L'Art mérite que l'on souffre

Chapitre 17 : Acte IV - Scène 4

2551 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 22/06/2024 08:17

CHOEUR

Célestéa, enfant du Cosmos, étincelle dans le Chaos, était née des astres stoïques. Cloitrée dans sa lassitude, la déesse alanguie ordonna aux cieux de tous les mondes de lui chanter les louanges de mortels héroïques dans l'espoir de raviver son cœur. Le silence absolu fut sa seule réponse et des siècles durant, la déesse se flétrit d'ennui. 

Les légendes contèrent que Célestéa chemina une éternité dans la noirceur de l'Univers, que son cœur oublia les astres qui l'avaient enfantée, qu'elle était devenue lunatique et capricieuse. Les légendes prétendirent même qu'elle s'était désincarnée, par désespoir, par désarroi, qu'elle s'était abandonnée au Néant et délestée de son essence divine.

Quelle que fut la légende, elle se trompait. Célestéa s'était profondément endormie pour laisser filer les galaxies sur des orbites lointains. Elle avait fermé les yeux sur les étoiles qui naissent et meurent dans l'indifférence des millénaires, dans l'attente du jour où un nom serait digne de la tirer de ses songes. 

Un jour enfin, sa patience fut récompensée. Aurélian, triomphant et respecté, courageux mortel au cœur rayonnant de pureté ; tel fut le nom fredonné par le Ciel de Runeterra dans une mélodie assez ravissante pour rouvrir les yeux de la déesse.  

Par une somptueuse nuit d'été, Célestéa commanda aux étoiles de retenir la nuit. Elle s'incarna en une jeune femme vêtue d'une simple robe blanche et apparut au guerrier quelque peu ridé par ses trente années. Alors qu'il revenait d'un long voyage, elle l'interpella, le cœur charmé, le regard constellé de ravissement.


CELESTEA

Êtes-vous le valeureux Aurélian ?


AURELIAN rit.

« Valeureux » ? Je ne demande pas tant de louanges, seul mon devoir m'a porté jusqu'ici.

Qui êtes-vous, madame, qui semblez si bien connaître mon nom ?


CELESTEA

Une simple dame venue vous rencontrer. Les cieux m'ont murmuré vos exploits malgré le silence que vous préservez.


AURELIAN

Mon armée m'attend au levé du jour et j'étais quelque peu pressé. Mais vous êtes si belle créature que je n'oserais vous froisser.


CELESTEA s'avance vers lui.


Le jour attendra pour poindre son nez, je vous donne ma parole. Offrez-moi, je vous prie, une danse au clair de Lune.

La musique s'élève et ils valsent sous le halo de la Lune.


AURELIAN saisit les mains de Célestéa.

Oh ma douce, pouvez-vous encore retenir la nuit un instant ?


CELESTEA, se dérobe.

Pardonnez-moi, je ne peux me permettre de la réprimer plus longtemps.


AURELIAN

Ne me désertez pas, vous avez capturé mon cœur.


CELESTEA

Cher Aurélian, il vous faut défendre votre pays.


AURELIAN

Mon pays c'est vous.


Célestéa s'élève dans les cieux.

Dans le décor, les nuages s'ouvrent, dévoilent un soleil incandescent.

Sur la scène, deux troupes de guerriers s'affrontent. Deux soldats aux longues épées se dressent contre Aurélian.

Sur son perchoir au sommet du ciel, Célestéa rejoint Le Jugement qui, sous son masque doré, ne rate rien de la bataille qui se joue sous ses yeux.


LE JUGEMENT

Qu'avez-vous fait à cet homme, ma chère ? Lui qui combattait si vaillamment semble soudain fébrile.


CELESTEA

Pitié, père. J'ignorais que notre rencontre aurait ainsi altéré son cœur.


LE JUGEMENT

Ma chère fille, voici une bonne leçon : le cœur des hommes est fragile et d'un absurde caprice vous l'avez brisé. Celui-ci en répondra devant le Loup et l'Agneau.

