L'Art mérite que l'on souffre

Chapitre 15 : Acte IV - Scène 2

2945 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 20/06/2024 12:02

Acte IV - Scène 2

« Tu as éveillé quelque chose d'intense au fond de moi »


Les phrases fleurissaient sous ma plume, d'une idée bourgeonnante avaient déjà prospérées dix-huit pages de scripts, de dialogues et de didascalies. Il m'arrivait souvent de revenir sur un rythme, une intonation, une tournure, aussi mes parchemins se pigmentaient d'annotations en tous sens. Mais je ne m'inquiétais guère, j'avais encore le temps d'affiner mon œuvre. Je soufflai en silence, parfois le bourdonnement d'un tapage sous le plancher me faisait perdre le fil de mes pensées.

La porte de l'entrée craqua subitement sur ses gongs. La silhouette d'Hirose apparut dans l'encadrement avant de franchir le seuil dans une démarche plus disgracieuse que celle d'un troll de Freljord. Elle referma la porte avant de m'adresser un sourire gêné. Chancelante, elle s'avança jusqu'à l'avant de mon bureau. Son corps en quête d'équilibre et les déplaisantes vapeurs d'alcool qu'elle exhalait attestaient d'une ivresse évidente. S'accoudant sur le bureau, elle m'adressa un regard insistant emprunt d'hésitation et, profondément exaspéré, je ravalai une remarque fâcheuse.

« Je dois t'annoncer quelque chose... commença-t-elle. Mais, promets-moi de ne pas te mettre en colère...

— Diable ? Me suis-je déjà mis en colère contre toi ? m'étonnai-je, à la fois intrigué et méfiant.

— Je ne vais pas tourner autour du pot, j'ai recruté des acteurs pour ton spectacle. »

J'éclatai d'un rire nerveux.

« C'est une plaisanterie ? »

Ses épaules s'affaissèrent sous le poids de mon regard. 

« Allez, je suis sûre qu'ils feront l'affaire, tu les as vu à l'œuvre ?

— Ce n'était qu'une scène de rue... Que dis-je ? La fin d'une scène !

— Mais ! On peut juste faire un essai, et s'ils ne font pas l'affaire, tu les congédies, ce n'est pas si compliqué... »

Le timbre de sa voix s'était enrayé, désagréable, et tout en l'écoutant argumenter, je m'enfonçai dans mon siège pour contenir la colère que sa désobéissance excitait dangereusement dans mon fort intérieur. J'expirai lentement, cherchai le contrôle, puis je saisis Murmure qui se tenait à ma portée, fis tourner la gâchette autour de mon index, au rythme des turbulences que ses paroles faisaient graviter sur mon âme. Intolérables. Je l'entendais mais ne l'écoutais plus. Lorsque je stoppai l'inertie d'un mouvement sec, la crosse se cala dans ma paume et le canon se dressa droit sur Hirose.

« Je... balbutia-t-elle. J'aimerais faire partie de la pièce, moi aussi... »

Ses derniers mots me désarmèrent sur le coup. Tout mon être se crispa, entaillé à vif par les lames glaciales d'un dilemme auquel je tentais de me dérober depuis de longues semaines. Et elle gloussait insolemment, comme grisée par cette idée.

« Hirose, tu es ivre.... soufflai-je. »

Elle se pencha vers moi, déterminée :

« Aussi chargée que ton arme, mais ce n'est pas une raison pour prendre mes paroles à la légère ! »

Son regard me sondait tandis que je tentais de saisir à quel point son esprit était avisé. Et pourtant c'était peut-être moi qui manquait de lucidité : le doute m'étreignait encore. Étais-je capable de l'assassiner, elle ?

« Cesse ta comédie. Tu es une peintre remarquable, mais ta place n'est pas sur scène. »

Elle s'indigna face à mon indélicatesse, hélas, je ne pus m'en étonner. La naïveté qu'elle inspirait n'était qu'un trompe-l'œil. Si la grande majorité des individus manquait de discernement, ce n'était pas son cas. Même dans l'ivresse.

« Je ne mérite pas d'être sublimée ? C'est pourtant toi qui me l'as promis ! aboya-t-elle.

— Ça suffit... (je laissai ma joue tomber contre ma paume de main)

— Je ne t'inspire rien ?! Je ne le mérite pas ?! »

Je m'efforçai de garder mon calme pourtant ses paroles étaient des morsures. 

Hirose, comment oses-tu le penser ? 

