Le premier Sorceleur et le dernier Chevalier
Les affres météorologiques se calmèrent tandis que les deux disciples arrivaient en vue de Vargonfels où leur première mission les attendait. Niché dans une étroite et courte vallée entourée de parois escarpées, le petit hameau était à l'abri des rigueurs du climat, les hautes montagnes formant une barrière aux intempéries. Le brouillard ne l'enveloppait pas, stoppé lui aussi par les pans rocheux alentour. Les maisons étaient plus nombreuses que les adolescents ne l'auraient cru pour un village aussi isolé. Les lieux ne respiraient pas la prospérité, mais dégageaient une aura de plénitude. Ceux qui vivaient là étaient en paix, loin de toute civilisation, et désiraient le rester. De douces volutes de fumée s'échappaient des cheminées et s’envolaient lentement vers les cieux. De loin, les deux visiteurs distinguaient les habitants vaquer tranquillement à leurs occupations ordinaires. À les voir ainsi, nul n’aurait pu supposer qu’ils étaient sous le coup d’une terrible menace.
Voldrak et Shiryu repérèrent le seul sentier qui menait à Vargonfels. À peine visible et bordé d’arbres densément resserrés, il descendait en zigzaguant sur l’un des escarpements les plus abrupts. Quand ils en atteignirent l’orée, le jeune sorceleur mit pied à terre. Il avança prudemment de quelques pas et trouva des traces rassurantes de passages récents : l’empreinte des coussinets d’un chien, les restes affadis d’un excrément, une touffe d’herbe encore pliée et des traces d’usure de la pierre là où des bottes l’avaient déjà maintes fois foulée. Voldrak hésita de prime abord à y engager Zoryog, mais il se remit en selle quand l’étalon parvint à lui communiquer sa confiance. L’animal avait le pas sûr et aurait rechigné s’il n'était pas certain de pouvoir y risquer son cavalier.
Juste avant de se retrouver à découvert, depuis la lisière, Voldrak décida d’une halte pour observer la bourgade. Les habitations étaient organisées de part et d’autre d’une large chaussée de terre qui s’évasait plus loin en un semblant de place centrale. La rue principale était agitée de jeux d’enfants insouciants, que les allées et venues des adultes avaient du mal à compenser d’un semblant d’ordre. Ils distinguèrent des silhouettes embusquées derrière les fenêtres et notèrent un grand nombre de chiens-loups en liberté. Tranquillement assis, ou couchés çà et là, ces derniers tiraient la langue, semblant très intéressés par les pitreries et les travaux qui se déroulaient sous leurs yeux curieux.
Il n’y avait aucun autre animal en vue et Zoryog renâcla nerveusement. Pas une chèvre, pas une vache, pas une poule, pas un âne, pas un cheval autre que le destrier de Voldrak. D’ailleurs, il n’y avait aucun indice d’une quelconque activité agricole non plus. Malgré la situation enclavée, dans une vallée au microclimat si tempéré, il aurait dû y avoir des traces de cultures quelconques : des potagers, des jardinets individuels ou même des jachères ! Là, il n’y avait rien du tout. N'ayant jamais quitté les Ithlind Cin'tha Morhir, Shiryu ne pouvait se prononcer, mais il trouva cela étrange et la tension qu’il perçut chez son compagnon lui confirma que cela n’était pas coutumier.
Ils sortirent des sous-bois, non sans avoir échangé un regard entendu. La normalité ici apparente semblait fausse, comme si les villageois se forçaient à ne pas se laisser dominer par une peur pourtant présente. Preuve d’une résilience à toute épreuve ou mise en scène visant à endormir ce qui les menaçait ?
Leur arrivée ne passa pas inaperçue. Une flopée d’enfants et de jeunes chiens-loups les reçut, sans s’égayer comme Voldrak eût pu s’y attendre. Au contraire, ils vinrent à leur rencontre, pas le moins du monde apeurés, vite rejoints par les adultes les plus proches. L’agitation soudaine cessa lorsqu’un groupe se présenta derrière l’attroupement d'accueil qui s’écarta sur son passage. La délégation était sereine, mais néanmoins armée et visiblement entraînée. Tout dans l’équipement de ses membres, loin d'être improvisé, et dans leur posture, aucunement farouche, trahissait des hommes et des femmes habitués à défendre leur vie contre les dangers des Monts du Dragon. Pour qu’ils aient fait appel à Kaer Morhen, il fallait vraiment que la résolution du péril leur échappe.
Voldrak brandit le parchemin que son maître lui avait remis.
— Nous venons en amis de la part du mage Alzur ! déclara-t-il à la cantonade pour dissiper d'emblée tout quiproquo.
