Ode au Chaos
Acte I - Scène 2
« Ce que j'ai fait ne peut être défait. »
Entre les conversations agitées et les pintes levées, je somnolai toute la soirée assise dans ce petit coin que je ne trouvai ni l'envie ni la force de quitter. Le flux et le reflux berçaient mon corps tandis que mon âme plongeait de plus en plus profond. Parfois, une protestation ou un projectile perdu me tirait de ma torpeur et j'émergeais, je relevais la tête dans l'espoir que Zed ai cessé de me surveiller. Mais son regard attentif me scrutait toujours et aussitôt je replongeais la tête entre mes bras pour m'abandonner à mes lugubres pensées.
A la nuit tombée, l'équipage déserta les lieux. La cabine s'immergea d'un profond silence et je saisis l'occasion pour me hisser sur mes pieds douloureux. Aussitôt debout, mon corps se déroba. Ma main eut tout juste le temps d'atteindre la table la plus proche pour s'y rattraper. Je soufflai en silence pour évacuer ma crispation. Mes jambes engourdies refusaient de me soutenir et en cet instant, je les haïssais plus que jamais. Doucement, elles se ranimèrent et je m'avançai, vacillante, jusqu'à la porte. Lorsque je mis enfin le nez dehors, le pont était désert. Le vent iodé agitait les voiles et le petit navire progressait, paisible, sur un océan d'étoiles.
Je me traînai jusqu'au bastingage pour m'y affaler, engourdie. Dans un élan irrésistible, je me penchai, les bras suspendus au-dessus des flots.
« Tu ne comptes tout de même pas sauter ? me surprit la voix de Zed. »
Surprise, je fis volte-face. Jamais il ne me lâchait d'une semelle. Il fronça ses sourcils noirs puis s'adoucit avant de s'accouder au parapet à mes cotés.
« Si je ne savais pas ce que je sais... j'aurais sans doute de la peine pour toi... déclara-t-il.
— Je n'ai pas besoin de ta pitié. Et qu'est-ce que tu sais sur moi ? demandai-je, intriguée.
— Tu es la complice de Jhin... ça me dégoûte rien que d'y penser. »
Je soufflai.
« Que crois-tu que j'ai fait ?
— Tu as participé à ses crimes... Il paraît que tu as assassiné ton propre père ? »
Mon cœur s'assombrit et mon regard se perdit sur le large.
« C'est impardonnable, je le sais...
— Tu as tué d'autres personnes ? C'était agréable ? »
Ma gorge se noua . Zed me provoquait ouvertement et pour le contrer, je pris sur moi. Après tout, je ne pouvais ni nier ni justifier les abominations que j'avais commises.
« Oui... j'ai tué mes amis... j'ai même tué mon amante...
— Une vraie veuve noire... murmura Zed avec un mépris certain.
— Et non... ça n'avait rien d'agréable...
— Comment ça ?
— Je les ai tous livrés à... Jhin... voilà ce que j'ai fait. »
La simple évocation de son nom rouvrit une profonde déchirure, des regrets que je m'efforçais d'enterrer vivants. Je l'avais trahis mais je l'aimais de tout mon être. Dans sa cruauté, il avait su exactement où frapper pour me détruire et pourtant je l'aimais encore.
« Pourquoi ? interrogea Zed.
— Pourquoi ? Pour l'Art... évidemment.
— Vous faites un beau couple de cinglés ! »
Je souris malgré moi.
« Qu'est-ce qui te fait croire que nous sommes un couple ? »
Zed me sonda. Il ne détenait pas cette information mais à l'évidence, il était déterminé à l'obtenir. Quelle importance ?
« Deux névrosés dans le même délire, ça m'a semblé probable que vous soyez... Il t'aime, non ? »
Je me redressai contre le garde-corps.
« Il m'a sûrement aimé... soupirai-je.
— Ce n'est plus le cas ? s'étonna Zed.
— Je ne pense pas... je... je l'ai trompé avec cette comédienne...
— Tous les vices !