Je couvris mes yeux d'une main et imaginai. J'imaginai son corps emporté par une danse fatale, sa poitrine se déployer avec grâce sous l'impact d'une quatrième balle, le dernier soupir s'échapper de ses lèvres radieuses sous le feu des projecteurs. Resplendissante.

J'enfonçai mes doigts contre mes paupières. La réalité me rattrapait, douloureuse, plongeait mon cœur dans la perspective d'une vie solitaire. Une vie sans la savoureuse compagnie de celle qui mérite mon Art plus que quiconque.

Ma respiration s'était emballée malgré mes efforts pour dominer l'irritation face à l'audace de sa demande précipitée. 

Soudainement, elle bascula en avant, s'écrasa lourdement sur le bureau dans un bruit sourd. Son minois confus s'enfouit dans mes notes. Ma mâchoire se comprima et je ne pus résister plus longtemps, j'empoignai fermement son visage pour le rapprocher du mien, les doigts enfoncés dans ses joues, le regard enfoncé dans son âme :

« C'est à moi de décider où et quand je te sublimerai. »

Elle pâlit à vue d'œil et malgré la férocité qui m'avait échappé, je me félicitais d'ancrer le message dans son esprit.

« Tu... tu me fais mal... gémit-elle. »

Je libérai aussitôt ma prise. Son regard flétri de larmes se déroba et sans même se retourner, elle rejoignit la porte.

« Où vas-tu ?

— Qu'est-ce que ça peut bien te faire ? »

Son grognement chevrotant trahissait une blessure. Ma virulence avait franchit une limite critique. 

« Je ne t'ai jamais manqué de respect... mais là, il faut que je te le dise, Jhin... T'es un sacré connard. »

La porte claqua aussi violemment que son vocabulaire. J'observai un instant la main avec laquelle je l'avais trop brutalement serré... Je réalisai un peu tard que mon geste l'avait brisée comme une fragile poupée de porcelaine. En cet instant, la colère fit place à l'amertume. J'étais chaque jour témoin de l'amour inconditionnel qu'elle vouait à mon Art, bien plus intense même que l'amour qu'elle me vouait, à moi. Peut-être même plus encore que celui que je ressentais pour elle. Je n'avais jamais été honnête envers elle, par crainte de l'être envers moi-même. Mais cela ne pouvait pas se finir ainsi. Puisqu'elle me contraignait à choisir, je devais m'y résoudre.

Je me levai à la hâte et me jetai à sa suite. Le froid se fit mordant à l'extérieur. Alors qu'Hirose descendait maladroitement la première marche blanchie de neige, je me précipitai dans sa direction avant qu'elle me prête attention.

« Sale con, sale con, sale con, sale c- »

Son pied glissa sur le verglas. Dans un réflexe, je saisis son bras pour la tirer contre moi, lui évitant une chute probable et douloureuse. Je la serrai contre moi.

« Ces mots sont si vulgaires, surtout quand ils sortent de ta bouche... murmurai-je.

— Lâche-moi... »

Les sanglots qui secouaient son corps vibraient contre le mien et je la serrai un peu plus fort encore, incapable de lui obéir.

« Pourquoi es-tu si exigeante ?

— Lâche-moi tout de suite... si... si je suis assez insignifiante à tes yeux pour me refuser ce que tu m'as promis. »

Je passai un revers de main sur ses joues humides. Trop humides. Sa réaction n'avait rien d'une mascarade.

« Je tiendrai ma promesse. Mais si tu n'y vois pas d'objection, reprenons cette discussion au chaud. »

Je l'invitai à retrouver la chaleur de l'appartement où elle me suivit docilement. Évidemment, je ne comptais pas alourdir les charges qui pesaient contre moi. La porte se referma et je jugeai le moment opportun pour l'inviter à danser. Elle sécha ses larmes d'un revers de manche peu délicat et accepta avec hésitation. Dans un geste sûr, je la fis volter. Elle vacilla dangereusement et je l'aidai à se retrouver ses appuis. 

Je posai doucement l'extrémité de mon index et de mon majeur contre sa poitrine.

« Je vais toucher ton cœur. »

Ses yeux plongèrent dans les miens, suspendus à mes paroles. J'avais toute son attention et le léger sourire qui se dessina sur son visage m'enivra.

