Le premier Sorceleur et le dernier Chevalier

Chapitre 4 : Lune de Sang

4963 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a 3 jours

Au détour d’une des dernières maisons du village, Voldrak aperçut une silhouette hirsute, quadrupède et claudiquante se précipiter vers les ombres pour s’y confondre. Voldrak sauta à sa suite avant qu’elle ne disparaisse mais Shiryu fut plus rapide et intercepta la bête. D’un coup de pied magistral, il repoussa la créature vers une zone éclairée où celle-ci ne pourrait pas se dissimuler. La lumière de la lune révéla son apparence lupine sans équivoque. L’imposant animal se ramassa sur lui-même en grognant férocement. Ses yeux étaient rouges et brillants, de véritables rubis dans la nuit. Ses crocs luisaient, dégoulinant d'une salive si chaude que les gouttes fumaient en touchant le sol glacé. Ses griffes labouraient la terre pourtant dure comme de la pierre. Tout son être respirait la… peur ?

Voldrak n’eut pas le temps de se poser de question au sujet de cette étrange émotion qui émanait de l’animal supposé sanguinaire. Se sachant acculé, le loup-garou attaqua, mettant toute sa hargne et sa sauvagerie dans le grondement qu’il émit en bondissant vers le jeune sorceleur. Celui-ci s’abaissa en avant pour esquiver et, quand la bête passa au-dessus de son dos, il tourna sur lui-même. Sa lame d’argent décrivit un arc de cercle qui entailla l'arrière des cuisses de l’animal. Ce dernier couina mais se reçut quand même souplement derrière Voldrak. Dès que ses pattes touchèrent le sol, le lycanthrope sauta dans la direction opposée au garçon, gueule béante en un rictus effrayé, avec la ferme intention de fuir.

Le poing de Shiryu le cueillit sans qu’il ne l’ait vu arriver. Des canines volèrent, décrochées de la mâchoire sous la violence du choc. Les deux adolescents n'attendirent pas pour encadrer la créature, maintenant à leur merci. Une impression de trop grande facilité alerta le sorceleur. Certes, la bête était redoutable, mais rien qui ne soit à la hauteur d’un chasseur et combattant humain bien entraîné.

Le loup-garou, désespéré, hurla à la lune. Alarmé, Shiryu se figea et regarda intensément autour de lui. D'autres formes lupines ne tardèrent pas à apparaître. Très nombreuses. Trop nombreuses. Et pour la plupart, bien plus imposantes que celle que les garçons venaient d'affronter.

Voldrak brandit son cimeterre d’une main. De l’autre, il sortit successivement deux fioles et but chacune d’elles après une légère hésitation. La potion de Blizzard et l'élixir de Tonnerre se répandirent dans son organisme. Il en ressentit la toxicité, la brûlure et la gelure. Son corps frissonna, ses veines saillirent et ses yeux s'assombrirent, se faisant le miroir de la noirceur de ces poisons bénis. Doté à présent d'une force et de réflexes accrus, il se sentait prêt. Combien de temps avait-il avant la réaction de rejet ? Assez peu, à la vérité, étant donné la puissance de ces préparations. Peu importait, il n’avait pas vraiment le choix.

En découvrant leur semblable blessé, certains ne firent preuve d'aucune circonspection. Ils bondirent vers les jeunes guerriers. Shiryu brandit son bouclier et lui imprima une trajectoire qui percuta chacun de ses assaillants. Voldrak se concentra intensément et dessina le signe d’Aard. Une onde télékinétique propulsa ses agresseurs en arrière. Cela ne découragea pas les suivants et, dorénavant encerclés, les deux garçons se placèrent dos à dos. Le sorceleur remisa son cimeterre, dont le métal, bien que mortel pour de telles créatures, n'était pas assez résistant pour un combat de longue haleine, et dégaina son épée d’acier météorique.

Les loups-garous étaient des dizaines à présent. Ils cessèrent néanmoins leur progression une fois leur comparse entouré d’une haie protectrice. Dès que l'un d’eux s’avançait, menaçant, vers les adolescents, un autre s’interposait, dissuasif, et le premier finissait immanquablement par s’asseoir ou s’allonger, soumis. On aurait dit qu’il y avait deux camps, l’un impulsif sous la domination d’un autre, plus mesuré.