Une dame respirant l’autorité s’avança vers eux. Elle était vêtue d'une épaisse tunique de laine écarlate recouverte d’une mante alezane en fourrure d’ours. Ses hanches s’ornaient d’une somptueuse ceinture de mailles cuivrée et incrustée de griffes ursines. Ceignant son front, un diadème du même métal se prolongeait en fines et élégantes chaînettes qui se perdaient dans sa longue chevelure immaculée. Légèrement en arrière, un homme de haute stature et d’allure solide l’accompagnait. Il arborait une tenue de plus modeste facture : une chemise et des chausses de chanvre kaki, une veste en fourrure de lynx et une longue cape en fourrure de vison. Son visage était mangé par une barbe fournie et une chevelure frisée d’un roux flamboyant. Le colosse ne perdait pas une miette de la scène.
La femme prit la parole :
— Soyez les bienvenus, émissaires d’Alzur. Je suis Seleneis, la bourgmestre de Vargonfels, et voici mon échevin, Pyrann. Nous remercions le grand mage pour sa… sollicitude.
Elle hésita avant de poursuivre, tandis que son adjoint regardait par-dessus les épaules des garçons, se demandant manifestement où étaient les adultes qui les accompagnaient.
— Pardonnez mon impolitesse, mais je ne m’attendais pas à ce que vous soyez si… jeunes.
Voldrak balaya les doutes d’un simple geste avant d’enchaîner à brûle-pourpoint d’un ton très professionnel :
— Faites-nous un point sur la situation, madame. J’aurai besoin de tout savoir : nombre de victimes, lieux et dates où elles ont été retrouvées, la fréquence des agressions, leur gravité et tous les éléments que pourrez me communiquer. Je ne veux pas d’interprétation, juste les faits et rien d’autre.
L’assurance et la fermeté du jeune homme surprirent ses interlocuteurs. Ils scrutèrent intensément l’un et l’autre des adolescents qui leurs avaient été envoyés. Voldrak carra les épaules et se redressa de toute sa hauteur, altier et bien décidé à ne pas s’en laisser conter. À ses côtés, l’attitude posée et inflexible de Shiryu sembla les interpeller également. Autour d’eux, nul ne pipait mot. Espoir et indécision cohabitaient dans les regards. Les enfants retenaient leur souffle et les adultes attendaient la réaction de leurs dirigeants.
— Suivez-nous, leur intima finalement Seleneis. Nous allons tout vous expliquer, mais nous serons mieux installés dans la taverne pour cela.
Les deux garçons suivirent donc la délégation dans le plus grand bâtiment du village, un établissement à un étage, au toit en tavaillons et aux épais murs de rondins. Un feu ronflait dans l'âtre et une longue table solide occupait le centre de la pièce principale, au rez-de-chaussée. Une bonne odeur de ragoût de viande embaumait l’atmosphère chaleureuse. Pourtant, l’inquiétude régnait en ce lieu, comme si les témoignages exagérés et les discussions animées qu’il avait recueillis en avaient imprégné le bois.
— Les attaques ont commencé il y a un an environ, leur apprit Seleneis. Nous avons alors pensé à l’œuvre d’une bête sauvage comme un ours errant. Ça n'aurait pas été la première fois mais ça aurait été… naturel en quelque sorte. Mais ça a recommencé. De façon erratique, mais toujours nocturne et systématiquement des victimes isolées, vulnérables. De plus, aucune d’elles n'a été dévorée. Elles ont été massacrées, faisant l’objet d’un acharnement pur et simple. Nous avons donc pensé à une strige. Mais quand nous avons remarqué que les pires attaques survenaient lors de la pleine lune, nous avons compris que nous étions les proies d’un loup-garou hors de contrôle. Nous avons tenté de le démasquer, mais nous n’y sommes pas parvenus. À l’heure actuelle, nous déplorons une trentaine de morts.
— Comment êtes-vous sûre qu’il n’y a qu’une seule créature ? demanda Shiryu.
— Nous n’avons à ce jour trouvé qu'une seule empreinte, incompatible avec une meute, et en étudiant les morsures et les griffures, nous avons remarqué qu’elles étaient toutes de mêmes dimensions. Si nous avions affaire à un groupe…
— La diversité des individus aurait immanquablement laissé des traces différentes, compléta Voldrak, une certaine irritation dans la voix.
Il n’aimait pas les précisions évidentes. Bien que ce fût sa première mission, il restait un professionnel instruit à Kaer Morhen.
— L’empreinte correspondait-elle à celle d’un lycanthrope ? poursuivit-il.
— Sans le moindre doute, assura la bourgmestre. Nous savons parfaitement faire la différence entre les traces d’un loup-garou et celles d’un canidé commun, jeune homme.
Son ton était légèrement acerbe. Elle n’appréciait probablement pas d’être mésestimée par un adolescent, aussi compétent fût-il.