« La balle va traverser ta chair... sa magie va se répandre dans ta poitrine avant d'atteindre ton cœur... (ma main se posa toute entière contre son cœur, il pulsa frénétiquement sous ma paume). Ta peau sera incisée précisément de cette manière... »

Du bout de l'index, je dessinai lentement les pétales d'une fleur sur sa délicieuse poitrine. Mon souffle frémit. Cette idée m'exaltait, et à en croire son regard captif, c'était réciproque. Je poursuivis :

« Le public ébahi découvrira une corolle scintillante s'ouvrir comme lors d'un matin de printemps... Alors que la balle apaisera ton cœur désormais à nu, ton corps révélera sa vraie beauté, saisissante... terrifiante... »

Tel un marionnettiste, je guidai ses bras et sa tête dans une posture digne d'une sculpture antique. Elle se laissa aiguiller et ses paupières tombèrent comme le rideau sur la scène.

« Je l'avoue... repris-je dans un murmure d'ivresse. L'idée de faire de toi ce poème est exaltante. »

Elle frémit et ma main rejoint son cou. Sa peau douce me tentait et je laissai mes lèvres y déposer un baiser. Elle soupira et je me serrai contre son corps frêle.

« Ton cœur bat si fort... »

Brûlant de désir, je la saisis, l'allongeai sur le lit et me hissai au-dessus d'elle. Mon corps s'était enflammé et je tentai de maîtriser mes gestes. Son regard m'ouvrait les portes de son âme : elle ne rêvait que de cet instant.

« Comment oses-tu penser que tu ne m'inspires rien ? Si tu savais, ma chère, combien de fois j'ai rêvé de te sublimer... »

Ma main glissa sur sa nuque, sur sa poitrine et rejoins sa hanche dans une douce caresse tandis que mon regard la tenait captive.

« ...combien de fois j'ai imaginé composer avec ce corps... »

Et soudain, douce et sournoise ironie, la tristesse envahit mon cœur. Mon âme se troubla. Je me laissai tomber sur le dos à ses cotés et plongeai dans le vide abyssal.

« Jhin ?

— Tu as éveillé quelque chose d'intense au fond de moi... Des pensées insolubles me hantent, un dilemme que je refusais de résoudre jusqu'à présent... ton dernier soupir serait à la fois sublime et amer à mes yeux. »

Elle gloussa. Déconcerté, je lui adressai un regard interrogateur.

« Cela t'amuse ?

— Excuse-moi... est-ce que c'est une façon de dire que tu tiens à moi ?

— Sans nul doute.

— Cela n'a pas du t'échapper mais... je t'aime, Jhin. (Elle saisit tendrement ma main) Mais l'Art... l'Art est plus important... je sais que tu es d'accord avec moi... Qu'est-ce qu'une vie entière de bonheur pour une mort pathétique ?

— Une vie insignifiante, évidemment. Seule la fin compte...

— Exactement. Je veux mourir ici, sur scène, face au public, je le veux, Jhin... c'est le plus beau présent que tu puisses me faire... Ma vie n'avait aucune importance avant toi, et maintenant, elle est sur le point de devenir un chef d'œuvre... Je remercie le ciel de t'avoir mis sur mon chemin. »

J'entrelaçai mes doigts dans les siens.

« Oh ciel... Je ne m'étais pas trompé sur toi, Hirose. Tu es parfaite...

— Pas encore...

— Tu as gagné, soupirai-je. Je composerai avec tes acteurs, et je t'offrirai une scène digne de toi. »

Elle se jeta presque sur mes lèvres pour m'embrasser et mon corps s'embrasa. Mais je l'arrêtai, une question animait trop vivement ma curiosité :

« Pourquoi maintenant ?

— Et bien... (elle marqua un prompt silence avant de reprendre) Je suppose que nombreux sont ceux qui veulent ta capture... ma capture. Je ne veux pas mourir clouée au pilori, Jhin et encore moins finir mes jours dans la solitude d'une cellule. J'ai le sentiment que... »

Je m'empressai de poser mon index sur sa bouche pour la clore.

« Cela n'arrivera pas.

— L'opéra de Piltover n'est pas un petit village Ionien, rétorqua-t-elle. »

Je soufflai. Elle connaissait parfaitement les risques de ce spectacle, mais elle se méprenait sur mes compétences. Elle leva son bras cuivré.

« Je ne me suis pas coupé la main pour risquer une fois encore de mourir seule dans l'ombre d'un décor sans âme. Je veux quitter ce monde en dansant sur ta scène. »

Je me délectais de ces paroles quoiqu'elles signifiaient ravir la vie du seul cœur capable de battre à l'unisson avec le mien.

Le silence envahit la pièce. La belle s'était endormie, sans doute sous l'effet de l'alcool. Je déposai le drap sur son corps et observai un instant la pureté de son visage si paisible. Du revers de la main, je caressai sa joue encore bouillante. Je repoussai une mèche rouge de son front pour y déposer un baiser. 

Bientôt, ma très chère, tu danseras sur ma scène.


