Le premier Sorceleur et le dernier Chevalier

Chapitre 2 : Ithlind Cin'tha Morhir

3136 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a 5 jours

Deux semaines de voyage amenèrent Voldrak dans les Monts du Dragon. Le trajet ne lui avait pas posé de difficultés particulières et Zoryog avait été vaillant. Les territoires traversés, pourtant hostiles, ne les avaient pas inquiétés outre mesure : le sorceleur était facilement venu à bout des quelques goules et ekimmaras qui s’étaient mis en travers de son chemin.

Pourtant, ces escarmouches lui avaient révélé une faiblesse qui l’avait laissé circonspect. La consommation d’une potion censément peu toxique, l’élixir du Chat, l’avait bien plus empoisonné qu’elle ne l’eût dû. Animé d’une réaction de rejet précoce, son organisme avait âprement lutté contre des principes actifs qu’il aurait dû aisément éliminer. Cela n’avait pas mis sa vie en danger, mais Voldrak avait dû admettre qu’il était bien plus affecté par l’alchimie qu’il ne l’aurait cru. Anomalie imprévue ou réponse conforme à son état, il lui faudrait en faire part à Alzur, quoi qu’il en soit.

Le plan, adroitement dessiné sur le parchemin d’Alzur, était précis et il l’avait suivi scrupuleusement, évitant néanmoins les hameaux et les routes. Il ne désirait pas encore se mêler à la population. Il découvrait et apprivoisait peu à peu les nouvelles facultés de son corps et ne comptait pas éprouver l’intolérance des autres à son égard sans s'être pleinement accepté lui-même.

Voldrak finit par arriver à un canyon escarpé, bordé de sentiers sinueux et au fond duquel coulait une rivière. Il en fut étonné. Sous ces latitudes, les rares cours d’eau qu’il avait croisés étaient totalement pris par les glaces et attendaient un dégel qui ne viendrait probablement jamais. Il fut tenté de descendre dans les gorges pour étudier cette eau vive de plus près mais il se ravisa. La carte était formelle : il trouverait celui qu’il était venu chercher en atteignant sa source et il aurait sans doute alors tout loisir de l’étudier. Il guida Zoryog dans le passage étroit qui serpentait le long de la paroi orientale du canyon.

Au fur et à mesure de sa progression, la végétation changea, passant des conifères habituels à des plantes qu’il ne reconnut pas : des sortes de hautes tiges épaisses et solides présentant à leur sommet un toupet de feuilles au limbe élancé. La température augmenta, nimbant l'atmosphère d’une brume d’humidité qu’il n’aurait jamais pensé trouver dans les Monts du Dragon. Enfin, un grondement se mit à retentir, sourd, lancinant, hypnotique.

Au dernier détour du sentier, Voldrak se retrouva face à une immense cascade. Il n’en vit pas le sommet, noyé dans le brouillard auquel les embruns se mêlaient, ce qui donnait l’impression que le ciel lui-même se déversait. Un impressionnant promontoire s’allongeait devant la cataracte. Avec sa vue surhumaine, le jeune sorceleur distingua un humain assis sur cette langue de pierre. En tailleur, dans une tunique ample et abîmée par les ans, la tête ornée d’un chapeau conique et évasé, l’individu était parfaitement immobile.

— Bienvenue, étranger, le salua une voix dans son dos.

Voldrak se retourna d’un bloc en portant une main à la poignée de son épée, sans la dégainer. Il n’avait pas entendu l’inconnu arriver. Il s’agissait d’un garçon d’à peu près son âge, un adolescent aux long cheveux noirs et aux yeux pers. Il portait une tenue de lin couleur lavande d’une confection que le cavalier ne connaissait pas.

— Qu’est-ce qui vous amène aux Ithlind Cin'tha Morhir ? s’enquit l’étrange jeune homme, pas le moins du monde impressionné ou décontenancé par le qui-vive menaçant de Voldrak.

Le sorceleur se racla la gorge et se força à lâcher le manche de son arme.

— Je m’appelle Voldrak et je suis envoyé par le mage Alzur pour rencontrer le maître des lieux.

Sa voix était inexpressive, sa phrase factuelle. Il avait toute emprise sur lui-même malgré le fait de s’être laissé surprendre. Le garçon à la longue chevelure de nuit s’inclina respectueusement, puis se redressa.

— Je me nomme Shiryu. Mon maître est là-haut, sur le promontoire. Laissez votre cheval ici, il ne craint rien. Je vous accompagne.

