Ode au Chaos
Acte I - Scène 1
« Les ténèbres sont à l'intérieur. »
Les voiles claquaient dans le vent, la pluie martelait frénétiquement le pont et sans relâche les vagues bousculaient le navire tout entier. Je percevais l'agitation depuis le fond de la cale sombre et humide où j'étais enfermée. Assise et épuisée, je me cramponnais tant bien que mal à l'un des piliers pour tenter de résister aux violentes fluctuations du plancher. Cela faisait maintenant quatre jours que je n'avais rien avalé, quatre jours depuis le drame, quatre jours qu'il ne restait de moi qu'une coquille vide. Mon corps et mon âme agonisaient lentement dans l'attente impatiente qu'une flèche de l'Agneau y mette un terme définitif.
Cela m'aurait fort bien arrangé qu'une tempête nous fassent tous périr aujourd'hui. Et j'aurais moi-même extirpé le sang de mes veines si seulement ce fichu bracelet ne me garrottait pas le poignet. Quatre jours. Cela me paraissait déjà une éternité.
Le navire tangua brusquement et je perdis ma faible prise. Je m'écroulai maladroitement sur le sol et roulai à l'autre bout de la cale. Mon costume de scène, la simple robe de Célestéa n'avait plus rien de blanc : tâchée de sang et de boue, elle ne couvrait rien de toutes les contusions qui noircissaient mon corps. Chacune d'elles me faisait souffrir. Jhin n'y était pas allé de main morte. J'étais si affaiblie que je me contentais d'endurer la douleur des chocs, essayant tout juste de me relever pour me cramponner à ce maudit pilier. Le navire tangua brusquement dans le sens opposé et je me retrouvai à nouveau propulsée de l'autre coté, je percutai un tonneau de plein fouet.
« Bon sang, ça ne va jamais cesser ? gémis-je, clouée au sol.
— Et ça ne fait que commencer... »
Je me redressai promptement dans un sursaut, surprise par la voix de cet homme que je n'avais pas vu entrer. Je me hissai précipitamment sur mes jambes et balayai l'espace du regard sans trouver âme qui vive dans l'obscurité ambiante. Je perdis l'équilibre et, une fois de plus, je valdinguai à l'autre bout de la cale dans un bruit sourd. Je tentai de dissimuler un couinement de douleur.
« C'est à mourir de rire ! se moqua l'homme invisible.
— Allez au diable ! feulai-je. Ayez au moins le cran de vous montrer !
— Arrête de faire le mariole ! s'éleva une seconde voix bien plus grave.
— Excusez-moi, Maître ! soupira le premier. »
Je me relevai sur mes genoux, balancée par les mouvements du plancher quand soudain, un homme s'en extirpa. Le voir traverser le sol comme s'il tordait les lois de la matière me fit tomber à la renverse et je me relevai sur mes coudes à la hâte. Mon regard remonta vers une imposante silhouette : un jeune homme exhibait son torse nu et musclé, ses cheveux noirs se confondaient dans l'ombre, ils étaient si longs qu'ils auraient pu balayer le plancher. Alors qu'il m'observait, sa paume de main tenta de dissimuler un sourire railleur.
« Regardez-la ! Elle tient même pas debout ! Et en plus ils lui ont mis le bracelet de ces tarés de Démaciens !
— Ça ne te gêne pas de parler moi comme si je n'étais pas là ? m'offusquai-je. T'es qui ? A qui tu parles ? »
Une ombre s'étendit à ses cotés, s'élargissant dans l'espace et je me pétrifiai d'effroi. Puis elle se transforma en une immense silhouette avant de laisser apparaître un homme à l'allure impressionnante. Contrairement au premier, il était vêtu de la tête aux pieds d'une tunique rouge à capuchon. Ses jambes et ses bras se dissimulaient sous de lourdes pièces d'armure et un casque d'acier couvrait l'intégralité de son visage. J'eus tout juste le temps de sursauter qu'une secousse me fit basculer. L'homme en rouge saisit mon bras pour me stabiliser.
« C'est vrai qu'elle ne tient pas debout... s'exaspéra-t-il.
— Non mais je rêve ! m'offusquai-je en arrachant mon bras.
— Allez, Maître Zed, il faut qu'on se tire...
— Bon, tu sais te rendre invisible ? me demanda le « Maître Zed ».
— C'est compliqué... répondis-je en exhibant mon bracelet sous son nez. »
Je notai qu'il s'était renseigné à mon sujet.
« Je vais te porter, soupira-t-il. Mais il va falloir t'accrocher, ça va secouer...
— Et si je veux rester ici ?
— C'est vrai, c'est cool ici avec les rats et le vomis ! gloussa le brun.
— Ferme-la, Kayn. Vérifie juste que la voie est libre... (son poing m'enserra le poignet) Je te conseille sincèrement de me suivre !
— Mais c'est un enlèvement ? Je vous préviens, je vais hurler !