Le jugement dégaine son canon cosmique et le braque sur Aurélian.


CELESTEA, empoigne le canon.

Je vous en supplie, laissez-lui une chance !


Sous leur regard, la bataille fait rage. Le Jugement achève chaque homme occis au combat, par salves de quatre.

Alors que les soldats expirent une dernière fois, leurs corps s'élèvent dans une même composition fleurie.


Une femme guerrière embroche le désormais vaincu Aurélian. Avant que son genoux ne touche terre, une balle se loge dans sa poitrine et il s'élève sur un arbre fleurissant.


CELESTEA, s'effondre en larmes.

Aurélian ! 

La guerrière foule désormais seule le champ de bataille. Sa main effleure sa poitrine. Elle est blessée et vaincue.

Le Jugement pointe son canon sur la femme qui râle de douleur.


CELESTEA


Non ! Pitié, laissez-la vivre ! Je vous en supplie !



CELESTEA, se jette sur l'arme du Jugement et tente de la lui arracher. Elle hurle.

ARRÊTE !!! PAS ELLE !!


LA GUERRIERE lève le visage vers ciel, observe les dieux s'affronter. Ses yeux bleus étincelants se perdent dans la confusion.


Le Jugement s'apprête à tirer, son index caresse la gâchette. Dans un espoir vain, Célestéa se dresse entre le Jugement et sa cible, les yeux emplis de larmes.


CELESTEA, supplie

Par pitié ! Ne fais pas ça ! Laisse-la vivre, Jhin !!

Puis elle se tourne vers la guerrière

Fuis, Margaux ! Fuiiiis !!


LE JUGEMENT, empoigne Célestéa à la gorge et la tire vers lui pour l'écarter de son chemin entre lui et sa cible. Il suspend Célestéa, les épaules au-dessus du vide, puis murmure au creux de son oreille.

Tu l'aimes ? Mais ne t'avais-je pas prévenu ? Nous sommes seuls dans le Cosmos, seuls dans l'Art...


CELESTEA, ses yeux s'écarquillent, les larmes coulent sur ses joues. Ses yeux trouvent le regard interrogateur de la guerrière avant de revenir vers Le Jugement.

C'est toi que j'aime, Jhin... Je le jure !


LE JUGEMENT

MENSONGE !! Paye le prix de ta trahison ! Regarde-la mourir !


Le coup de feu retenti et résonne dans tout la salle. Célestéa hurle. La balle traverse la poitrine de Margaux et elle s'élève à son tour dans un arbre fleuri telle une marionnette sans vie.

Le Jugement ramène Célestéa sur son nuage. Elle s'effondre en larmes.

Le Jugement descend gracieusement jusqu'au champ de bataille dévasté.

L'orchestre s'élève dans une grande symphonie, le Jugement au centre de la scène dévoile le canon sur son épaule et y relie son arme en un fusil gigantesque.

D'énormes impacts fusent dans les rangées du public désormais baignées de lumière. Des hurlements de terreur retentissent dans la salle. Le théâtre s'anime dans un mouvement de panique erratique. Quatre explosions détonnent et pulvérisent les spectateurs par dizaines. Les gradins explosent en tous sens. Les membres déchiquetés virevoltent dans une éruption de bois brisé. Le public se heurte aux portes verrouillées. Jhin ne leur laisse aucune chance, il fait feu jusqu'à embraser la dernière étincelle de vie dans l'opéra. 

Pourquoi maintenant ? La pièce n'était pas terminée. Jhin avait tordu le développement du script comme j'avais tenté de le faire pour épargner Margaux. Là où j'avais lamentablement échoué, lui orchestrait le spectacle à sa guise. Il aurait dû me faire descendre et j'aurais dû, comme les autres, mourir resplendissante. 

L'air avait un gout de brûlé, de chair liquide, de métal fumant et ferreux comme le sang. Impuissante, j'observais la scène en première loge, perchée dans le décor, tâtonnant dans le noir à la recherche d'un câble pour me faire descendre. En vain. 