Voldrak démonta. Chemin faisant, il prit le temps d’observer Shiryu. Il s’étonna de la difficulté qu’il avait à remarquer quoi que ce fût de méprisable. Il ne repéra pas les marques de faiblesse ou d’inaptitude qu’il aurait voulu déceler. À dire vrai, il avait face à lui un écho de lui-même : un jeune garçon qui n’en était plus vraiment un, affûté comme lui par des années d’entraînement, doué très certainement de capacités surhumaines. Les seuls défauts qu’il détecta le renvoyèrent aux siens propres : une démarche trop assurée pour être fille d’autre chose qu’une émulation entre jeunes gens et un silence trop fier pour être fils d’autre chose que le refus d’accepter la curiosité de l’un envers l’autre. En d’autres termes, Voldrak se trouvait face à un rival inattendu et il serait hors de question de le laisser prendre le dessus par la suite, pour autant qu’il pourrait l’en empêcher.

Les deux adolescents marchèrent jusqu’à atteindre l’avancée rocheuse aspergée d’une bruine scintillante. Aucun d’eux ne parla durant l’ascension, non pas pour garder leur souffle, mais rendus muets par l’anticipation de ce qui allait suivre. Le sorceleur avait compris que Shiryu était le disciple dont Alzur lui avait parlé et qui allait devoir l’accompagner dans sa quête. Compte tenu de son attitude, Shiryu avait également dû deviner que Voldrak allait être son compagnon de mission.

Lorsqu’ils arrivèrent devant le méditant, le sorceleur put l’observer de plus près. Il semblait très âgé et sa peau était violacée par le temps. Pourtant, il se dégageait de lui une impression d’inébranlabilité. Il était bien plus vieux qu’Alzur, c’était certain.

— Ainsi, c’est toi le premier sorceleur ? l’accueillit l’ancien avec un regard à la fois malicieux, évaluateur et compatissant. Je n’imagine pas ce que tu as dû subir pour en arriver là, mon garçon, ni les sacrifices auxquels Alzur a consentis. Mais là n’est pas la question. Voldrak, c’est bien ça ?

— Oui, Seigneur Maître, répondit le garçon avec la déférence qu’il sentait indispensable.

Son interlocuteur partit d’un rire franc.

— Vieux Maître ou Maître Dohko suffiront amplement, jeune homme. Je suis loin d’être un seigneur. Nul chevalier n’en réclamerait le titre, d’ailleurs.

Une nuance dans l’intonation du vieil homme interpella Voldrak.

— Quelque chose me dit que le mot “chevalier” ne revêt pas la même signification pour vous qu’il n’est d’usage sur le Continent. Est-ce que je me trompe ? demanda-t-il.

Shiryu lança un regard amusé à son camarade en devenir. Dohko hocha lentement de la tête.

— Tu as raison, jeune Voldrak. Nous sommes des chevaliers sacrés. Nous venons d’un monde qui n’est pas le tien et où nous étions les protecteurs d’une déesse qui t’est inconnue. Mais la Conjonction des Sphères a fracturé et mélangé les dimensions. Celle d’où nous venons n’existe plus et ce lieu en est un fragment préservé. S'il y en a d’autres dans d'autres Sphères, je ne le sais pas. Mais dans celle-ci, nous sommes les derniers. Shiryu vient tout juste de terminer son entraînement après six longues années. À l’origine, les chevaliers sacrés existaient pour défendre la Terre – le nom de notre monde – contre les menaces divines. Sur le Globe, nous tenterons de combattre les périls surnaturels jusqu'à notre dernier souffle. Comme toi, sorceleur, sauf que nulle mutation n’est nécessaire pour devenir chevalier.

Outre la question qui lui brûlait les lèvres sur la nature de la force qui rendrait Shiryu capable de combattre des monstres à ses côtés, Voldrak s’interrogeait. Quelque chose clochait dans le discours du Vieux Maître.

— Vous me dites que vous venez d'une autre Sphère. Je veux bien le croire car je n’ai jamais entendu parler de gens comme vous, mais… la Conjonction a eu lieu il y a cinq-cents ans ! Comment est-ce possible ? Vous êtes âgé, Maître Dohko, mais vous n’avez certainement pas un demi-millénaire et Shiryu est clairement de mon âge, alors…

— Les Ithlind Cin'tha Morhir n'obéissent pas aux lois temporelles de ton monde. Ce qui a représenté cinq-cents ans pour le Continent n’a correspondu qu’à six ans pour nous.

— Mais alors… commença Voldrak.