La gigantesque meute formait à présent une couronne autour de Shiryu et Voldrak, qui commençaient à comprendre que les animaux ne leur voulaient pas de mal. Un loup au pelage roux fit un pas mesuré vers les deux garçons. Prudents, ils se mirent côte à côte, le sorceleur prêt à faire chanter son épée et le chevalier son bouclier.

Le loup au pelage de feu se changea en un humain que Voldrak reconnut : Pyrann.

— Ce jeune loup n’est pas la bête qui nous menace, annonça-t-il. C’est mon fils cadet.

Le sorceleur plissa les yeux, comme s'il pouvait percer à jour l’esprit de son curieux interlocuteur.

— Il a échappé à notre vigilance, j’en suis désolé. Mais il n’est pas le meurtrier.

— Qu’êtes-vous ? s’enquit Shiryu. Tous autant que vous êtes ? Dites-nous ce que vous nous avez caché jusqu'à maintenant et que vous auriez dû nous dire depuis le départ. Ce ne sont pas des chiens-loups dans le village, n’est-ce pas ? Et vous ne cultivez aucune plante ni n'élevez aucun animal car vous n’en avez pas besoin, c’est ça ? Chasser suffit à combler vos besoins alimentaires ?

L’échevin soupira.

— Nous sommes une communauté d’anthérions et de thérianthropes lupins. Nous, anthérions, sommes des loups capables de nous changer en humains. Nous aidons les lycanthropes à maîtriser leur forme animale. Nous les guidons et leur apprenons à harmoniser leurs deux natures. Ainsi, ils peuvent vivre en paix malgré la malédiction dont ils sont victimes. Certains jeunes, notamment ceux entre l'enfance et l’âge adulte, ont encore du mal à se contrôler. C’est le cas de mon fils. Il a hérité de la condition de ma défunte femme et rencontre parfois des difficultés à se dominer. Je suis navré du désagrément qu'il vous a causé.

— Je comprends pourquoi vous ne m’avez pas laissé avoir accès aux corps des victimes, réalisa Voldrak, soudain plus indulgent.

Pyrann hocha la tête.

— Oui, les malheureux ont tous été tués dans leur forme animale. Nous ne voulions pas que vous découvriez la vérité. Cela ne devait rien changer à votre mission. Il y a bien un être qui nous attaque et contre lequel nous ne pouvons rien.

— Et vous vous êtes offerts à lui sur un plateau, maintenant ! intervint une voix sèche. C’est exactement ce que la créature souhaitait.

Seleneis franchit la meute de métamorphes lupins agglutinés. Il émanait d’elle une aura différente de celle qu’elle dégageait lors de l’arrivée du sorceleur et du chevalier, en début de journée. Un frisson glacé parcourut le dos de Voldrak. Ses sens détectaient une anomalie que son esprit n’avait pas encore identifiée.

— Comment pouvez-vous prétendre savoir ce que la bête désire ? l’interrogea-t-il, suspicieux. 

L’interpellée ne répondit pas à sa question. D'une voix régalienne et charismatique, elle déclara :

— Imaginez un monde occupé par nos semblables ! Imaginez un monde qui ne serait habité que par des hommes-loups, qu’ils soient anthérions ou thérianthropes ! Imaginez un terrain de chasse infini où des créatures telles que nous n'auraient plus à se cacher ou à s’isoler ! C’est mon rêve.

Elle amplifia sa voix, théâtrale, dominant par son discours une assemblée qui, indécise ou soumise, était suspendue à ses lèvres comme à celles d’un gourou que nul n’ose interrompre. Elle était incontestablement une alpha.

— C’est mon rêve depuis que j'ai été expulsée d’Aretuza, l’école de magie pour filles, avant de fonder ce village. Oui, j'étais vouée à devenir une magicienne ! Mais ces sorcières ont refusé de me former quand elles ont su que j'étais anthérionne.

Seleneis désigna alors la lune dans le ciel sans brume ni nuage. Quelques têtes suivirent son geste avec une crainte révérencielle. 