— Je ne suis pas venu ici pour plaisanter ! rugit-t-il. »
Une épaisse brume noire vint me clore la bouche, m'empêchant de parler et même d'expirer. Je paniquai, comprenant que je n'avais pas le choix. Puis il me souleva du sol et me posa sur son épaule sans aucune délicatesse. Ma tête glissa dans son dos sans que je puisse émettre le moindre son. Cette brute me traitait comme un sac à patates !
Ce qui arriva ensuite échappa aux lois de la physique. Nous traversâmes la pièce, puis les escaliers et les couloirs sans vraiment bouger. La seule chose que je perçus brièvement fut cet épais brouillard sombre qui nous avait étreint et transposé d'un espace à l'autre.
La pluie diluvienne s'abattit soudain sur mon corps, glaciale. Je fermai les yeux, me cramponnant tant bien que mal à la ceinture de mon kidnappeur. Il courut quelques instants sur le pont dans un silence absolu puis nous fîmes un bond. Une chute libre me souleva les entrailles. Je me cramponnai plus fort encore, tétanisée, et nous nous réceptionnâmes dans un impact parfaitement amorti.
Il me jeta presque au sol et lorsque j'ouvris les yeux, je constatai que nous étions sur un braquet qui prenait le large, s'éloignant du navire Ionien qui luttait contre la tempête. Une vague nous percuta de plein fouet et je manquai de tomber à l'eau, rattrapée de justesse pas Kayn.
« T'es ivre ou quoi ? s'agaça-t-il.
— C'est puéril ! Vous êtes qui ?!
— Ton pire cauchemar... répondit-il. »
Son visage se transforma brutalement, sa partie gauche se nimba de ténèbres et son œil flamboya d'un rouge vif. Face à cette vision cauchemardesque, je m'écartai brusquement à l'autre bout de la barque, le cœur palpitant.
— Je t'ai déjà demandé d'arrêter... grommela Zed. »
Kayn reprit sa forme initiale et rit à gorge déployée. Quel genre de monstre était-il ?
« Une criminelle, ah ah je suis mort ! »
Je soupirai. Plus je m'offusquais et plus il me manquait de respect. Beaucoup de questions me brûlaient les lèvres mais j'avais déjà compris qu'ils n'y répondraient pas. Alors je me contentai d'observer silencieusement le navire s'éloigner, tâtonnant pour trouver de quoi m'accrocher.
Zed rama quelques temps avant que nous ne tombâmes sur un navire beaucoup moins imposant que le premier, et à ce moment, la tempête avait enfin cessé. J'essorai ce qui me servait de robe, constatant que l'eau la rendait quasiment transparente. Dans un réflexe, je ramenai mes cheveux poisseux en avant pour cacher ma poitrine, priant pour qu'aucun des deux hommes ne l'ai remarqué.
Un petit équipage nous remonta à bord à notre arrivée. Intimidée, je restai à l'écart sans broncher, transie de froid. Leurs compagnons étaient de jeunes hommes et une femme presque amusés par la situation. Mais lorsque leurs regards se posèrent sur moi, ils affichèrent un air glacial et sombre. Ils savaient qui j'étais. Je frissonnai.
« Bon allez, on va se pinter ?! s'écria Kayn en rapatriant ses coéquipiers.
— Et elle ? demanda la jeune femme à la longue chevelure brune en me désignant d'un léger signe de tête.
— C'est pas une invitée. Je m'en occupe... répondit Zed.
— Je vais quand même lui chercher des vêtements secs... nous ne sommes pas des rustres... »
Lorsqu'ils eurent tous disparu dans la cabine principale, je me retrouvai seule avec Zed. Son masque s'évapora soudain dans un nuage brun et je découvris son visage : ses yeux étaient rouges comme le sang et la mèche de cheveux blancs qui tombait sur son front contrastait avec l'intense noirceur de ses sourcils. Son regard n'avait rien d'amical et son visage était particulièrement crispé.
« Ne t'avise pas d'essayer de t'enfuir, grogna-t-il. »
Je dissimulai mon désarroi dans bref haussement d'épaules.
« Et si j'essayais, que se passerait-il ?
— Tu sais que je pourrais aisément te rattraper... La suite, je te laisse l'imaginer. »
Je frémis. Je voulais mourir, oui, mais souffrir, légèrement moins. Je verrouillai mes bras contre ma poitrine. Le regard de mon kidnappeur me pesa. La brune revint vers nous et me tendis des vêtements propres et secs.
« Ca devrait être à ta taille, dit-elle sans m'adresser un regard.
— Merci... répondis-je timidement en saisissant la petite pile de tissu bordeaux. »
Et elle repartit comme elle était venue, comme si elle prenait particulièrement soin de m'éviter. Pourtant, je me sentais bien mieux accueillie que lors de ma précédente capture.
« Je me laisserai pas berner par ton petit jeu, reprit Zed. Et sache qu'ici, tout le monde sait ce que tu es. »
Mon regard s'écrasa au sol.
