L'Art mérite que l'on souffre

Chapitre 14 : Acte IV - Scène 1

2811 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 18/06/2024 13:49

Acte IV - Scène 1

« Aaaaah combien c'est raffiné ! »


L'Indomptable avait accosté sur les quais de Piltover. La ville tapissée d'un épais manteau de neige dominait mon champ de vision de ses bâtiments écrus dressés vers le ciel. Une douce clarté traversait les nuages, inondait les rues parées de guirlandes scintillantes. De grands conifères couverts de rubans torsadés s'alignaient dans les allées ornées de milles couleurs et des parfums sucrés s'offraient aux passants qui abondaient par dizaines, chargés de sacs débordants d'articles aux abords de vitrines lumineuses. Piltover n'avait pas volé sa réputation, sa prospérité rayonnait à en couper le souffle.

Jhin peinait à marcher dans la poudreuse, ralenti par les lourdes malles qu'il portait à bout de bras, et je profitai de n'avoir qu'un simple sac à dos pour prendre un peu d'avance, émerveillée du ravissant décor qui s'offrait à nous.

« Pitié, aidez-moi !! héla soudain la voix d'une femme. Il est mort, Ô Seigneur ! Mon amour... »

Un petit groupe d'individus s'était amassé au bout de l'avenue et je me pressai vers le cri de détresse. Je me hissai sur la pointe des pieds pour surplomber la petite foule, discernai une femme brune effondrée sur un homme blessé à la poitrine tandis que tout le monde l'observait, tragiquement impassible. Mon cœur rata un battement. Dans l'incompréhension face à ce manque général d'empathie, je m'apprêtais à fendre la masse de spectateurs ahuris quand le bras de Jhin me barra la route. Lui aussi observait la scène avec attention. Je l'interrogeai du regard quand le petit rassemblement se mit à applaudir frénétiquement, et la jeune femme ainsi que son compagnon se relevèrent pour saluer leur public.

« Quelle idiote... bredouillai-je. »

Jhin dissimula un sourire railleur. Je jetai un coup d'œil à cette femme dont le talent pour la comédie n'était plus à prouver. Sa silhouette était élancée, son teint hâlé, elle était belle et si juste dans ses mouvements. Elle dénoua le long ruban de soie bleu de son cou, le laissa flotter un instant dans le vent, se mêler à sa longue chevelure noire ondulée jusqu'aux hanches et le renoua autour de sa taille. Puis elle releva son visage aux formes aussi douces que le sourire qu'elle esquissait en coin. Et ses yeux... Par les Esprits, deux diamants d'azur offraient à son regard une profondeur dans laquelle je me serais plongée sans résistance si seulement elle avait daigné croiser le mien un instant. Mais mon existence n'était rien à ses jolis yeux, si ce n'était celle d'une spectatrice aussi stupéfaite que les autres par sa prestation. Une spectatrice de plus, noyée dans une masse d'étrangers.

Jhin avait déjà repris son chemin et je me hâtai de lui emboîter le pas. Nous arrivâmes finalement devant notre nouvel appartement.

« Ciel, s'étonna-t-il. Ils ne m'avaient pas prévenu que nous serions juste au-dessus d'une taverne ! »

Je levai les yeux sur la devanture qui nous imposait son enseigne lumineuse dorée : Le Séraphin. Je jetai un coup d'œil à travers les grandes baies vitrées : les mûrs crème se paraient de rubans rouges, les tables et les chaises en bois clair regroupaient quelques clients autour d'un repas chaud et le comptoir impeccable semblait neuf. Cet endroit était plaisant et je sentais mon cœur s'agiter à l'idée d'y partager mes soirées avec Jhin.

« C'est si chaleureux, observai-je. Peut-être que tu y trouveras une source d'inspiration pour la pièce que tu écris.

— Je n'ai pas pour habitude de me mêler à la plèbe, objecta Jhin avec suffisance.