— Il existe un sortilège : celui de la Lune de Sang. Il consiste à sacrifier, en une seule et même nuit de pleine lune, plusieurs dizaines d’anthérions et de thérianthropes lupins. Le carnage empourprera l’astre nocturne, lui conférant le pouvoir de maudire tous les humains du Globe. 

Il y eut une vague d’agitation parmi les villageois, mais, en bons gammas de la meute, personne n’osa intervenir. Pourtant de plus en plus menaçant envers sa supérieure, Pyrann, qui occupait la position de bêta dans le clan, ne passa pas non plus à l’action. Shiryu se tendit alors, comme s’il allait profiter du discours pour passer à l’offensive. Voldrak l’arrêta et, d’un geste du menton, lui désigna un pendentif en forme de tête de loup que la bourgmestre arborait fièrement.

— Certainement une amulette, le prévint-il.

Le chevalier comprit. Vulnérable à la magie, il aurait été effectivement imprudent d’attaquer sans connaître les effets de cet artefact.

— C’est ça, loupiot, reprends-toi, ricana Seleneis. Dis-toi bien que tant que je parle, vous restez en vie.

L’alpha de Vargonfels écarta les bras pour envelopper ses ouailles en prenant en air dédaigneux et poursuivit sa harangue.

— Malgré mes efforts, ces pleutres n’ont jamais osé sortir en masse pour venger leurs morts. Alors, il a fallu que je ruse. J’ai été contrainte d’implorer le soutien du grand Alzur, lui qui avait justement une expérience à mener, une arme artificielle et anti-surnaturel à tester. Il ne me restait plus qu’à provoquer sa rencontre avec un imbécile assez téméraire pour se croire capable de vaincre la menace à la pleine lune suivante. Le louvard de Pyrann n’a pas été difficile à convaincre et il a parfaitement joué son rôle à cet égard. 

Seleneis ne remarqua pas son échevin s’affermir à l’évocation de l’utilisation de son fils. Elle continua, persuadée que tous les habitants étaient sous le contrôle irréel et inexpugnable que lui offrait son statut.

— Il était prévisible que son père ne le laisserait pas se faire tuer et que le reste des villageois, enhardis par la présence providentielle d’un sorceleur, oserait enfin sortir le bout de leur museau. Je n’aurais ainsi plus qu’à les cueillir… et ce moment est arrivé.

Autour d’elle, seuls les omégas du hameau étaient encore tétanisés par de telles révélations, totalement inféodés à celle qu’ils admiraient pour son intégrité et son dévouement envers leurs semblables. Ils exhalaient une âcre odeur d’incompréhension, de déni et d’angoisse mêlés d’incertitude, d’horreur et de panique qui agressait leur propre flair et inhibait toute réaction sensée. 

Quant aux gammas, nombre d’entre eux montraient les dents, ou les crocs pour peu qu’ils fussent encore sous forme lupine. Ils trépignaient hargneusement sur place ou grattaient nerveusement le sol, se tournant vers le seul mâle bêta qui pouvait prétendre détrôner la femelle alpha. Quelle que soit leur apparence, tous les villageois tenaient à présent davantage de l’animal sauvage que de l’humain civilisé.

— Je peux savoir comment tu comptes tous nous tuer ? osa enfin Pyrann en révélant son émancipation. Seule contre nous tous ?

Sans répondre, et bien qu’un léger voile dans son regard trahît son trouble de voir son second la défier, Seleneis ricana vertement.

— Prépare-toi, intima Voldrak à Shiryu. Elle va passer à l’action.

— Je suis déjà prêt, lui assura le chevalier.

La bourgmestre empoigna son amulette, dont les bords étaient finement affûtés, et la pressa fermement de sa main gauche, celle du cœur. Le sang coula et elle commença à se métamorphoser. Sauf qu’elle n’adopta pas une forme de loup, mais celle d’une créature hybride, humanoïde et canine à la fois, au moins trois fois plus imposante que tous les autres métamorphes qui l’entouraient. Son pelage était d'un blanc de neige pure. Ses crocs et ses griffes étaient tout aussi immaculés, mais surtout, ils étaient bien plus longs et acuminés que ceux d’un anthérion ou d’un lycanthrope classique. Ses yeux brillèrent comme des saphirs en reflétant les rais lunaires.