— Oui, confirma Dohko, un jour ici représente trois mois à l’extérieur. C’est pour cela que Shiryu et toi allez devoir partir rapidement pour la mission qui vous est dévolue. Le jeune Alzur m’en a parlé. Vargonfels se situe profondément dans les Monts du Dragon. Il s’agit d’un petit village isolé du monde et victime d’un loup-garou à ce qu'il paraît. Ses habitants sont pacifiques et ne parviennent pas à se débarrasser de cette menace. Il est de votre devoir de les aider. Je vous conseille de ne pas perdre de temps, chaque heure passée ici vous fait perdre quatre jours au dehors. Shiryu, es-tu prêt ?

Le jeune chevalier sacré posa sa main sur une grosse boîte cubique aux reflets de bronze et gravée d’une tête de dragon que Voldrak n’avait pas vue apparaître. Le sorceleur maudit son manque de vigilance. Il était pourtant persuadé d’avoir ouvert tous ses sens après s’être laissé surprendre à son arrivée. À moins que… Était-il réellement à blâmer ou bien quelque chose lui échappait-il concernant les véritables capacités de son nouveau compagnon ? 

Shiryu endossa l’étrange contenant.

— Je suis prêt, Vieux Maître.

— Alors partez sans perdre un instant et confirmez vos nouveaux titres, mes enfants.

Shiryu s'inclina et Voldrak hocha gravement la tête. Ils quittèrent Dohko, rejoignant l’endroit où Zoryog attendait son cavalier. Le sorceleur se remit en selle et attendit que le chevalier amène sa monture. Mais le disciple de Dohko n’en fit rien.

— Tu espères me suivre à pied ? le défia Voldrak.

— Je n’ai pas besoin de cheval, répondit simplement Shiryu.

L'élève de Kaer Morhen haussa les épaules et dirigea Zoryog vers la sortie des Ithlind Cin'tha Morhir. Si son compagnon imposé ne parvenait pas à garder le rythme, ce serait qu'il n'avait pas sa place à ses côtés. Lui qui aurait presque préféré rester seul, il en fut pour ses frais. Le chevalier n’eut aucun mal à rivaliser avec la vitesse et l’endurance du fier destrier de Voldrak.

Pas plus qu’à son arrivée, le sorceleur n’eut pas l’impression d’un écoulement différent du temps lorsqu'ils eurent retraversé les frontières des Cimes des Cinq Vieillards. Le climat hostile était permanent au-delà et les Monts du Dragon n'étaient pas plus accueillants qu'à l’accoutumée, bien qu'une douzaine de jours se fût écoulée dans le temps du Continent.

Les garçons suivirent la carte d’Alzur et voyagèrent une semaine en affrontant la météo et la méfiance des camelots ambulants. L’ambiance entre les deux associés était morne. Au départ, sous le joug de ses idées reçues, l’élève de Kaer Morhen traita son compagnon imposé avec indifférence. Faisant montre d’une tolérance que Voldrak assimila tout d’abord à du mépris, le chevalier accepta son désintérêt, se laissa mettre en retrait lors d’altercations dans des hameaux peu amènes, observa sans intervenir, ne chercha jamais à s’imposer.

Le sorceleur ne croyait pas en l’utilité du chevalier. Shiryu ne portait pas les stigmates caractéristiques d’un calvaire comme celui que Voldrak avait eu à endurer. Il ne voulait pas penser au fait qu’il pût exister en ce monde une alternative à la solution développée par Alzur. Cela aurait rendu caduques toutes les souffrances auxquelles Voldrak avait consenties, inutile l’Épreuve des Herbes, condamnables les expériences de Kaer Morhen.

Il avait tort sur toute la ligne et un événement le lui fit comprendre. À mi-chemin de leur destination, ils rencontrèrent un troll de pierre inhabituellement agressif. Ce fut durant cette échauffourée que tout changea entre les deux adolescents. 

Alors qu’il s’évertuait à affronter seul la créature, Voldrak se retrouva en bien mauvaise posture, terrassé prématurément par les effets secondaires d’une potion. Le chevalier abattit le troll qui menaçait alors la vie du sorceleur. Cela se passa si opportunément que tout portait à croire qu’il avait anticipé la défectuosité de Voldrak. Ce dernier ne perçut nulle intention de prouver sa supériorité dans l’intervention de Shiryu. Le chevalier ne prononça d’ailleurs pas le moindre jugement dépréciateur quant à la défaillance soudaine de son compagnon.

Une fois le monstre vaincu, le disciple de Dohko s’empressa de s’occuper de son compagnon mal en point. Il l’aida à s’allonger sur une paillasse d’aiguilles de pin, le couvrit d’une épaisse couverture et alluma un feu, dont il se servit pour faire infuser des plantes revigorantes et dépuratives dans leur caquelon de voyage. La chaleur et le crépitement des flammes, d’abord distantes puis omniprésentes dans le silence du soir tombant, se combinèrent avec le produit de la décoction pour remettre Voldrak d’aplomb.