— Et bien justement ! Bouscule un peu tes habitudes ! Ca ne peut qu'ouvrir ton esprit créatif ! James ! »

Jhin sourit en coin, ce qui lui prenait souvent lorsque je lui parlais et je me demandais s'il dissimulait un sentiment de tendresse ou d'agacement à mon égard. Il avait sauvé ma vie à plusieurs reprises, il avait ravivé en moi ce besoin de création, il déboursait sans jamais compter, me couvrait de cadeaux, de bijoux, de vêtements luxueux et pourtant il ne demandait jamais rien en retour, si ce n'était de soigner mon apparence, une bien faible compensation de mon point de vue. J'avais parfois la sensation d'être soumise à tous ses choix, mais je l'acceptais comme un règle implicite. Seul le doute qu'il laissait en suspens me tourmentait encore : il ne m'avait jamais réellement confié ses sentiments à mon sujet, n'en laissait jamais le moindre indice et j'ignorais encore la valeur que je représentais à ses yeux. Alors j'enterrais la passion et l'attachement que je lui vouais au plus profond de mon être. Je m'estimais simplement heureuse de ma situation telle qu'elle était.


Jhin avait planifié sa prochaine représentation à l'opéra pour le printemps, ce qui lui laissait les trois longs mois d'hiver pour écrire et mettre en scène son spectacle. L'ironie de notre situation fut que étions déjà dans l'interprétation d'une pièce : nous n'étions désormais plus Jhin et Hirose mais James et Ariane, de simples artistes en quête d'inspiration et de succès. Il n'était pas question que nos identités respectives mettent en péril nos projets.

Derrière Jhin, je montai les marches de pierre enneigées qui menaient à notre appartement. Une modeste porte en bois s'ouvrit sur une salle intégralement vide, à l'exception d'un matelas neuf posé à même le sol contre le mur du fond. Quatre fenêtres inondaient de lumière tout l'espace mais aucune tapisserie n'habillait les murs blancs fraîchement repeints et une odeur chimique piquait le nez. Les malles de Jhin se posèrent bruyamment sur le parquet usé.

« C'est... minuscule... grommela-t-il.

— Parfait pour deux artistes en quête de gloire ! m'écriai-je en dansant au milieu de la pièce.

 Comment peux-tu être d'aussi belle humeur en toutes circonstances ?

— Je suis juste heureuse d'être ici ! Du peu que j'en ai vu, cette ville m'inspire déjà !

— Humm... Je vais solliciter les services d'un décorateur... »


Nous descendîmes nous restaurer à l'étage du dessous. A notre entrée, une clochette retentis pour avertir de notre présence l'homme qui se tenait à l'arrière du comptoir : il toisait — sans exagérer — quasiment deux mètres de haut et son corps était une montagne de muscles saillants. Malgré sa stature imposante, il nous offrit un sourire avenant sous la moustache brune qui se mêlait à sa longue chevelure :

« Bien le bonjour, messieurs dames ! lança-t-il avec enthousiasme. »

Une sensation singulière me parcouru brusquement : un regard s'était posé sur moi depuis le fond de la pièce. J'y dirigeai furtivement les yeux tandis que Jhin demandait une table. Ses yeux d'azur. La comédienne. Mon cœur pulsa. Sa présence avait soudain envahi tout l'espace, écrasé celle de ses deux compagnons. Je m'insurgeai contre moi-même : cette fille me fixait et mon corps tout entier cédait à un étrange manège. Était-ce de la sorcellerie ?

La voix de Jhin me fit sursauter.

« Quoi ? demandai-je.

— Notre table... »

Il désigna la table située dans le coin opposé à celle déjà occupée par la petite troupe. Je le suivis avec la sensation de me faire déshabiller du regard, me demandant même l'espace d'un instant, si je n'étais pas un point de mire. Je pris soin de m'asseoir dos à nos voisins pour ne pas me sentir décontenancée.

« Pourquoi ce sourire éperdu ? me demanda Jhin, me ramenant sur la terre ferme.

— Je souris ? Vraiment ? Mais je souris tout le temps, non ? ris-je nerveusement. »

Il plissa les yeux et observa par-dessus mon épaule tandis que je me délestais de mon manteau.

« Tu l'as remarqué, toi aussi ? lançai-je à voix basse.

— Humm, je la vois, effectivement. La comédienne qui fait battre ton cœur si fort...

— Arrête, c'est une excellente comédienne ! Toi qui comptes organiser une audition...

— Et bien, nous verrons cela en temps voulu... Ariane... C'est mon œuvre avant toute chose, tu n'as pas à t'en mêler... »

Le tavernier nous servi un plat chaud, ignorant qu'il venait tout juste de mettre un terme à la royale et vexante remontrance de Jhin à mon intention. Le verre d'eau posé derrière mon assiette attira un instant mon intérêt et je passai doucement mes doigts au-dessus pour tenter d'en agiter le contenu. En vain.