— Je ne te permets pas de me juger pour ça ! m'agaçai-je. Comme si nous étions responsables de nos sentiments et de nos... pulsions...
— On est responsables de nos actes en tout cas...
— Entre nous, ça se voit que tu n'y connais rien ! rétorquai-je sèchement.
— (Il haussa le ton) Ne prend pas trop la confiance ! Je suis aimable parce que j'ai besoin de toi.
— Ah ! Je vais enfin savoir ce que je fais ici ? conclus-je, intriguée.
— Je suis le chef des Yànléi, le chef de l'Ordre des Ombres. Nous sommes diamétralement opposés au Kinkou. Même si Shen et moi projetons de retrouver Jhin, nos méthodes sont différentes. Moi, j'ai l'intention de t'utiliser comme appât. »
Au moins, Zed avait le mérite d'être franc et direct. La sensation de n'être qu'un objet, d'avoir autant de valeur qu'une cargaison illicite de contrebande, ne me fit aucun effet. Mais l'idée de confronter Jhin me raidit jusqu'aux trippes. Mon cœur pulsa, divisé entre l'appréhension d'éveiller chez lui une nouvelle vague de colère et l'espoir déraisonnable qu'il me pardonne.
« Qu'y-a-t-il ?
— Il se fiche éperdument de moi, je suis vraiment désolée, mais tu perds ton temps... déclarai-je de front.
— N'en sois pas si sûre... Ce n'est pas parce qu'on se sent trahi qu'on cesse d'aimer... tu l'as dit toi-même. Combien sommes-nous à vouloir réprimer nos sentiments ? Si la volonté seule suffisait (sa phrase finit dans un murmure) tout serait tellement plus simple...
— Pour le coup... avouai-je, tu as l'air de savoir de quoi tu parles cette fois-ci... Un amour impossible ?
— (Zed pouffa) C'est personnel. »
Ses mots brûlaient d'honnêteté et j'étais sincèrement attristée pour lui. Mais je n'osais croire que les sentiments de Jhin à mon égard demeuraient inchangés.
« Je crois que Jhin désire se venger de moi, dit-il. Ça ne lui échappera pas bien longtemps que je te tiens captive.
— D'accord... et quel est ton plan ?
— Nous allons aller au festival du Lotus de Jyome. Le reste du plan ne regarde que mes compagnons et moi.
— Ça ne fonctionnera pas, il me déteste. Mais dans le meilleur des cas, il me tuera alors... je suis partante ! »
Je me heurtai au regard emplis d'incompréhension de Zed tandis que je lui esquissai un sourire sincère. Et soudain... tout s'assombrit.
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Je m'éveillai allongée sur un support bien trop dur pour être un lit, et je sentis progressivement mes joues bouillir sous la brutalité des claques répétées de Zed, qui, penché au-dessus de moi, tentait de me ramener sur la terre ferme. Ou du moins, sur le navire.
« Ça va, arrête... bredouillai-je. »
Il cessa de me gifler et me redressa en position assise dans un geste brusque, sur l'un des bancs de la salle principale, réveillant les douleurs vives de mes blessures. Je grimaçai.
« Depuis combien de temps tu n'as pas mangé ?
— Ne me dis pas que tu t'inquiètes pour moi ?
— Je te l'ai dit, j'ai besoin de toi, mais pas dans cet état...
— Je ne peux malheureusement rien avaler...
— Ah non ? Tu crois pouvoir survivre comme ça jusqu'au festival ? Tu vas bouffer. M'oblige pas à te fourrer la nourriture dans le gosier ! »
Il attrapa ma main et y déposa un morceau de pomme qu'il venait de découper en quartiers en quelques fractions de secondes. Je n'avais même pas eut le temps de percevoir la couleur de ses lames.
« Je ne veux pas manger !
— Tu me gonfles ! »
Il reprit un morceau de pomme et l'approcha de ma bouche.
« Ouvre ! »
Je le défiai du regard. C'était ridicule. S'il osait s'imaginer que... Il empoigna mes cheveux avec virulence et m'enfourna le morceau de pomme de force. Je me débattis et tentai de repousser son assaut barbare.