— Qu’est-ce que… ? demanda Shiryu.

— Une vukodlak…, souffla Voldrak en resserrant la prise sur la poignée de son épée. Contrairement aux loups-garous qui sont victimes d’une malédiction, ou aux anthérions qui se transforment par choix, les vukodlaks sont issus d’un pacte directement passé avec le versant diabolique du Chaos Primordial. Ils sont extrêmement puissants et retors.

Le chevalier accueillit l’information en renforçant sa garde.

— Tu es connaisseur, sorceleur, le félicita Seleneis. Tu as raison. Il me fallait acquérir le pouvoir de lancer le sortilège de la Lune de Sang. J’ai décidé de ne plus être ni humaine, ni lupine, mais un mélange abject des deux. C'était le prix à payer. Mais cela a décuplé ma puissance, ainsi que ma dominance.

Elle hurla et tous les villageois qui étaient redevenus humains jusqu’alors, y compris Pyrann, se tordirent de douleur, forcés de recouvrer leur forme de loup si ce n’était pas déjà le cas. Leurs regards se vidèrent de toute intelligence et leurs yeux prirent la même teinte que ceux du monstre, la coercition de Seleneis refermant son emprise sur les esprits de ses subordonnés.

Voldrak et Shiryu se préparèrent à être attaqués mais il n’en fut rien. Les bêtes se retournèrent les unes contre les autres en une mêlée sanglante. Ainsi, c'était la façon dont la vukodlak entendait sacrifier ses concitoyens ? Elle ne pouvait décemment pas tous les tuer seule alors elle les obligeait à s’entredéchirer ! Aux premières morts coïncida un rosissement de la lune. Le sortilège commençait. Seleneis fit un pas vers le sorceleur et le chevalier, eux-mêmes parés au combat. D’une manière ou d’une autre, il fallait supprimer l’alpha et désenvoûter les villageois, empêcher les pères de déchiqueter leurs fils et les mères d’égorger leurs filles.

Soudain, une illumination traversa Voldrak. Une idée suicidaire, certes, mais la seule qui lui vint à aussi courte échéance.

— Shiryu, déclara-t-il. J’ai peut-être un plan. Il est risqué et nécessite que tu t’occupes seul Seleneis pendant un moment. Ça ira ?

Shiryu hocha sombrement de la tête, une résolution ferme et sans faille dans le regard.

— Les chevaliers privilégient toujours le un contre un. Nous sommes entraînés pour cela. Je ne peux rien contre les sorts et les malédictions, mais je peux me charger de ceux qui les lancent. Ne t'inquiète pas pour moi et fais ce que tu as à faire.

L'élève des Ithlind Cin'tha Morhir s’avança vers le vukodlak et lui fit face. Bravement, il se prépara à un duel à mort. Le monstre entra dans la danse. Autour d’eux, les anthérions lupins et les lycanthropes continuaient de s'entretuer et, dans le ciel, la lune rougissait de plus en plus. Quand elle serait totalement écarlate… Non ! Il valait mieux ne pas y penser. Voldrak fit quelques pas de côté et se prépara.

Fébrilement, il sortit une nouvelle fiole de sa ceinture. Extrêmement dangereuse et hautement toxique, elle contenait un recours dont il aurait préféré ne pas user. Le philtre de Petri. Jamais conjointement à d’autres potions, lui avait dit Alzur. Voldrak grimaça en repensant à l’injonction. Il était déjà sous l’effet de deux élixirs. Son organisme se débattait toujours contre leur nocivité et il sentait qu’il s’apprêtait déjà à les rejeter. Alors le soumettre en sus à l’une des plus délétères qui soit… Tiendrait-il le coup ? Encore une fois, il n’avait de toute façon pas le choix. Il ne pouvait pas neutraliser autant d’hommes-loups à lui seul avec sa force actuelle. Il connaissait le signe qui pourrait l’aider, mais il avait besoin d’amplifier sa puissance magique.

Il avala le contenu de la fiole.

