque partie de mon corps. Le navire fut propulsé si fort que je fus instantanément éjectée de la proue. Les bras de Zed m'encerclaient déjà. Il m'avait rattrapé, une fois encore.
Le vent pressa mon corps contre le sien et je continuai à pousser l'océan, à brasser le flux encore et encore, toujours plus fort, transcendée par cette puissance. Une puissance qui me tordit le tronc, me découpa la chair, me brisa les os sans que je puisse l'arrêter. Je le sentis passer, le souffle de la Mort. Entêtant. Irrésistible. Et je souris. Je souris à l'idée que la combustion qui m'emportait sauverait la vie des Yànléi. Elle en valait la peine. Le bois grinça de toutes parts.
« Hirose, cria Zed au creux de mon oreille. Le navire ne va pas tenir, arrête maintenant ! »
Sa voix me submergea. Je relâchai toute la pression et le bateau ralentit lentement, il ricocha sur la houle. Un coup d'œil rapide sur l'horizon me soulagea : nous avions laissé la brume de la ruine loin derrière nous. Les étoiles tapissaient de nouveau le ciel, le navire cédait au reflux naturel de l'océan et l'atmosphère s'était apaisé.
Épuisée, je m'abandonnai dans les bras de Zed. Dans ma faiblesse, je me tournai péniblement vers lui pour lui offrir un sourire qui se transforma en une grimace d'agonie : la douleur me rattrapa. Elle me saisit si subitement qu'un gémissement m'échappa, interrompu par l'effusion de sang qui s'extirpa de ma bouche pour recouvrir l'uniforme du Maître des Ombres. Ce fut ma dernière vision avant de plonger dans les ténèbres absolues.
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La douleur qui martelait chaque partie de mon corps s'était dissipée. A présent, les ténèbres m'étreignaient toute entière et la peur se répandait dans mes veines à toute vitesse. Rongée jusqu'aux os par une détresse insoutenable, mon regard tenta de percer l'obscurité dans un espoir absurde. Mon horizon n'était que noirceur sans commencement ni fin.
« Un, deux, trois, quatre ! »
La voix de Jhin brisa le silence sur une mélodie à quatre échos. Successivement, deux sources imperceptibles projetèrent leurs faisceaux lumineux sur une femme, à quelques mètres de moi. A mesure que mon regard esquissait sa silhouette, elle m'apparut familière : c'était moi !
« Un » une balle percuta sa poitrine dans une profusion d'éclats dorés.
« Deux » Une seconde balle écarta sa cage thoracique.
« Trois » Une fleur de lotus bourgeonna dans son corps.
« QUATRE » Sa chair s'ouvrit en de grandes corolles dorées et tout son corps se figea dans une posture ravissante. Mon cœur pulsa. C'était ainsi que j'aurai du embrasser l'éternité.
« Tu ne voulais pas mourir seule dans l'ombre ? Pourtant, c'est tout ce que tu mérite ! me fustigea la voix Jhin.
— Pardonne-moi ! tentai-je. »
Subitement, la scène s'évapora dans l'ombre.
« Jhin ?! »
Le silence et l'obscurité régnèrent de nouveau en maître. Où avais-je pu m'égarer ?
« Tu es si faible... grésilla la voix de Zed. »
Aucune vision n'accompagna ces paroles. Pourtant à elles seules, elle firent naître en moi un sentiment d'injustice assez profond pour me terrasser jusqu'aux tripes.
« Je ne suis pas faible ! contestai-je. J'ai sortis le navire de l'embuscade !
— Et tu en meurs ! »
Étais-je donc damnée pour sombrer ainsi dans les abîmes ?
Une sinistre forêt enveloppée d'une inquiétante brume sombre se dévoila soudain. Et voilà que, saisie d'une peur incontrôlable, je me réfugiai dans un épais buisson.
« As-tu peur de la mort, Hirose ? »
Mon sang pulsa dans mes tempes, résonna en salves de bourdonnements agressifs dans mes tympans. Mon cœur battait toujours, je n'étais pas encore morte, mais un murmure glacial me soufflait que j'étais au bord du précipice. Un frisson remonta dans ma nuque. Prise de panique, je me relevai d'un bond et m'aventurai à grandes enjambées au hasard dans les bois décrépis.