D'accord, la nourriture était dans ma bouche mais je m'apprêtais à la lui recracher au visage. Il me libéra, excédé. Contre toute attente, la saveur de cette pomme me réchauffa. Son goût se révéla bien meilleur que dans mon souvenir. Je déglutis.
« Bien, reprit-il en me relâchant. »
Je gloussai.
« Quoi encore ?
— C'était... ris-je. C'était si tendancieux...
— Pardon ?! Te paye pas ma tête et mange ! »
Je pris ce qu'il restait de la pomme n'en fis qu'une bouchée. Zed avait gagné cette fois. J'avais mangé cette foutue pomme !
« Satisfait ?
— Hmmm, grommela-t-il. Mange de la viande...
— Non mais, je me sens rassasiée, là, je t'assure...
— Je n'ai pas l'intention d'être tendre, alors bouffe ! »
Il perdait dangereusement patience, pourtant, je ne me sentais pas réellement menacée. Avais-je simplement eut besoin de m'y sentir contrainte pour m'autoriser à manger ? J'avalai sans protester les tranches de viande séchée.
« Tu vois, quand tu veux. Allez. Il est temps de dormir. »
Je le suivis sagement jusqu'à sa cabine et je l'avouais, mon corps tout entier me remercia d'avoir dîné. Quand nous entrâmes, mon intention se porta sur le minuscule lit, seul meuble de cette pièce exiguë. La porte se referma derrière moi. Étrangement, cette nouvelle prison m'apparut plutôt comme un refuge.
« Il n'y a qu'un seul lit... fis-je remarquer.
— Oui et bien... je vais dormir par terre. Allonge-toi !
— Non ! JE vais dormir par terre, rétorquai-je, je serais trop gênée de...
— C'est bon, allonge-toi dans ce foutu lit ! »
J'hésitai un instant mais il m'attrapa si soudainement et vivement que j'eus à peine le temps de réagir que j'étais déjà allongée dans le lit.
Je restai silencieuse. Son sang partait au quart de tour, mais il semblait étrangement compréhensif. Alors je me tournai sur le coté pour tenter de trouver le sommeil tandis qu'il s'allongea sur le sol.
« Merci... murmurai-je.
— Te méprend pas, j'ai le sommeil léger, et je t'entendrai si tu tentes de sortir d'ici. »
Sa dernière phrase fit place au silence. L'obscurité me livra à mes pensées. Mon ventre se comprima sous le poids des regrets. Ils écrasaient tous ces agréables souvenirs, les réduisaient en lambeaux d'un heureux passé à jamais anéanti.
Jhin... Je donnerais tout en cet instant pour me blottir au creux de tes bras...
Je serrai ma prothèse contre mon cœur, seul vestige d'un amour inconditionnel figé en moi pour l'éternité. Jhin avait fait de moi sa cavalière, son acolyte, sa reine. A ses cotés j'avais été une femme animée par la vie et la beauté. L'essence même de mon existence avait été, en chaque instant, sublimée, exaltée. Et elle aspirait à se clore dans la symphonie d'une fin parfaite.
Mais l'étreinte du vide se referma sur mon corps et en arracha mon âme pour l'étouffer. Mon cœur, incisé de toutes parts, ne trouva pas la force de lutter et laissa le désespoir se répandre, enserrer ma gorge jusqu'à ce que, malgré ma mâchoire fermement serrée, je ne parvienne plus à retenir mes larmes. La douleur m'envahit toute entière, et je m'étranglai dans une série de sanglots.
Non ! Je ne pouvais pas subir cette torture plus longtemps. Saisie d'un élan de désespoir, je me catapultai hors du lit, enjambai Zed et ouvris la porte de volée. Je sprintai jusqu'à la balustrade, fendis l'air, portée par un espoir aussi absurde qu'enragé. Celui d'en finir. J'atteignis le parapet et l'enjambai à la hâte. Le poids de mon corps bascula dans le vide. Avant d'y être aspiré.