Le philtre de Petri inonda la bouche du jeune sorceleur et ses principes actifs se diffusèrent dans son sang dès le contact avec le palais. Un battement de cœur plus tard, Voldrak se courbait violemment en avant et se recroquevilla sur lui-même, en proie à une souffrance folle. Ses yeux, déjà noircis par les premières potions, s'assombrirent encore plus, véritables fenêtres sur les ténèbres. Sa peau, d’ordinaire ivoire et douce, se couvrit de filandres ébène et saillants. Il lui semblait que de la lave en fusion se déversait dans son corps, brûlante, glaçante et électrisante à la fois. Son rythme cardiaque s’accentua, décuplant la vitesse de propagation du philtre. Chaque circuit était plus douloureux que le précédent, s'y ajoutant même, au lieu de le remplacer.

Il crut qu’il allait mourir.

Il survécut.

Comme il avait résisté à l'épreuve qui avait fait de lui un sorceleur.

Exalté par le gain de pouvoir, transcendé par sa propre puissance, oublieux de la décompensation imminente de son organisme, il se redressa avec un sourire carnassier.

Voldrak signa.

Pointant son doigt vers la lune roussie, il invoqua sa magie. D’un geste précis, sans la moindre hésitation, il dessina le signe d’Axii comme si la surface lunaire était une feuille de papier découpée dans le ciel. Il se concentra le plus fortement possible sur l’effet escompté. Il sentit ses forces s’écouler au-delà de ses limites de non-mage et lutta contre l’instinct de les conserver en lui, contre le réflexe de préservation de sa force vitale. Alors qu’il allait se laisser consumer par l’efflux de magie, le charme d'influence agit et il put mettre un terme au sortilège juste avant qu’il ne lui soit fatal. Toute agressivité disparut de l'esprit des loups-garous et des anthérions alentour. Ils perdirent toute volonté de se battre et cessèrent de s’attaquer les uns les autres, laissant place à un chœur de lamentations lorsqu'ils prirent conscience de leur carnage.

Pendant ce temps, Shiryu en décousait avec Seleneis. Déchaînée, celle-ci était d'une agilité et d’une force qui rivalisait avec celle du chevalier. Créature surnaturelle, elle bénéficiait, en sus de l’influence de la pleine lune, du soutien de la magie avec laquelle elle avait pactisé. Pourtant, elle avait maille à partir avec son adversaire. Celui-ci maîtrisait parfaitement son Cosmos et l'armure du Dragon le rendait d’autant plus redoutable. D’une résistance sans pareille, cette dernière bloquait tous les coups du monstre sans accuser la moindre égratignure, autant qu’elle renforçait les frappes de son porteur. La vukodlak craignait tout particulièrement son poing droit, aussi pénétrant qu’une griffe, et le bouclier de son bras gauche, aussi indestructible qu'une écaille.

Même quand Voldrak eût réussi à rompre le sortilège de la Lune de Sang, Seleneis ne faiblit pas. Au contraire, après avoir simplement cillé, elle redoubla d’acharnement, enragée par le succès du sorceleur mais enhardie par l’accablement des villageois éplorés. Avec un peu de chance, ils mettraient fin eux-mêmes à leurs jours.

Malgré tout, la bourgmestre était toujours tenue en échec par l’armure du Dragon et aucun des deux belligérants ne parvenait à prendre le dessus. Le sorceleur savait que l'effet du philtre ne durerait pas longtemps et qu’il le laisserait dans un état de faiblesse extrême lorsqu'il s’estomperait. Aussi se précipita-t-il aux côtés de son compagnon pour en finir au plus vite. Il se jeta entre les deux combattants et fit chanter sa lame d’argent. Le cimeterre siffla et une entaille fumante s'ouvrit sur le poitrail de la maudite créature. Le monstre rugit de douleur et de fureur et assena un revers monumental avec l’un de ses membres antérieurs. Voldrak vola.

Il ne dut qu’à ses réflexes de guerrier surentraîné et dopé de ne pas s'écraser contre le mur de la maison la plus proche. Croisant les bras, il forma le signe de l’Héliotrope et un coussin d’air amortit le choc. Il en eut quand même le souffle coupé. Se reprenant immédiatement, il s’élança derechef. Cette fois, il fit appel au signe d’Igni et une langue de feu tourbillonnante se projeta contre Seleneis qui recula en protégeant son visage difforme.