« Bon... et sinon, tu peux quand même venir manger... et boire... mais n'espère pas t'attirer la sympathie de qui que ce soit ! »
Je déglutis difficilement, ma gorge et ma bouche étaient si sèches que j'aurais pu tuer pour un verre d'eau. Peut-être que finalement, mourir de faim serait moins pénible.
« Change-toi ici, je me retourne. Je ne tiens pas à ce que tu t'isoles.
— Sérieusement ? me renfrognai-je.
— T'as pas compris... T'es pas en posture de discuter. »
Il fit volte-face. Je soupirai. Mais je n'étais plus à ça près. Je lui tournai le dos et ôtai ma robe trempée pour enfiler rapidement la tunique de Zhyun. Je soufflai de soulagement, elle était agréablement douce et sèche bien qu'elle fut un peu grande pour moi. J'eus tout juste fini de nouer la ceinture de tissu autour de ma taille que Zed m'interpella :
« Viens. Je veux te garder à l'œil. »
Je le suivis docilement sans un bruit. Lorsque nous entrâmes dans la cabine, les rires bruyants et les conversations cessèrent aussitôt pour laisser place à un silence de plomb. La tension que j'inspirais me compressa la poitrine.
Lentement, les conversations reprirent et je profitai de l'occasion pour balayer rapidement la pièce des yeux, cherchant un endroit où me terrer. J'avais si honte de ce j'étais et de ce que je leur inspirais que ma seule obsession fut de m'effacer de leurs regards en coin. Ils se croyaient discrets, mais je ressentais à chaque instant le poids de leur jugement s'abattre sur moi, m'écraser les épaules comme une charge plus lourde que la gravité.
Silencieusement, je m'avançai dans un petit renfoncement entre deux tables, à l'écart. Je m'assis douloureusement à même le sol, m'adossant au mur, enserrant mes jambes de mes bras.
Je les observais par moments boire, manger et rire. Ils avaient l'air sereins. Ils me rappelaient notre troupe... Je chassai ces regrettés instants de bonheur et d'insouciance qui me lacéraient le cœur et me nouaient l'estomac. Shen m'avait forcé à revenir dans cet appartement, au-dessus du Séraphin. Bien évidemment, Jhin avait plié bagage sans laisser d'adresse ni même la moindre trace de son passage. Ensuite, Shen et Akali avaient tenu à visiter la roulotte des itinérants... Mon cœur se déchira. M'y emmener fut la plus douloureuse des punitions et j'ignorais encore si Shen en avait eut conscience. Je basculai dans les abysses.
« Bouh ! me fit sursauter un visage qui sortit soudain du mur juste à coté de moi. »
Kayn s'extirpa du mur en ricanant, une pinte à la main. Il me la tendit :
« Tiens, tu vas crever de soif sinon... »
Je la saisis sans hésiter et en avalai tout son contenu cul-sec. C'était une bière brune, forte et immonde, mais en l'état, j'aurais bu de la même manière la totalité d'une flaque d'eau croupie. Je repris mon souffle et lui tendis la pinte vide.
« Merci... »
Il resta un instant sans voix.
« Bah merde, tu crevais vraiment de soif...
— Ouais... tu viens de sauver la vie d'une dangereuse criminelle, je ne te félicite pas... lançai-je ironiquement.
— Sans vouloir t'offenser, tu ne fais peur à personne ici...
— Tant mieux... C'est mon but de me faire passer pour quelqu'un d'inoffensif... grognai-je.
— Et sinon, tu crèves tout autant la dalle ?
— Je n'ai pas faim...
— T'as pas l'air fraîche pourtant, je t'assure que tu devrais manger...
— KAYN ! hurla la voix de Zed.
— Je crois que ton père t'appelle... »
Il gloussa avant de tourner les talons et je l'observai un instant accourir aux pieds de son Maître comme un chien aux ordres. A en juger par son comportement, sa voix et son visage, il devait avoir vingt ans, tout au plus. Son apparente sympathie envers moi m'attendrit bien que je ne la méritais pas.
Je posai ma tête contre le mur et fermai les yeux un instant, m'abandonnant au rythme des vagues qui me bousculaient doucement et au son des discutions passionnées qui s'entremêlaient à coté.
« Tiens ! »
Je sursautai. Kayn me tendit sous le nez une sorte de viande séchée. Je tournai vivement la tête. Même si je n'avais pas l'intention de me nourrir, la peine me verrouillait l'estomac si bien qu'il m'était tout bonnement impossible de songer à manger quoi que ce soit.
« Non merci... »
Il haussa les épaules et, sans insister, retourna auprès de ses compagnons.
J'osai jeter un regard à la dérobée vers le groupe. Zed, assis les bras croisés dans un coin opposé au mien, me fixait sans bouger d'un cil. Je détournai les yeux. Si les siens avaient pu m'assassiner, je serais déjà six pieds sous terre. Et j'ignorais toujours qui il était, pourquoi est-ce qu'il m'avait emmené avec lui, et surtout, qu'attendait-il de moi ? Il ne bougea quasiment pas de toute la journée et je finis par oublier sa présence, navigant seule sur mon océan de misère, de culpabilité et de regrets.