Le premier Sorceleur et le dernier Chevalier
Le Globe,
Cinq-cents ans après la Conjonction des Sphères.
Les Montagnes du Nord s'étiraient à l'horizon, enroulées dans une brume épaisse et glaciale qui camouflait les pics acérés dans une mante cotonneuse et faussement duveteuse. En réalité, ce brouillard était constitué d’infimes particules de givre coupant, des flocons mordants et affûtés comme autant de lames de rasoir microscopiques.
Une bise toute aussi glacée découpait âprement son chemin à travers ce voile laiteux, lui arrachant des pans entiers, lesquels se reformaient aussitôt la bourrasque passée. Le vent hurlait sa rage, déversait sa hargne et attisait la cuisance du froid déjà extrême de cette région tourmentée. Il s’y mêlait d’autres cris, convoyant la douleur indicible d’un jeune garçon en proie à une terrible épreuve. Comme s’il cherchait à rejoindre la source de cette souffrance pour la bâillonner, le souffle glacial se rua à travers les cimes tordues des conifères, sillonnant entre elles jusqu’à atteindre une vallée oubliée. Dans un repli de celle-ci se nichait une forteresse colossale où la présence humaine relevait de la folie : Kaer Morhen.
Aucune route ni aucun sentier n’y menait. Des falaises escarpées, des forêts denses et des vallées impraticables la vouaient à une solitude impitoyable. Pourtant, il y avait bien longtemps, des siècles avant que les humains n’en foulent le sol, de vieux bâtisseurs, magiciens et guerriers elfes – mains expertes d’un autre âge – avaient bravé l’adversité et en avaient posé la première pierre. Ils l’avaient fondée pour découvrir, conserver et transmettre les secrets de l’univers. Ils l’avaient bâtie pour atteindre, défier et franchir les limites de la magie. Ils l’avaient érigée pour apprivoiser, dompter et contrôler le Chaos Primordial, après son irruption dans le monde suite à la Conjonction des Sphères.
Le vent opiniâtre se faufila entre ses hautes tours, s’enroula autour du donjon colossal, s’infiltra à travers les fentes de pierre, pénétra dans les entrailles de la forteresse comme un poison invisible. Il remonta la piste des cris glaçants et sonda les profondeurs obscures. Seule la lueur de faibles bougies malmenées gardait les lieux du noir total, certaines d’entre elles succombant à sa caresse polaire. Il visita les quelques âtres encrassés de foyers se mourant dans leur monticule de braises agonisantes. À son contact, celles qui rougeoyaient encore s’éteignirent définitivement. Il parcourut les coursives désertes, les passages ténébreux et les escaliers traîtres, s’enfonçant toujours dans les tréfonds de Kaer Morhen. Le sifflement aquilonien se mêla aux hurlements humains, qui n’étaient dorénavant plus que des gémissements.
Le souffle glacial parvint enfin dans une vaste salle et, à cet instant seulement, les cris cessèrent. Ils avaient été ceux d’un jeune garçon depuis peu sorti de l’enfance. Ce dernier reposait sur un autel trônant au centre de la pièce. Il était complètement nu, à même la pierre, le corps encore contracté par l’affliction, la peau pâle, frissonnante de douleur et de froideur. Son visage crispé était auréolé d’une crinière hirsute aussi blanche que la neige, si ce n’était des zébrures cendre et suie. Sa pilosité, des plus parcellaires, avait subi le même traitement de décoloration et de striation que ses cheveux. Sa musculature, à la fois finement dessinée et délicatement saillante, aurait fait pâlir de jalousie n’importe quel homme adulte. La seule chose qui le trahissait encore au début de l’adolescence était la glabreté de son visage, de son torse et de son abdomen.
La bise devint brise et ondoya délicatement vers la table de pierre. Le froid de la roche immobile se combina à celui de l’air en mouvement et Voldrak ouvrit les yeux.
Au début, il ne distingua rien. Les ténèbres dans son esprit étaient profondes, presque opaques, et rien de ce que sa vision percevait ne parvenait pas à les percer. Un tourbillon de douleur pure, d’un poids impossible à supporter, éclata dans ses veines comme un torrent de lave. Des flammes dansaient derrière ses paupières, des éclats de lumière brûlaient chaque centimètre de sa peau. Il aurait voulu hurler derechef, mais sa gorge était aussi sèche que le sable, et ses lèvres aussi scellées que les pierres pluriséculaires de Kaer Morhen.