« Toujours à court de magie ? en déduit Jhin.

— Je crois qu'elle m'a définitivement quittée, constatai-je avec mélancolie.

— La magie a toujours un coût...

— Erreur de débutant j'imagine...

— Cette leçon te vaudra peut-être une dette éternelle mais c'est un faible prix à payer quand on a manqué d'y laisser la vie.

— Ce n'est pas comme si j'avais eu le choix... soufflai-je.

— Hé bien, Ariane... vas-tu m'accuser de n'avoir rien pû faire ? »

Je haussai les épaules.

« Non... mais je peux me vanter d'avoir sauvé tes jolies fesses ! »

Son expression d'indignation me satisfait.

La magie m'avait quittée après le raz-de-marée que j'avais provoqué lors de notre rencontre fortuite avec le démon des profondeurs, et je perdais chaque jour un peu plus l'espoir qu'elle me revienne.


A la fin de la journée, un petit groupe de décorateurs finissait d'arranger notre appartement. Jhin avait tenu à ce que nous restions en leur compagnie tandis qu'ils s'attelaient à la tâche. En réalité, il ne lâchait pas ses malles d'une semelle et pour cause : elles contenaient ses biens les plus précieux, armes, canon d'épaule, munitions, ainsi que des costumes soigneusement pliés et rangés. Je l'avais observé s'y appliquer avec une minutie déconcertante.

Finalement, les ouvriers quittèrent notre appartement en nous laissant un espace parfaitement agencé et subtilement décoré. Chaque quartier de la pièce répondait à une fonction précise. Le lit déclinait ses étoffes brodées d'un coté, deux fauteuils se détachaient d'un coin de mur autour d'une petite table basse ronde en verre poli sur laquelle un bouquet rouge fleurissait dans un vase d'albâtre. Une petite cuisine équipée de commodités étonnantes comme l'eau courante occupait l'autre coin. Une immense garde robe en bois finement travaillé occupait tout un mur et n'attendait que sa panoplie de tenues rutilantes. Et au cœur de l'espace trônait le bureau où Jhin avait déjà pris place pour écrire. Un chevalet et des toiles m'attendaient à coté. Mais ce soir, j'étais piquée par la curiosité. J'avais un besoin irrépressible de découvrir cette ville. Alors je laissai Jhin à ses occupations et descendis à l'étage inférieur.

Je me sentis comme une proie au milieu de la jungle lorsque j'entrais seule dans la taverne animée de musique pleine d'entrain et de conversations enchevêtrées qui s'élevaient en un grésillement erratique.

Le comptoir qui, quelques heures plus tôt était encore nu, s'était empli de monde. Je m'approchai fébrilement.

« Je vous sers quoi ? demanda l'homme derrière le bar.

— Oh euh.. (je jetai rapidement un œil à la carte des cocktails sur le comptoir) lequel me conseillez-vous ?

— L'Extech Sulfureux, il tabasse, bébé... me lança inopinément une femme qui venait de se hisser sur un tabouret à ma droite. »

Sa voix ne m'était pas étrangère, et pour cause, lorsque je croisai son regard d'azur, mon cœur palpita. Son sourire me paralysa. Je m'adressai au tavernier qui attendait toujours ma réponse et m'empressai de commander, la voix tremblante :

« Je vais prendre un... comme elle a dit. »

La comédienne me sourit et son visage s'illumina, ravissant.

« Enchantée, moi c'est Margaux, dit-elle en me tendant une main franche.

— Hir- Ariane, répondis-je en lui serrant la main. C'était une belle performance, cet après midi !

— Ah ah, t'es adorable ! »

Elle pivota sur sa droite, empoigna le col de l'homme qui se tenait assis sur le tabouret d'à coté et l'éjecta du siège dans un mouvement brusque.

« Ok, Léo, laisse la place à ma copine. »

L'homme protesta de quelques grognements avant de disparaître dans la salle.

« Et une place pour toi ! me lança-t-elle. »

Sa voix me traversa toute entière. Comme elle m'y invitait si spontanément, je me hissai sur le tabouret à coté d'elle alors qu'un verre rempli d'un liquide bleu phosphorescent se posait devant moi. Je l'examinai, me demandant s'il s'agissait réellement d'une boisson consommable.

« Ta tête ! ria Margaux. Allez, goutte ! »

Prise court, j'avalai une gorgée avec méfiance. Et je manquai de la recracher sur le champ tant elle m'arracha le palais. La brûlure m'assura sa trajectoire jusqu'à mon estomac. Infect.

