Bell de Bilgewater
Chapitre 9
L’ascenseur rugissant continuait la descente amorcée plus haut dans Piltover, rapprochant ses occupants des profondeurs au sein desquelles la cité de la techno-chimie s’était développée. Seul le bruit assourdissant, et pourtant étouffé, du frottement des attaches de la cabine contre les câbles perturbaient les pensées de Bell. La yordle tentait d’apercevoir des changements remarquables au dehors, mais elle ne pouvait rien distinguer de précis au travers des volutes de Gris zaunien qui flottaient. L’inquiétude de la yordle ne semblât pas déranger les deux vastayas qui discutaient joyeusement de leur visite aux orphelins plus bas.
Après de longues minutes d’attente, Bell put enfin commencer à distinguer de vagues formes, des semblants de bâtiments semblables à des tours, des passerelles. On pourrait, si on ne prêtait pas attention au travers des brumes, penser être dans un quartier un peu moins riche de Piltover, mais ça serait commettre une grave erreur. La yordle vit soudain se dessiner devant elle un quartier tout entier, duquel se rapprochait la cabine en rugissant. Elle se pencha pour tenter d’avoir une vue plus précise sur la ville en contrebas, et put enfin découvrir la vraie Zaun.
La ravine menait en réalité à une sorte de cavité immense, au sein de laquelle des centaines de bâtiments étaient reliés les uns aux autres par des réseaux de passerelles de métal. Le complexe réseau de ruelles suspendues et de quartiers entiers résidant dans les hauteurs faisait penser à une version troglodyte de la cité du progrès, mais à la majeure différence qu’ici-bas, tout était bien moins large, plus tortueux sinueux et hasardeux dans son ensemble. Finies les larges rues pavées, les bâtiments alignés, car l’anarchie avait pris l’ascendant et des tas de choses indescriptibles s’entremêlaient dans une architecture magnifiquement chaotique.
Vira se leva la première, invitant sa sœur et Bell à la suivre vers la porte de la cabine. Les autres passagers sortirent et la jeune fille put enfin fouler le pavé de cette ville nouvelle pour elle.
- J’ai beau adorer voyager, notamment par bateau, l’ascenseur c’est-pas mon truc, commenta la yordle.
-Celui-ci ne descend pas plus bas, mais nous ne sommes que dans les quartiers les plus hauts de la ville, répondit Vira en désignant le vide brumeux qui s’étendait derrière le parapet non loin.
Comme Bell l’avait entendu, point ici de richesse à outrance, ni d’architecture aussi complexe que futile, tout ici respirait le pragmatisme, chaque morceau de bâtiment était utile, et faisait partie d’un tout, aussi étrange que captivant. Les ornements d’un style pompeux avaient laissé place à des décorations bien plus artisanales, d’un caractère si différent, que la yordle les appréciait déjà. Le métal de récupération, le verre recyclé et la pierre retaillée avaient pris le pas sur les matériaux rares de la ville du dessus, donnant à la ville un air de recyclé, mais dont Bell sentait un savoir-faire tout aussi travaillé. Après tout, la plupart des quartiers de Bilgewater sont composés d’anciens navires transformés en bâtiments, se dit Bell, ces villes ont bien plus en commun que ce qu’il n’y parait.
Ce qui frappa le plus la jeune fille, ce fut l’omniprésence de fumées, qui s’échappaient des conduites parcourant le quartier, de bâtiments divers, qui tapissaient certains pans de la rue, qui léchait les parois de maisons et passerelles.
- Ne fais pas attention au Gris, commenta Vira, ce n’est dangereux qu’à très long terme, ou si tu te retrouves piégé dans un imposant tas de Gris.
- D’où proviennent toutes ces fumées ? demanda la yordle, toujours pas rassurée.
- Certains disent que la faute en reviens aux ateliers chimiques de Zaun, d’autres prétendent que Piltover se sert encore une fois de sa jumelle pour évacuer ses déchets en relâchant les fumées en bas. Qui sait…
Alors qu’ils étaient encore en pleine journée, Bell ne put s’empêcher de remarquer que seuls certains rayons de soleil parvenaient jusqu’à eux, ce qui devait être encore pire pour les quartiers situés encore plus bas. L’éclairage était assuré par diverses lampes à l’aura verdâtre, installée à de nombreux endroits probablement par des habitants eux-mêmes, comme d’immenses veilleuses chargées de guider les habitants dans la pénombre.