Lorsque le calme revint, Jhin leva vers moi son œil luisant. Un frisson me parcouru, son expression m'était imperceptible et pourtant, je sentais son regard me fusiller de haine. Il fit descendre mon perchoir jusqu'au sol de la scène. Mon estomac me remonta aux lèvres. J'avais tout perdu. A tout jamais. Et je ne parvenais plus à trouver de sens à ce que je vivais. Parce que je le vivais. Je n'aurais pas dû le vivre. J'aurais pu en cet instant disparaître et fuir... mais dans quel but ? Je l'aimais. Je l'aimais malgré tout et plus rien d'autre ne m'animerait désormais. Je devais mourir. Mourir de sa main.

Le pas régulier et bruyant de Jhin résonna sur la scène. Ma respiration se suspendit, jusqu'à ce qu'il s'arrête face à moi.

« Pourquoi ces larmes, Hirose ? Tu m'as trahis.

— Je suis désolée... Je... Je t'aime...

— Comment oses-tu encore le prétendre ?!

— Parce qu'il n'y a rien dont je sois plus sûre... »

Jhin explosa de colère, détacha son arme et de sa crosse me percuta à la poitrine. Le coup me projeta violemment en arrière. Je m'écrasai lourdement à la renverse, le souffle coupé. Je tentai de me relever tant bien que mal, mais j'eus tout juste le temps de poser un genoux sur le sol qu'un brutal coup de pied métallique dans l'épaule me projeta dans les coulisses. Je gémis de douleur.

« J'étais persuadé que tu étais celle qui me méritait, qui méritait mon Art, mon temps, et tout ce que j'étais capable d'offrir. Quelle méprise... Je comprends à présent, que c'était tout à fait l'inverse. Si je t'ai tant donné, c'était simplement pour me convaincre que tu étais parfaite. Tu ne mérites pas de mourir sous les projecteurs de ma scène ! »

Ses paroles étaient des poignards dans ma chair. Elles me lacéraient de toutes parts, infernales. Il saisit une corde et je le laissai me lier les poignets dans le dos sans résister, anéantie, à bout de forces et de volonté.

« Tu ne voulais pas mourir seule dans l'ombre, n'est-ce pas ? »

Le lien se resserra si fort qu'il m'en cisailla le poignet.

« Et pourtant c'est tout ce que tu mérites, ma chère. »

Les larmes s'écoulaient sur mes joues, et je demeurais silencieuse, incapable de prononcer le moindre mot, incapable du moindre ressentiment. Parce que je l'avais mérité. J'avais commis une faute, j'avais succombé à la tentation, pourtant, il l'ignorait, mais en dépit de ma faiblesse inexcusable, je l'aimais sincèrement. Il empoigna mes cheveux et approcha mon visage de son masque.

« Adieu, Hirose, nos chemins se séparent à tout jamais.

— Je te demande pardon, je t'aimerai jusqu'à la fin, quoi que tu crois... »

Dans une violente fureur, il me projeta au sol et m'écrasa douloureusement le visage contre le plancher. Son pied de métal me comprima la joue contre le sol.

« AARRRGH !! Cesse de me mettre en colère !! (Il souffla, reprit son calme et recula) Il est temps pour moi de te quitter. Je te souhaite sincèrement une mort lente et douloureuse, clouée au pilori. Ta vie n'a plus aucune valeur à mes yeux. »

Les portes principales furent soudain soufflées dans un fracas d'explosions. Jhin disparu dans l'obscurité. Quant à moi, je sombrai dans le désespoir, me noyai dans les regrets, m'étouffai dans mes sanglots. Pathétique. 

Il ne fallut pas longtemps avant que je ne sois retrouvée.

« Bonté divine... murmura la voix grave et profonde d'une femme. Une survivante... »

J'ouvris les yeux et levai le visage vers une femme tout de gris vêtue. Ses cheveux blancs étaient attachés en un chignon impeccable, ses yeux bleus luisaient dans l'obscurité, presque irréels et son cœur était serti d'une pierre d'azur tout aussi étincelante que son regard. Quant à ses jambes, de longues lames arquées, elles donnaient à son allure une élégance exceptionnelle.