Une présence invisible me traquait depuis les ténèbres. J'étais sa proie ! L'effroi ma noua la gorge et les poumons mais il décupla la puissance de mes foulées. Je m'engageai toujours plus vite entre les épais tissus de végétaux, contournai un arbre de justesse, puis un autre. La peur m'étripait : tel un animal obéissant à son plus bas instinct, je cavalai sans me retourner. Pourtant, je le sentais, je ne parvenais pas à distancier ce prédateur en chasse. Pire encore, sa présence me rattrapait. D'un coup d'œil rapide par dessus mon épaule, je discernai une ombre effroyable, gigantesque. Elle s'apprêtait à m'engloutir vivante. Mon cœur tambourina.
« Faible... grogna Zed. C'est ainsi que tu mourras. Comme la proie facile que tu es ! »
Espèce de fumier !
Comment osait-il tenir de tels propos après m'avoir si durement encouragée ? Je venais de sacrifier ma vie pour le sortir de l'impasse, son équipage et lui !
Je m'arrêtai net, enragée. La colère dissipa la peur. Fureur aux poings, je me retournai pour faire face à cette ombre qui me traquait. Faire face à ma peur la plus profonde. Il était temps d'arrêter de fuir.
Avale-moi si tu veux, je m'offre à toi !
Je m'élançai et plongeai droit vers la Mort en hurlant.
Avale-moi ! Je suis tout le mal qu'on dit de moi, mais je ne suis pas « faible » !
Le choc fut violent. Un impact digne de celui qu'on subirait après d'une chute vertigineuse du Mont Targon. La douleur s'empara de tout mon corps, m'arracha un hurlement strident qui m'assourdit moi-même.
Une puissante chaleur me submergea, puis un froid glacial. Mes yeux s'ouvrirent sur un lieu faiblement éclairé. Deux mains immobilisaient fermement mes poignets. Je me débattis un instant sous l'impulsion de la douleur jusqu'à ce qu'elle cesse brutalement. Ne resta plus que ma respiration allant et venant frénétiquement dans le silence. La prise qui me liait les mains se relâcha doucement. Je clignai plusieurs fois des yeux avant que le flou de ma vision ne fasse le point sur deux iris rouges comme le sang.
« Bon retour parmi nous... murmura Zed. »
Je me redressai d'un coup, partagée entre l'euphorie que procure l'arrêt brutal d'une douleur insoutenable et cette étrange sensation de m'être égarée dans une illusion bien trop réelle.
« Je ne suis pas faible ! arguai-je. »
Il rit doucement.
« Non, tu ne l'es pas...
— Alors... pourquoi tu m'as dis ça ?
— Moi ? Je n'ai rien dit du tout...
— Que m'est-il arrivé ? demandai-je, déboussolée.
— T'étais en train d'y passer... dit-il. Ton corps n'a pas supporté la quantité d'énergie que tu as libéré... Ca fait deux jours que tu es allongée ici. Mais tu nous as tous sauvés, alors je te devais au moins ça...
— « Ça » ?
— Je t'ai offert le pouvoir des larmes de l'Ombre... et elles t'ont mises à l'épreuve. Je n'ai pas douté que tu t'en sortirais... Ton passé fait de toi quelqu'un de différent : c'est une arme dont tu dois te saisir. Les ombres t'ont sauvé la vie mais il faut apprendre à les manier avec mesure, sinon, elles te contrôleront. »
Mon cœur palpita. La confiance qu'il venait de m'accorder me descendait dans les tripes, je vibrais. Et voilà que je me sentais plus forte que jamais. Mon passé était terrible mais mon cœur était encore brave. Brave d'avoir été brisé et brave d'avoir survécu.
Dans un élan de gratitude sincère, je l'étreignis, m'étonnant de ma propre réaction. Je repris aussitôt mes distances et murmurai maladroitement :
« Merci.
— Ça va. J'espère ne pas avoir à le regretter. Et puis, j'avais besoin de toi, tu le sais... »
Sa dernière phrase sonna si faux qu'elle me fit sourire. Sourire qu'il me renvoya à demi. Son regard était si doux, comme s'il avait veillé sur moi, comme s'il était heureux que je me sois éveillée.
« Je vais te laisser te reposer. »
Le rideau tombe sur la salle obscure.
Fin de l'Acte I.