Bell tenta de donner quelques petits coups de pieds dans la brume, qui était si épaisse qu’elle fut repoussée par ses bottes, avant de se refermer sur elle, la happant jusqu’au milieu des mollets. Clapper lui, sembla apprécier le coin, il s’amusa à plonger dans les épais nuages qui recouvraient le sol par endroits, et en émerger à un autre en sautillant joyeusement. On dirait un véritable requin, pouffa la yordle en regardant son compagnon.
Après avoir regardé le petit rat des quais se divertir dans la brume, les trois jeunes femmes prirent le chemin de l’orphelinat, Bell avait hâte de découvrir à quoi pouvait ressembler la vie dans ces quartiers, et comment grandissaient les enfants de cette ville. La zone dans laquelle elles évoluaient étant en partie versée dans le commerce et l’artisanat, une certaine effervescence y régnait.
Bell suivait en silence les deux vastayas, qui se frayaient un chemin au travers des ruelles sinueuses. Elles sont chez elle, ça se sent. Comme à Piltover, des passants allaient et venaient entre les boutiques et ateliers, transportant des denrées et objets divers. De même que pour les bâtiments, les habitants du dessous avaient un style bien à eux, tranchant avec l’exubérance des piltos. Vêtements sombres, sobres, conçus pour la robustesse et non pour l’apparence, ainsi que des masques pour la plupart d’entre eux.
- Je croyais que le Gris n’était pas dangereux ? demanda Bell, légèrement inquiète.
- Ce n’est pas le cas pour des visites occasionnelles, la rassura Vira. Ces gens vivent ici, ils ont besoin de ces masques s’ils veulent éviter les problèmes respiratoires.
- Vous êtes zauniennes, vous ne devriez pas en porter aussi ?
- En fait… intervint Ileae, nos métabolismes de vastayas nous protègent contre ce genre de problèmes…
- Je vois, répondit pensivement Bell. Ça a l’air sympa d’être une vastaya, t’as d’autres super pouvoirs comme ça ?
- On a quelques trucs en plus oui… rougit-elle
En parcourant les rues, et passerelles, Bell ne pouvait s’empêcher de regarder partout, frénétiquement, ne voulant pas perdre une miette de ce qu’elle pouvait voir autour d’elle. Des grandes tours de métal terne s’élevaient sur des dizaines de mètres, leurs étages inférieurs plongeant bien plus bas dans les réseaux de canyons et de ravines. Tout accrochait le regard curieux de la jeune fille, qui se donnait du mal pour tenter de voir aussi haut ou bas que possible. Elle ne pouvait distinguer les bas quartiers de Piltover pourtant plusieurs dizaines de mètres au-dessus de sa tête, et encore moins le fond de sa jumelle.
Il était bien difficile d’affirmer qu’un bâtiment sortait plus du lot que les autres tellement le tissu urbain et architectural était chaotique. C’est comme si la ville elle-même luttait contre l’ordre, comme si elle faisait tout pour ne pas être uniforme. Malgré cela, un bâtiment attira son œil, pour un détail précis. Sur la façade de pierre et de métal d’un bâtiment un peu plus gros que les autres, un buste de pierre représentait une femme, légèrement vêtue, aux longues oreilles pointues, tenant fermement un bâton, une chevelure comme secouée par une bourrasque.
- Voici l’orphelinat ! Annonça fièrement Vira. Nous y venons souvent pour aider Dom à s’occuper de ses frères et sœurs.
- Je sais bien qu’ils sont habitués à vous voir, mais ont-ils déjà ne serait-ce qu’entendu parler de yordles ?
- Je pense oui, admit-elle. Mais je les connais, une petite femme à la peau blanche et lisse, les cheveux tout aussi blancs, et de grandes oreilles velues, ils verront en toi une poupée plus qu’un danger.