« Tu n'es pas du coin, toi ?

— Ça se voit tant que ça ? gloussai-je nerveusement.

— Hé bien, à tes vêtements, je me demande... Tu viens de Ionia ? »

Je gardai le silence, par hésitation.

« Passé douloureux ?

— On peut dire ça... avouai-je en mettant timidement mon bras en évidence.

— Oh... j'ignore dans quelles circonstances c'est arrivé, mais saches que ça te donne... un certain charme. »

Son sourire me grisa. J'eus tout juste le temps d'intégrer ses paroles que le tavernier posa un nouveau cocktail bleu sur le comptoir. Margaux s'empressa de s'en saisir pour le lever face à moi :

« A ta santé, Ariane du bout des mers ! »

Elle porta le verre à ses lèvres et le bu d'une traite avec désinvolture. Je me forçai à mon tour à avaler quelques gorgées de plus de cette infâme mixture.

« Ton petit copain est pas là ce soir ?

— Ah... J-James... non, il écrit sa pièce de théâtre...

— Sans rire ? Je me disais bien qu'il avait l'air bizarre... sans vouloir t'offenser.

— Il n'y a pas de mal... tous les artistes ont l'air un peu bizarres, non ?

— Tu marques un point (elle m'examina un instant)... Et toi alors ? Toujours tirée à quatre épingles et pourtant... ton attitude est si nonchalante... Comme si tu endossais un costume en permanence...

— Ah euh... c'est juste que...

— Oh ! J'adore cette musique, viens danser ! me coupa-t-elle. »

Elle me saisit le poignet si brusquement que je n'eus d'autre choix que de la suivre dans son mouvement. Sa main se glissa dans la mienne et elle me tira auprès des bardes. Son corps oscilla gracieusement, j'en fus hypnotisée. Alors je la suivis sur le rythme. Les vapeurs d'alcool me firent tanguer un instant et Margaux me rattrapa contre elle en riant à gorge déployée.

« Ça va, ma belle ? »

Je souris. Sa poitrine plaquée contre la mienne électrisa tout mon corps.

« Oh, tiens ! s'écria-t-elle en pointant le plafond du doigt. »

Je levai les yeux — ce qui me valu un vertige, et découvris deux étranges branches vertes liées par un nœud de rubans rouges au-dessus de nos têtes.

« Qu'est-ce que c'est ?

— Sans rire ?! Tu sais pas ? ria Margaux. »

Je secouai vigoureusement la tête.

« Hé bien... quand deux personnes se retrouvent sous le gui, la tradition veut qu'elles s'embrassent. Un vrai baiser, évidemment.

— Tu plaisantes ? paniquai-je, le cœur palpitant.

— Absolument pas !

— Je... je ne peux pas, me tétanisai-je. Que dirait Jhi- James ?

— Il t'a passé la bague au doigt ? ria-elle en examinant ma main gauche sans-gêne.

— Non mais...

— Ta tête ! gloussa-t-elle. Je plaisante, ça va ! ... Même si j'aurais pas été contre...

— ... 

— (Elle me sonda.) Et toi ? »

Mon souffle se coupa et mon corps s'embrasa contre ma volonté. Elle me faisait de l'effet et j'étais prête à parier qu'elle le savait.

« Moi quoi ?

— Oh... Sans James... tu l'aurais fait ? (Ses yeux dérivèrent sur mes lèvres) 

— (Je haussai les épaules pour masquer ma confusion) Peut-être... Mais la question ne se pose pas. »

Elle esquissa un sourire espiègle et donna un petit coup dans mon épaule avant de me conduire à la table de ses acolytes. Ils se présentèrent avec enthousiasme sous le nom de Léo pour le brun et Swen pour le blond. Ils me payèrent un verre que je ne pus refuser, par politesse. J'appris d'eux qu'ils étaient une petite troupe itinérante qui performait dans les lieux publics, voyageant de villes en villes sans but précis. Ils cohabitaient dans une roulotte près du fleuve. Alors je leur confiai notre projet de spectacle.

« Et quand est-ce que vous comptez la représenter cette pièce ? m'interrogea Margaux.

— Au printemps, répondis-je.

— Oh tristesse... marmonna Léo. On aura déjà mis les voiles...

— Et bien... hésitai-je. Que diriez-vous de jouer avec nous ? »

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