Il replongea dans le néant.
Émergence et somnolence se poursuivirent l’une l’autre pendant près d’un mois, compétition acharnée durant laquelle aucune ne désirait céder le pas. La reviviscence triompha enfin, effaçant la léthargie cabocharde qui battit en retraite. Les messages nerveux retrouvant le chemin des muscles, le garçon bougea les doigts.
Ce n’était qu’un petit mouvement, un geste instinctif, mais quand il les rouvrit, il perçut… quelque chose. Une sensation étrange parcourait son corps comme un doux torrent, une froide brûlure, aux antipodes des descriptions faites par les sorciers qui l’avaient formé. Ce n'était pas la magie ordinaire, chaotique, mais de la magie néanmoins. Un ersatz à sa portée sans qu’il eût été formé à Ban Ard, l’académie de magie pour garçons. Le résultat de l'épreuve qu’Alzur, Liliana et Boris Varro avaient orchestrée.
Il tenta de se lever, mais ses muscles étaient endoloris, comme s’ils ne lui appartenaient plus. Un nouveau cri se forma dans sa poitrine, mais il s’éteignit aussitôt. Son cœur battait à tout rompre, non pas comme avant, mais avec une vitesse surnaturelle. Il sentit chaque pulsation, chaque battement, chaque fraction de seconde.
Il avait survécu.
L'Épreuve des Herbes. Le Cocktail d’Hormones. La Contamination par le Virus. Une série d’expériences qui aurait dû le détruire, mais qui l’avait transformé.
Après plusieurs tentatives aussi infructueuses que douloureuses, il parvint à se redresser. Il sentit la douce caresse du drap épais qui le couvrait, lorsque celui-ci glissa le long de son torse, s’écroulant sur ses cuisses. Sous lui, le sommier de pierre – on ne l’avait donc pas déplacé – avait été arrangé d’un confortable matelas de laine cardée… louable attention dont il ne se souvenait pas avoir jamais fait l’objet.
Voldrak accueillit la fraîcheur ambiante qui apaisait la brûlure de sa souffrance résiduelle. Ses yeux balayèrent la pièce et l’obscurité, jusque-là insondable, vola en éclats sans même que la moindre flammèche vienne l'éclairer. Il voyait parfaitement dans le noir.
Voldrak regarda ses mains. C'était toujours les siennes.
Voldrak observa ses jambes. C'était toujours les siennes.
Voldrak inspecta son corps. C'était toujours le sien.
Son être était toujours le sien.
Son organisme était toujours le sien.
Son esprit était toujours le sien.
Il était toujours lui mais la mutation avait bel et bien eu lieu : transformation physique et physiologique, autant que métaphysique et psychologique. Il avait été préparé à cela. Des heures entières de sa formation avaient été consacrées à la présentation des possibles dommages collatéraux de l’Épreuve. Le trépas avait été parmi les plus souhaitables face aux risques de dissociation de l’esprit, d’amnésie totale, de folie pure, de paralysie complète ou de perte d’identité de ceux qui en réchapperaient. Pourtant, il n’était pas mort et il se reconnaissait encore. Contrairement aux autres… à tous les autres. Il n’y avait plus que lui.
Le garçon s'assit sur le bord de son lit de roche et laissa un instant ses pieds pendre au-dessus du sol, avant de les poser sur celui-ci pour tester son équilibre. Il était parfait. Voldrak ne vacilla même pas, ses orteils trouvant instinctivement les appuis nécessaires. Il tenta un pas, puis un autre, et encore un autre. Chacun de ses mouvements lui paraissait désormais nanti d’une grâce à la fois féline, canine et serpentine. Au fond de lui, un instinct sauvage s’éveillait, un instinct qui n’était pas le sien… Non… Un instinct qui avait toujours été le sien mais qu'il n’avait jamais exprimé.
— Tu as résisté, constata une voix aussi calme que l’eau d’un lac gelé.
Le duvet de son dos se hérissa, seul indice d’une stupeur qui l’aurait auparavant fait sursauter ou manquer un battement de cœur. Restant néanmoins de marbre – avait-il toujours été aussi froid ? – il se tourna en direction de celle qui venait de s’adresser à lui. Liliana, loyale assistante d’Alzur, était là, assise dans l’ombre, à peine éclairée par un brasero qui aurait dû être réalimenté depuis longtemps. Sa peau olivâtre et sa chevelure châtaine en accrochaient difficilement les discrets reflets avant que ces derniers ne soient absorbés par la sombreur de sa longue robe de velours bleu nuit, parfaitement ajustée et finement brodée d’argent terni.