Bell commença à se demander si l’entendante ne l’avait pas amenée pour servir de jouet aux enfants plutôt que pour réellement l’aider. Ils s’approchèrent de la grande porte de ce qui pourrait être un manoir, avant que Vira n’introduise une clé qu’elle sortit d’une de ses poches dans une serrure plutôt rustique. La porte paraissait tellement énorme que Bell doutait même que le capitaine Morgan puisse la pousser sans effort. Même Anna grimacerait au vu du poids, se dit-elle pensivement. Le mécanisme de la serrure émit une série de cliquetis, suivis d’un claquement sourd. Vira posa ses mains contre le battant, et poussa la porte, l’ouvrait sans même lâcher un soupir. En pénétrant l’entrée, Bell ne put s’empêcher de remarquer que les gongs étaient presque aussi larges que sa propre tête.
***
Comme attendu dans ce genre de bâtiment, l’entrée était relativement grande, et imposante. Cependant, là où celle du manoir de Maria et Johan brillait par une décoration sympathique (bien que fort austère en comparaison du reste de Piltover), le hall de l’orphelinat était sombre, morne et poussiéreux. Un grand tapis gris traînait sur le sol le long de la salle, des meubles divers trônaient contre les murs aussi gris, rien n’indiquait que le lieu fut occupé. Le point commun avec le manoir Wajäard est le bazar, se dit Bell en constatant les objets divers posés sur les meubles, et au sol même.
La yordle suivit ses amies vers deux couloirs qui devaient mener à d’autres séries de pièces, qu’elle espérait être moins sinistres. Mais alors qu’elle promenait son regard sur les murs froids, se demandant bien comment il était possible de vivre dans un endroit aussi triste, un éclat de voix la sortit de ses pensées, suivi bientôt par des tas d’autres cris.
- Elle sont arrivées ! lançait une petite voix.
- Elles sont là ! lui répondit une autre.
Les cris furent accompagnés de bruits de course et de chaussures frappant le sol dans la précipitation. Le bruit, et la vue d’une horde de petites choses suffirent à Clapper pour comprendre qu’il devait prendre congé, aussi sauta-t-il immédiatement de l’épaule de sa maîtresse pour s’enfuir, probablement pour se réfugier loin de ces choses bruyantes. Les trois jeunes femmes furent bientôt entourées d’un attroupement d’enfants, allant pour les plus jeunes d’à peine quelques années, à une adolescence presque adulte.
- Ileae tu es venue ! dit un petit garçon en enserrant les jambes de la vastaya dans ses bras.
- Nous sommes enfin là ! répondit Vira en attrapant une fillette dans ses bras, en souriant jusqu’aux oreilles.
- Elle aussi c’est une enfant ? demanda un garçon en pointant Bell du doigt.
- Non, c’est une amie, qui voyage beaucoup ! répondit l’intendante. Elle s’appelle Bell.
- Bell ? C’est un drôle de nom, où t’as trouvé ça ? demanda une jeune fille.
- Et pourquoi elle est plus petite que nous si elle est adulte ? lança un garçon sur le côté.
- Ouais, t’es quoi d’abord ? lâcha un autre, curieux.
L’intéressée ne savait pas où commencer, elle se sentait assaillie de toute part par des tas d’enfants, dont la plupart faisaient déjà sa taille, voire plus encore. Ils s’amassaient autour d’elle, les yeux brillants de curiosité, d’une part ravie de compter une nouvelle amie, d’une autre de découvrir une personne si différente.
- Vous voyez, tout comme nous, elle est d’une espèce un peu différente, les yordles.
- Mais toi t’as des écailles bleues partout et une queue, rétorqua un des garçons, elle est petite et a de grandes oreilles.
- Pourquoi tes oreilles sont poilues ? demanda une fille en dévisageant la yordle.
- Euh… je n’en sais rien... ? lâcha Bell, en rougissant.
- Tu connais quoi comme jeu ? demanda un petit garçon en lui attrapant la main. Tu veux jouer avec nous au loup ?