— Comment te sens-tu ? demanda Shiryu au sorceleur qui s’était prudemment remis sur son séant, toujours emmitouflé.

— Mieux, merci, marmonna Voldrak en caressant son cheval venu le réconforter.

Le garçon de Kaer Morhen se sentait contrit. Malgré l’attitude grossière dont il avait été l’objet, Shiryu n’avait pas hésité à lui venir en aide. Voldrak ne savait pas trop comment réagir. Il s’était fourvoyé concernant celui qu’il avait cru dispensable. Le chevalier n’était pas un rival, mais un allié. Il n’était pas incompétent mais faisait simplement preuve d’une sage capacité de pondération et de retenue. Sa présence ne l’affaiblissait pas et il était loin d’être un poids. À l'avenir, le sorceleur tâcherait de faire preuve de la même compréhension, de la même mansuétude à l’égard du chevalier. Pour l’heure, il ne se sentait pas à même de l’exprimer et cacha son trouble derrière l’imposant museau de son destrier inquiet. Il trouva un certain apaisement à ressentir le soulagement de Zoryog.

— Tu n’as pas à me remercier, répondit Shiryu. À dire vrai, je n’aurais jamais su où frapper si tu ne m’avais pas révélé le point faible de ce monstre en le combattant. Je ne suis jamais sorti des Ithlind Cin'tha Morhir, tu sais ?

Voldrak ne répondit pas. Il analysait les paroles de son vis-à-vis. Aucune trace de fausse modestie ou de flagornerie. Shiryu était sincère… raison de plus pour se mordre les doigts de son attitude envers lui jusqu’alors.

— Comment es-tu devenu chevalier ? demanda le sorceleur.

Trop fier de sa résistance à l’Épreuve de Herbes et de sa transformation, il lui était impensable que Shiryu ait pu développer une telle force sans souffrir lui aussi. Il avait besoin de s’en assurer et de se rassurer.

— À la suite d’un entraînement long, dur et extrêmement risqué. 

Le regard de Shiryu se perdit dans ses souvenirs et il poursuivit : 

— J’ai manqué mourir à de multiples reprises avant de développer une puissance digne de ce statut. Heureusement, le Vieux Maître est bon et généreux. Sans baisser son niveau d’exigence, il a su me guider avec bienveillance vers le sacre de chevalier.

Shiryu dut s’apercevoir de la jalousie de Voldrak, à l’énoncé de ces derniers mots, car il ajouta rapidement, comme soucieux de ménager la fierté du jeune sorceleur.

— J’ai une faille moi aussi, annonça-t-il en posant un pouce sur son pectoral gauche. Dans le feu de l’action, je baisse inconsciemment ma garde et dévoile mon cœur. Si un adversaire me frappe à ce moment précis, c’est la mort assurée. Puis-je compter sur toi pour garder cela secret ?

Voldrak grommela un assentiment qui se voulait contraint. En réalité, il était soulagé. L’aveu de son compagnon d’aventure lui permettait de décomplexer sur sa propre imperfection qu’il avait tenté de cacher. Il concéda que cette dissimulation avait été la source réelle de son mépris apparent pour Shiryu. Il convint que la peur d’être confondu et son désir adolescent de validation par son pair, qu’il avait à tort cru supérieur dans un délire d’auto-dépréciation, avaient depuis le départ biaisé son jugement. Ceci admis, une paix intérieure l’envahit. Il était redevenu maître de lui-même.

 Durant l’indispensable temps de repos qui suivit, ils eurent leur première vraie discussion. Shiryu révéla à Voldrak l’origine de ses capacités, bien différentes de celles du sorceleur. Le Cosmos. Le chevalier canalisait une énergie qui provenait de son univers intérieur, censée rendre ses poings capables de pourfendre le ciel et ses pieds d’éventrer la terre. Shiryu était cependant loin de telles prouesses. Le sorceleur se délesta néanmoins totalement de sa jalousie lorsqu’il apprit que le disciple de Dohko n'était en revanche pas protégé contre les malédictions et les mauvais sorts. Ses aptitudes physiques étaient peut-être supérieures à celles de l'élève d’Alzur, mais il était sans défense face à la magie issue du Chaos Primordial. Voldrak se dit que, finalement, leurs forces et leurs faiblesses respectives pourraient bien se compenser les unes les autres.

Ils eurent tout le reste de leur voyage pour tester et parfaire cette complémentarité. Ce fut ainsi qu’une vraie complicité naquit entre eux.



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