La vukodlak porta sa pleine attention sur lui et, délaissant Shiryu, sauta vers le jeune sorceleur. En retombant, elle brandit chacune des griffes de ses quatre membres et les dirigea vers son nouvel adversaire. Le choc fut violent. La créature était à la fois lourde et leste, ce qui décupla son inertie. Voldrak n’eut que le temps de lever son cimeterre devant lui mais il s’avéra dérisoire face à un tel déchaînement offensif. Il réussit à blesser le monstre, mais celui-ci, frénétique, ne prêta pas la moindre attention aux plaies qui s'étaient ouvertes sur sa cuisse et son avant-bras.

Seleneis désarma le garçon de Kaer Morhen. Ce dernier esquissa le signe de Quen et un champ de protection arrêta in extremis la gueule bardée de crocs dégoulinants qui menaçait de l’égorger. La vukodlak fouailla avec acharnement contre la défense magique. Voldrak, coincé sous le poids de son opposant, se débattait pour tenter de se dégager. Sentant l’action du philtre de Petri s’amoindrir, il se concentra une dernière fois et griffonna tant bien que mal le signe d’Aard.

La vague psychokinétique repoussa Seleneis mais le laissa sans force. Il tenta de se relever, mais il ne put que se mettre à quatre pattes, haletant, tremblant. Le simple contact de l’air sur sa peau lui procura une insupportable affliction. La vukodlak se dressa devant lui. Voldrak cracha un flot de sang noir. Le rejet. Amplifié, démesuré, paroxysé. Le sorceleur était vidé, exsangue, fini. Il était à la merci du monstre.

Du moins aurait-ce été le cas s’il avait mené ce combat seul.

Mais, seul, il ne l'était pas.

— Dragon ! Protège mon ami !

L’ordre de Shiryu fut suivi de plusieurs éclairs pers et l'armure du chevalier vint recouvrir le corps du sorceleur. Par réflexe, et investi d’un regain de force qui semblait provenir du métal sacré lui-même, Voldrak leva le bouclier impénétrable au moment où Seleneis abattait ses serres sur lui. Les griffes se brisèrent et la créature maudite hurla en se jetant en arrière, tenant sa patte meurtrie. Alors que le métal inconnu se mettait à peser des tonnes sur son corps non soutenu par le Cosmos, le sorceleur réussit à lever la tête. La scène qu'il avait devant lui semblait irréelle.

Shiryu avançait, torse nu, calme et confiant, vers Seleneis. Il s’interposa, stoïque et déterminé, entre le sorceleur et la vukodlak.

— Tu es sans protection, chevalier des Ithlind Cin'tha Morhir. Sans arme, sans armure, tu n’es plus rien, gronda Seleneis, une intonation victorieuse dans la voix.

Elle s’avança, jubilante et sûre d’elle. Ses crocs et ses griffes luisirent dans la clarté lunaire, à présent redevenue bleutée.

— Tu te trompes, répliqua Shiryu. Le pouvoir d’un chevalier ne provient pas de son armure ou d’une arme quelconque. Seul son Cosmos compte.

Un dragon majestueux se manifesta sur le dos du jeune garçon.

— Sache que c'est lorsque tout semble perdu que les miracles surviennent. Les chevaliers de mon monde sont des faiseurs de miracle, des hommes et des femmes capables de faits divins. Et je vais te le prouver !

Seleneis bondit, rageuse et assassine. Voldrak voulut se relever pour écarter son camarade mais ne réussit pas à contracter le plus petit muscle. Le contre-coups de l’usage irréfléchi des potions était terrible. Shiryu ne chercha pas à esquiver. Il lui restait une carte à jouer. Un arcane que le Vieux Maître lui avait déconseillé d’utiliser hors des Ithlind Cin'tha Morhir sauf en cas de dernier recours. Il était impossible de savoir avec certitude si une attaque de Cosmos s’avérerait efficace contre une créature magique. Implorant silencieusement Dohko de lui pardonner sa désobéissance, Shiryu se mit en posture d’attaque et un halo bleu-vert enveloppa tout son corps.

Teall'feainn Aen Vatt'ghern O Gwynd'raed [Colère du dragon des Cinq Pics] !