L’attroupement se déplaçait au fur et à mesure que les enfants posaient des questions, entrainant les trois jeunes femmes plus loin dans le couloir. Ces derniers étaient excités comme des puces, visiblement heureux de la visite des deux vastayas. Tous piaillaient d’impatience, curieux d’en savoir plus sur l’adorable chose qui les accompagnait. Un des enfants eut assez d’audace pour tendre sa main vers une des oreilles de Bell, qui lâcha un petit cri de surprise.
- Nay enfin ! tonna une grosse voix sur le côté. Tu te crois où ? Elle t’a autorisé à faire ça ?
La majorité des enfants se retourna vers la provenance de la voix, et leurs regards se promenaient entre le garçon peiné et le jeune homme qui se tenait devant lui. Ce doit être le fameux fiancé, souffla Bell surprise. En effet, devant elle se tenait un zaunien à la carrure imposante, et la peau foncée. Très grand, presque autant qu’Anna probablement. Un regard sévère barrait son visage, tandis qu’un air fâché se dessinait sur sa peau sombre.
- Désolé grand frère… s’excusa le Nay en question, s’éloignant.
Le jeune homme donna un petit baiser à Vira, se tourna vers Bell, visiblement désolé de l’attitude de ses frères et sœurs, et passa sa main dans ses longs cheveux tressés.
- Tu dois être la fameuse Bell, sincèrement désolé pour les petits, ils sont surexcités.
- Aucun problème… bredouilla l’intéressée, c’est juste que c’est un endroit sensible… dit-elle en frottant ses grandes oreilles. Je n’autorise que peu de gens à les toucher.
- J’espère que vous avez fait bon voyage en tout cas ! Mère vous attend dans la salle principale.
Avec l’arrivée de Dom, le groupe d’enfants semblait bien plus calme, mais n’avait en aucun cas vu leur entrain les quitter. Ils se dirigèrent vers une lourde porte de bois dans un épais mur de pierre, qui les mena à une pièce qu’ils pénétrèrent. L’atmosphère changera du tout au tout, passant d’un environnement froid et morose, quoique plus sympathique en présence des enfants, à une ambiance chaude et chaleureuse.
S’ouvrit devant Bell une énorme salle aux murs et sols de pierre, de tapis ayant l’air d’une douceur et d’une épaisseur sans pareille. Contre le mur, un feu brulait dans l’âtre d’une gigantesque cheminée, apportant lumière et chaleur, qui se reflétaient sur les poutres de bois brillant. D’énormes meubles projetaient des ombres contre les murs, dessinant des drôles de fresques mouvantes, tandis que les enfants s’amusaient sur les tapis.
- Voici donc mes invités, lança une voix fatiguée, venez me rejoindre je vous en prie.
Une certaine partie de la pièce, éclairée par une seconde cheminée, était occupée par une gigantesque table de métal et de verre, qui époustoufla la yordle. Ce doit être une sacrée pièce d’artisanat, pensa Bell. Une femme était assise à cette table, près d’une des extrémités plus précisément. Elle était penchée sur des livrets, une plume à la main. Le petit groupe laissa les enfants à leurs jeux, et s’approcha de cette femme. Bell ne put retenir le souffle d’admiration en remarquant la présence derrière la dame d’énormes vitraux. Ces derniers étaient splendides, des pièces de verre coloré dessinaient des formes et scènes diverses, reliées entre elles par des jointures en métal ciselé. Sans pour autant s’y connaître, la jeune fille nota les similitudes entre les motifs de ces dites jointures, et ceux dessinés sur la grande table. Leur forme et taille n’est pas récurrente, remarqua-t-elle, ce doit être fait main.
Bell reporta son attention sur la femme qui avait laissé sa plume pour se lever et saluer ses invités. Elle devait être sortie de la fleur de l’âge depuis déjà bien des années, mais le regard qui croisa celui de ma yordle brillait de vivacité. Bell remarqua rapidement un détail qui la fit tressaillir, la dame devant elle avait un nombre de modifications qu’elle avait jusqu’alors peu croisé. Une partie du cou, l’épaule et le bras droit complets, le flanc et une partie du bassin avait été remplacés par des mécanismes complexes. C’est étonnant… les motifs et ciselures sont identiques à ceux sur les tables et vitraux.
- Asseyez-vous je vous prie, dit la vieille femme d’une voix claire.
***