— Tu es le premier, ajouta d’un ton parfaitement neutre la haute silhouette qui se tenait debout derrière la femme.
Dans la pénombre, Boris Varro, fidèle collaborateur du grand mage, aurait dû n’être qu'un contour flou, mais Voldrak distinguait les moindres détails de ses formes. Bras croisés, d’allure solide et athlétique dans sa soutane anthracite rehaussée de broderies cuivrées, l’homme, au visage ivoire encadré d’une fine barbe entretenue et aux cheveux pacane coupés courts, contemplait le garçon d’un regard perçant.
Voldrak sonda les alentours de ses yeux nyctalopes mais il ne le vit pas. Alzur n'était pas là, ou du moins pas physiquement. Pourtant, l’adolescent sentait le magicien. Il percevait sa présence quelque part entre les murs de Kaer Morhen, plus précisément tout en haut du donjon.
La voix d’Alzur retentit alors dans l’esprit de Voldrak.
“Rejoins-moi.”
Le jeune garçon se tourna vers l’accès aux niveaux supérieurs de la forteresse, une arche de pierre gravée de runes anciennes. Elle l’attirait, lui intimait de quitter ce sous-sol malsain qui l’avait vu à la fois mourir et renaître. Les deux assistants d’Alzur, scrutateurs et appréciateurs, guettaient ses réactions, étudiaient son langage corporel, à l’affût d’une défectuosité dans leur création ultime. Malgré sa nudité livrée à leur inspection, il n’éprouva aucune pudeur. Celle-ci était encore là, mais emprisonnée dans une geôle d’impavidité. Ses autres émotions y étaient d’ailleurs aussi incarcérées et il leur eût été impossible de s'en exfiltrer si l’adolescence ne les avait pas portées à ébullition. Aussi des bribes pouvaient-elles encore en perspirer de temps à autre, défaut qui s’estomperait au fur et à mesure de son avancée vers l’âge adulte.
Toujours silencieux, Voldrak quitta la grande salle d’expériences et prit le chemin qui le mènerait au maître de la forteresse. Ce dernier avait certainement des révélations qu’il avait réservées jusque-là aux seuls survivants de ses expériences et il était temps de les recevoir. À cette idée, le jeune garçon ne pouvait se départir d’un mélange d'appréhension et de curiosité dont il s’appliqua à serrer la bride.
Alzur l’attendait. Il avait patienté le temps que le fruit de ses recherches abouties, s’élève dans les étages. Il savait que ce fils prodigue le rejoindrait sans détour, ni perte de temps. Sa soif de réponse était trop forte. Il en avait toujours été ainsi avec Voldrak depuis qu’il l’avait récupéré tout petit. De tous les gamins qu’il avait sacrifiés pour ses travaux, cet enfant en particulier avait présenté le plus faible potentiel. Un gringalet fragile, chétif et souffreteux mais qui n’avait jamais abandonné. Sa force mentale avait toujours été la plus forte comparée à celle de ses camarades, tous morts avant lui.
Un sourire triste étira subrepticement le visage grave d’Alzur. Il avait payé le prix fort, il le concevait, mais avec Voldrak, il signait une réussite qui allait servir l’humanité pour les siècles à venir. Face à cette perspective, que pesaient quelques vies que le monde avait jugées insignifiantes pour en sauver des milliers d’autres toutes aussi dérisoires ? Pour autant, parmi celles qui seraient épargnées, il s’en trouverait peut-être certaines dignes d’intérêt ? Cela valait tous les efforts entrepris.
Voldrak entra dans le bureau circulaire sans frapper. Il avait monté des milliers de marches et n’était même pas essoufflé. Toujours dans le plus simple appareil, il n’y avait pourtant nulle trace de chair de poule sur sa peau.
— Habille-toi, mon garçon, ordonna Alzur en désignant de la main un portant sur lequel pendait une tunique.