— Nature des victimes ? se renseigna le sorceleur en éludant la réaction de sa vis-à-vis.
— Dix-huit hommes, neuf femmes et trois enfants.
— Peut-on voir les corps ?
— Impossible, répondit sans attendre Pyrann. Ils sont déjà enterrés.
Voldrak grogna. C'était compréhensible, mais ça n’allait pas l’aider à analyser les blessures lui-même. D’autant plus que la pleine lune étant le soir même, il aurait voulu avoir davantage à se mettre sous la dent que les simples dires des habitants. Il allait devoir croire en leur seule sincérité et ce n’était pas ainsi qu’il avait été formé à enquêter.
— Avez-vous aperçu un étranger sur ou autour de votre domaine avant que les attaques ne commencent ? intervint d’un ton plus badin Shiryu, qui était resté discret jusque-là. Ou bien avez-vous accueilli un nouveau membre ou encore fait une transaction avec un marchand quelconque ? Ou alors, y a-t-il eu un événement sortant de l'ordinaire préalable aux agressions ?
La tension autour de la tablée diminua d’un coup. Voldrak savait poser les bonnes questions, Shiryu faire preuve de diplomatie.
— Nous n’avons rien remarqué de particulier et personne ne vient jamais ici, répondit le second de la bourgmestre. Nous ne faisons pas de commerce, ni n’accueillons de gens de passage. Quant à intégrer de nouveaux habitants… eh bien, cela arrive mais nos critères sont tellement sélectifs que tout le monde ici est digne de confiance. Notre village grandit au gré des naissances. Pour le reste, nous sommes très isolés, mais surtout autarciques. Nous nous suffisons à nous-mêmes et ne voulons pas que cela change. Nous sommes très vigilants à ce sujet. Si un intrus ordinaire s'était approché de notre territoire, nous l’aurions su, croyez-moi.
Shiryu hocha la tête. Son regard croisa celui de Voldrak qui lui fit signe de continuer. Chacun devait tenir le rôle qu’ils s’étaient alloués : l’un titillait les susceptibilités, l’autre aplanissait les angles. Le chevalier souligna :
— Pourtant, si l’hypothèse d’un loup-garou est la bonne, il est soit parmi vous, soit sur vos terres. Surtout compte tenu du nombre d'agressions. Cela ressemble à une traque. Vous êtes ses cibles, sans défense, et il n’a aucune raison de refuser une manne aussi facile. Mais il doit pouvoir vivre lorsqu'il n’est pas sous sa forme de loup. Et ces Monts sont inhospitaliers au possible.
— Nul habitant de Vargonfels ne pourrait être une telle créature sans que nous le sachions, insista Seleneis.
— Pouvez-vous nous le jurer sur votre vie ?
Le silence qui accueillit la question brutale du sorceleur fut des plus parlants. Le disciple de Kaer Morhen reprit :
— Vous vous faites confiance parce que vous vous connaissez, mais ce n’est pas notre cas. Nous sommes ici pour identifier ce loup-garou et vous en débarrasser. C’est pour cela que vous nous avez appelés, non ?
Shiryu posa une main sur le bras de Voldrak pour l’inciter à s’adoucir. L’agitation ambiante indiquait que les villageois commençaient à se demander s’ils avaient bien fait d’en appeler à Alzur. Ils avaient pris le risque d’accepter le galop d’essai du premier sorceleur de Kaer Morhen. Ce dernier avait tout à prouver et il ne devait pas l’oublier. Sur lui reposait la réputation et l’honneur de son futur ordre. Voldrak comprit qu’il serait profitable de mettre de côté sa froideur et son factualisme. Ces gens étaient aux abois. Malgré l’indolence apparente dont Shiryu et lui avaient été témoins à leur arrivée, malgré la frivolité des enfants, malgré l’assuétude des adultes, Vargonfels était perdu si le sorceleur et le chevalier ne s’avéraient pas à la hauteur. Magnanime, Voldrak annonça :
— Ce soir, quand la lune sera pleine, nous éliminerons la menace qui pèse sur vous, Kaer Morhen et les Ithlind Cin'tha Morhir vous en font la promesse.
Des murmures approbateurs et soulagés se propagèrent dans la petite assemblée et Seleneis opina.
— Au nom de Vargonfels, je vous en remercie. Entre-temps, vous serez nos hôtes.
— Il y a une chambre à l'étage, intervint Pyrann qui s’avéra également être le tavernier. Vous pouvez y installer vos affaires. Elle appartenait à mon aîné avant qu'il ne construise son propre logis. Il n’y a qu’un lit, mais je peux aisément y aménager une deuxième couche confortable, si votre séjour devait s’éterniser.