Pourtant formé au Vieux Langage, Voldrak n’avait jamais entendu une telle formule magique. Non… Ce n’était pas de la magie. C’était la fameuse puissance dont son compagnon lui avait parlé durant leur voyage vers Vargonfels ! Le sorceleur ne put qu’être témoin de ce qui s’ensuivit, tout semblant se dérouler au ralenti.

Voldrak vit l’instant où, trop concentré, le chevalier baissa sa garde, exposant un court instant sa poitrine nue.

Il vit l’air de triomphe de Seleneis lorsque celle-ci s’en aperçut et modifia son offensive en conséquence.

Il vit le moment où elle projeta sa longue patte antérieure droite vers le cœur de son adversaire, ses griffes rassemblées en une unique et terrible pointe.

Il vit le poing de Shiryu, enveloppé de Cosmos pers, se muer en dragon aqueux avant de percuter furieusement la vukodlak.

Il vit le monstre se faire propulser dans les airs, son corps désarticulé, sa gueule démantibulée, ses pattes disloquées et ses os fracassés. 

Il vit le dragon commencer à s'effacer du dos de Shiryu. 

Il vit le chevalier s’écrouler, mortellement blessé au torse par l’ultime attaque acuminée de la créature maléfique. 

Puisant dans une énergie qu’il n’espérait plus, Voldrak rejoignit son compagnon. La blessure était terrible et le sorceleur ne savait pas comment y remédier. Il s’apprêtait à voir mourir son ami sous ses yeux quand Shiryu balbutia d’une voix qui faiblissait déjà :  

— Dans le dos… frappe… coeur… ton cimeterre… avant que… dragon disparaisse…

Incrédule – Shiryu devait certainement délirer – Voldrak dut en appeler à toute son impavidité de sorceleur pour maîtriser le flot de détresse adolescente qui manqua le submerger. Le chevalier perdit connaissance et les battements de son cœur cessèrent de résonner aux oreilles ultra sensibles de son camarade. Voldrak joua le tout pour le tout. 

Suivant aveuglément les instructions du moribond, il allongea Shiryu sur le ventre. Du tatouage, il ne restait plus qu’une patte visible près de l’omoplate gauche. Se dressant sur des jambes tremblantes, le sorceleur abattit la pointe de son cimeterre d’argent, à l’opposé du coup que le chevalier avait reçu.

Quelle ne fut pas sa surprise lorsque l’activité cardiaque reprit, lentement mais sûrement ! Voldrak n’eut cependant pas le temps de s’en réjouir ou de se l’expliquer. Comme électrisée par la reviviscence de Shiryu, Seleneis fut au même moment agitée d’un sursaut de vie. Elle se redressa péniblement, feula et gronda, de l’écume sanguinolente dégoulinant de sa gueule, ses yeux exorbités par la rage.

Le cimeterre d’argent tinta sans crier gare.

La lame ensorceleurisée détacha l’horrible tête du monstre de son corps immonde et Seleneis s’effondra. C'en était terminé d’elle. Plus aucun souffle ne l’animerait jamais.

Soudain, dans la nuit, un souffle d’air glacé descendit alors des monts environnants, apaisant la sensation de brûlure qui enflammait la peau et l'esprit du sorceleur. La bise apporta avec elle la brume qui attendait jusque-là accrochée aux pics qui entouraient Vargonfels. Elle cacha la lune, redevenue d’albâtre, et nappa le village dans un voile de coton qui étouffa les gémissements de ses habitants affligés. Certains erraient sans but, sourd aux creuses paroles de réconfort tentées sans conviction par d’autres. Quelques-uns s’occupaient machinalement de panser les blessés ou de couvrir les défunts. Ils étaient en état de choc.

L'armure du Dragon quitta le corps de Voldrak pour se reconstituer à côté de Shiryu, toujours inconscient mais en vie. Fugacement, le sorceleur regretta cet abandon, bien qu’il ne fût pas fait pour elle, et caressa l’idée de se choisir lui aussi un totem. 

Voldrak souriait à cette seule idée lorsque ses ultimes forces le lâchèrent. Lui aussi perdit connaissance et il s’écroula sur Shiryu. Peau contre peau. Sang contre sang.



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