« Qui es-tu ? me demanda-t-elle. »

Sa complice. Je voulus le dire, je désirais plus que jamais que quelqu'un abrège mes souffrances. Mais aucun son ne sortit de ma bouche. Au lieu de cela, les larmes me montaient aux yeux et perlaient sur mes joues sans que je ne parvienne à les arrêter.

« Ok... soupira-t-elle avant de s'abaisser à mon niveau. Allez, viens... »

Sans me détacher, elle me releva avec une force surhumaine.

« Ne m'en veux pas, nous allons devoir t'interroger avant de te libérer ».


๑๑இ๑๑இ๑๑இ๑๑இ๑๑


J'avais repris mes esprits dans un bureau sombre où j'étais menottée à ma chaise. Quelqu'un était venu panser mes contusions au visage mais ils ignoraient encore que mes blessures les plus profondes leur étaient imperceptibles. J'étais anéantie. Ma réalité s'estompait. 

Bientôt, la dame en gris revint m'interroger.

« Je pensais être en retard, dit-elle. Mais j'arrive précisément à l'heure du thé. »

Avachie contre le dossier de mon siège, je n'eus pas l'énergie de lever les yeux vers elle, je contemplais l'abîme, me cloitrais dans ma prison de souffrances.

« Voulez-vous du thé ? »

Je répondis d'un léger « non » de la tête dans un effort surhumain.

« Très bien. Alors, répondez à mes questions mon enfant, ensuite, je vous laisserai repartir. C'est compris ? »

Je hochai machinalement la tête, bien consciente que jamais elle ne me relâcherait. 

« Quelle est votre identité ?

— Hirose Hara... articulai-je. J'ai 24 ans.. et je suis la complice de Khada Jhin. »

Ses yeux s'écarquillèrent.

« Je vous demande pardon ?

— Je suis la complice de celui qui a orchestré la tuerie de l'opéra, vous pouvez me condamner, je le mérite et je me rends. »

La dame sortit précipitamment du bureau, sans doute pour une réunion de crise avec ses confrères. Je m'effondrai, le visage contre le bureau. Je restai longtemps dans cette position à songer à comment ils en finiraient avec moi. Me couperait-on la tête ? Serais-je fusillée ? Lapidée en place publique ? J'avais perdu Jhin et j'avais gâché ma propre mort, tout m'était égal à présent. Je n'étais déjà plus qu'une ombre. Une enveloppe de chair vide. Un fantôme.

Lorsque la porte du bureau se rouvrit, je reconnus l'uniforme bleu de l'ordre Kinkou que portait l'homme qui s'avançait vers moi. Shen me passa un bracelet en fer autour du poignet. Une sensation de déjà-vu m'arracha un soupir. A ses cotés se tenait une petite femme brune. Je ne pris pas la peine de leur adresser le moindre regard. Je ne pris même pas la peine de comprendre pourquoi ils étaient là ni comment. Je restai inerte. 

La dame en gris revint, et Shen lui adressa ces mots :

« Merci de votre coopération. Lorsqu'elle vous aura dit tout ce que vous voulez savoir, elle sera jugée à Ionia et incarcérée à Tuula. »

Évidemment. Chaque coup porté a un prix à payer. Ignorez-le et il vous rattrapera. Moi j'avais une ardoise à régler. Le crime de mon propre père pour commencer. Celui de Margaux, de la troupe. De centaines d'innocents — aurais-je pu l'éviter ? Et enfin le mien. Mes propres choix m'avaient condamnée. Ils avaient fait de moi un monstre désormais incapable de s'assumer. Je devais payer. Néanmoins, l'Ordre Kinkou ne choisirait jamais de m'éliminer. Mais loin de moi la volonté de me décomposer lentement en prison, j'avais bien l'intention de me laisser périr en chemin.

Cette fin était à mon image. Pitoyable.


Le rideau tombe sur la salle obscure.

Fin de l'acte IV.

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