Les adolescents opinèrent avec gratitude. Seleneis poursuivit :
— Nous ne pourrons rien vous offrir de plus que le gîte, le couvert et notre soutien. Nous n’avons pas de quoi vous rétribuer, comprenez-le bien. Nous avions prévenu Alzur.
Voldrak et Shiryu acceptèrent le marché. L’expérience qu'ils gagneraient grâce à cette première mission était de toute façon la seule récompense que leurs maîtres les avaient autorisés à recevoir.
Les garçons profitèrent du reste de la journée pour se familiariser avec la configuration des lieux et des environs. Par acquit de conscience, ils se rendirent à l’endroit de chaque meurtre mais avec peu de chance d'y trouver le moindre indice. Ils avaient affaire à une créature prudente et très précautionneuse, malgré la férocité et la sauvagerie dont elle faisait preuve avec ses victimes. Ils ne découvrirent rien de probant, comme ils s’y attendaient, mais cela leur donna le temps de prendre la mesure de la générosité et de l’humilité de leurs hôtes. Ils n’en furent que plus motivés pour les aider.
L’heure fatidique arriva. Comme si le ciel lui-même voulait attiser la soif de violence de sa créature sélénique, l’astre nocturne, plein et ivoirin, irradiait. L’air froid, chargé en microcristaux de glace, diffractait les rayons lumineux, couronnant la lune d’une succession de halos colorés. Le village baignait dans une lueur surnaturelle.
Chaque expiration de Voldrak et de Shiryu se condensait en un nuage immaculé et diaphane. Les deux garçons s'étaient séparés pour patrouiller dans le hameau. Tous les habitants s'étaient cloîtrés chez eux, les lourdes portes verrouillées par d'épaisses traverses de bois. Les fenêtres étaient barricadées et les cheminées condamnées pour la nuit, même si cela impliquait de ne pouvoir lutter contre le froid durant ces heures maudites.
Sous le regard stupéfait de Voldrak, au temps pour le contrôle présumé de ses émotions, Shiryu avait enfin ouvert la grosse boîte cubique qu'il avait portée sur son dos pendant leur trajet jusqu'à Vargonfels. Quand ses différentes faces s'étaient abaissées, elles avaient révélé un totem rutilant, forgé dans un métal pers inconnu du jeune sorceleur. La sculpture sacrée avait une forme de dragon posé sur son séant, ses deux pattes avant dressées devant lui. L’animal reposait sur un socle bombé. L’ensemble s'était dissocié et avait fusé vers le chevalier, le parant d'une armure telle que Voldrak n’en avait jamais vue. C’était comme si elle faisait corps avec son porteur. Une protection magnifique !
De son côté, le sorceleur avait vérifié son propre équipement, notamment ses fioles d'élixir qui lui permettraient de renforcer ses capacités innées et acquises, ou bien de se doter de facultés supplémentaires. Il en avait d'ailleurs glissé certaines dans les compartiments de sa ceinture prévus à cet effet. Il s’était préparé mentalement à user de la magie des signes, visualisant dans son esprit les gestes qui dessineraient les sigils salvateurs en temps voulu. Il s'était repassé en mémoire les enseignements de ses maîtres d'armes et d'arts martiaux, ainsi que les connaissances qu'il avait des loups-garous, retrouvant dans ses souvenirs les leçons d’Alzur sur ces créatures surnaturelles et particulièrement redoutables.
Les deux adolescents s'étaient mis en chasse et guettaient à présent le moindre signe d’un prédateur lycanthropique. La nuit était silencieuse, oppressante. Il n’y avait plus aucun chien-loup dans les ruelles et les allées. On n’entendait nul bruit en provenance des habitations claquemurées. Malgré sa furtivité et sa discrétion, Voldrak avait l’impression que ses pas pesaient lourdement sur le sol gelé, que ses vêtements crissaient ostensiblement et que sa respiration sifflait bruyamment. Il savait pourtant qu’aucun être humain ne pouvait l’entendre émettre le moindre son. Sauf que sa proie était inhumaine, et lui un mutant.
Un glapissement de douleur retentit alors dans l’air glacial. Le sorceleur sourit. Dès qu’il n’y avait plus eu d’habitant dans les rues, il avait déposé des pièges un peu partout sur le sol au moyen du signe d’Yrden. Ceux-ci infligeaient une cuisante souffrance à la partie du corps qui les amorçait, pouvant aller jusqu’à la paralysie. D’après le gémissement caractéristique, une créature clairement canine avait déclenché l'un d’eux. Aussitôt, Voldrak s’élança en direction du cri. Shiryu était probablement déjà en route.
Tout en courant, le disciple de Kaer Morhen dégaina son cimeterre d’argent, seule de ses armes qui serait mortelle contre un loup-garou.