* * *


Dans le décor d'une scène somptueuse, ma quatrième balle lui était destinée ; le canon de Murmure braqué sur sa poitrine, mon index sur la gâchette était prêt à composer. Je m'éveillai soudain en sursaut lorsque plusieurs coups bombardèrent la porte de notre appartement. Le cœur affolé, je tendis l'oreille et constatai qu'Hirose s'était elle aussi réveillée en trombe. Un rapide coup d'œil me confirma que mon arme était encore posée sur le bureau, à quelques pas du lit.

« Oh hé ! Ariane ! C'est Margaux ! J'me suis pas plantée d'adresse ?! Y'a qu'un seul appartement au dessus du bar ! »

A la fois apaisé et outré, j'échangeai un regard avec Hirose qui parut mal à l'aise. Je me levai à la hâte, enfilai quelques vêtements et dissimulai mon arme dans le tiroir du bureau tandis que mon impertinente partenaire s'empressa d'ouvrir la porte.

« Hey, salut Ariane, on peut rentrer ? On se pèle les miches dehors...

— Bonjour... répondit fébrilement Hirose en s'écartant pour laisser entrer la fameuse comédienne et ses deux amis.

— Ah salut... euh, James, c'est ça ? »

Je lançais un regard suffisamment noir à Hirose pour qu'elle saisisse mon agacement et me contentai de sourire de toute mon hypocrisie à la jeune femme qui me tendait la main.

« Effectivement... répondis-je sèchement en lui serrant la main par courtoisie. Et vous êtes... ?

— Margaux.

— Swen.

— Léo, enchanté M'sieur.

— Ariane nous a proposé de bosser avec vous, et on y a réfléchit, on est partants ! s'exclama Margaux.

— Oh... Quelle bonne nouvelle... soupirai-je en m'asseyant au bureau. »

Margaux se laissa lourdement tomber dans l'un des fauteuils et s'y enfonça en croisant les jambes. Les deux acteurs restèrent un instant immobiles, semblant gênés par l'attitude excessivement relâchée de leur partenaire.

« Asseyez-vous, leur proposa Hirose. Je peux vous faire du thé.

— Chouette ! s'écria la comédienne. Un thé de Ionia ? »

Je grinçai des dents tandis qu'Hirose prenait grand soin d'éviter mon regard. Ainsi elle lui avait confié nos origines. Quoi d'autre ?

« Un simple thé de l'épicerie à deux rues d'ici, rectifiai-je. »

Hirose s'empressa d'aller faire bouillir de l'eau dans l'espace cuisine.

« Alors James, tu viens de Ionia, toi aussi ? demanda Margaux avec indiscrétion. »

— Certes oui, je vois que vous avez déjà bien bavardé, répondis-je, feignant une sympathie exagérée. Et toi, d'où viens-tu, puisqu'on en parle ?

— Shurima, mais y'a longtemps que j'y ai pas remis les pieds... même si on voyage beaucoup avec ma troupe. Bref, on va signer un contrat ? Je veux dire, c'est pas le tout de répéter une pièce de grande envergure, mais on doit tenir l'hiver... 

— Si c'est l'argent qui vous intéresse, je ne vous retiens pas, vous pouvez reprendre votre théâtre de boulevard. Je cherche des acteurs capables de donner le meilleur d'eux-mêmes quelque soit la dramaturgie imposée, pas des comédiens uniquement motivés par le gain.

— Pas la peine de le prendre comme ça, même un bon acteur, ça doit se nourrir, rétorqua Margaux. Simple question de logique.

— Je ne propose rien sans garanties, repris-je calmement. Montrez-moi l'étendue de vos talents, et tous les frais seront pour moi. »

Le large sourire qu'esquissa l'actrice attesta de sa confiance inaltérable. Alors qu'Hirose servait le thé à nos trois invités impromptus, je remarquai chez elle une rigueur excessive lorsqu'elle s'approchait de Margaux. Un trouble palpable. J'avais alors porté à mon attention quelques détails équivoques : à l'instant même où elle avait tendu sa tasse à la comédienne, celle-ci avait saisi l'opportunité de lui caresser la main en la récupérant. A cet instant, Hirose m'avait lancé un regard bref, comme pour vérifier si je l'avais remarqué. Sitôt en avait-elle eut confirmation qu'elle s'était touché le bout du nez en reniflant. 

Hirose, quelle folie pouvait donc animer ton cœur en cet instant ? Le mien se nimba de ténèbres à la simple idée d'une impardonnable trahison. Mais pour l'heure, je préférai suspendre mon jugement. 


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