Le garçon examina la tenue : une chemise de chanvre et de coton, une veste et des chausses en cuir de loup avec renfort en cuir de dragon aux articulations, des bottes en cuir de cheval, un harnais porte-épées en cuir de griffon et une ceinture en cuir de kikimore équipée de goussets et d'alvéoles de rangement. Impassible, il enfila cette merveille, testa son aisance une fois dedans, puis revint se planter devant le mage. Celui-ci lui tendait à présent deux lames : une épée en acier météorique et un cimeterre en argent. Le garçon les prit, ses mains en épousant les poignées comme si elles avaient été sculptées pour elles, et les croisa dans son harnais dorsal. Il fixa intensément son vis-à-vis dans les yeux mais Alzur ne baissa pas le regard.
— Tu es maintenant un sorceleur, Voldrak, lui annonça le magicien. Le premier de ton espèce, conçu par la magie et l’alchimie pour combattre les créatures surnaturelles qui hantent notre monde et menacent l’humanité.
L’enfant qui n’en était plus un se contenta d'écouter.
— Tu es formé au maniement des armes, ainsi qu’à la magie des signes et à la science des élixirs. Grâce à cela, tu pourras vaincre des bêtes auxquelles le commun des mortels n'envisage même pas de survivre.
Alzur se tourna vers la fenêtre. La lumière blafarde d'un soleil masqué par la brume éclaira son visage parcheminé et ses cheveux gris, témoins de son âge avancé et de sa résistance au temps. Son port était encore droit et altier, ses yeux vifs, ses gestes précis et habiles. Sa toge, d'un vert si sombre qu’elle en paraissait noire et brodée de fils d’or, lui donnait un air impérieux, surtout lorsqu'une bourrasque la fit s’agiter sans le faire ciller un tant soit peu.
— Tu voyageras sur le Continent en défendant l’humanité contre les monstres. Tu devras néanmoins respecter au mieux les préceptes suivants : rester neutre vis-à-vis des affaires politiques et des conflits, faire preuve d’honnêteté professionnelle concernant les contrats que tu accepteras, défendre les innocents, ne jamais tuer de créature intelligente et refuser de porter atteinte aux monstres non-nuisibles. Ce n’est pas un code à proprement parler, tu as ton libre arbitre et restes seul juge de faire preuve de flexibilité morale ou non. D’autres sorceleurs verront le jour, mais en tant qu’aîné, tu seras un exemple pour tous ceux qui marcheront dans tes pas. Prends-le en compte dans le choix de tes actes.
Toujours impénétrable, Voldrak vint se placer aux côtés de son créateur et ce dernier lui tendit un parchemin.
— Ta première mission, expliqua Alzur. Cela sera pour toi l’opportunité de me prouver, ainsi qu’au Globe, ta valeur et celle de mes travaux. Tu dois te rendre aux Monts du Dragon. Un loup-garou sévirait dans un village perdu répondant au nom de Vargonfels. Ses habitants ont imploré mon aide et ont accepté que cela te serve d’examen final. Mais comme tu n’es pas à l’abri d’une faille imprévue ou d’une tare latente, tu n’entreprendras pas cette première tâche seul. Dans ces mêmes monts, en un lieu appelé Ithlind Cin'tha Morhir, ou les Cimes des Cinq Vieillards, le Vieux Maître et son disciple t’attendent. Ce dernier t’accompagnera à Vargonfels. Il est particulier, lui aussi. C’est l’héritier d’une caste d’un autre monde entrée dans le nôtre lors de la Conjonction des Sphères. Il est le dernier de son genre et autant inexpérimenté que toi… encore que pas de la même manière. Vous pourriez retirer avantages et enseignements de votre collaboration.
Tout à sa contemplation du paysage voilé, Alzur ne vit pas la moue dubitative qui déforma brièvement les traits de son sorceleur. Voldrak dissimula bien vite sa réaction, mais il ne pouvait s’empêcher d’être troublé. Pourquoi le grand sorcier lui collait-il un étranger dans les basques ? On lui avait assez répété que seuls les sévices pratiqués à Kaer Morhen permettraient de forger les armes à même d’occire les monstres du Chaos Primordial. Il était l’une de ces armes. L’unique disponible. Alors à quoi bon chercher ailleurs ? Ou bien était-ce une ultime expérimentation de la part d’Alzur ? Ce dernier ne lui laissa pas le temps de poursuivre son questionnement et lui posa les mains sur les épaules.
— Il est des choses que l’on n’apprend que sur le terrain, Voldrak. Si tu survis à cette première quête, tu auras entièrement terminé ta formation et nous pourrons révéler aux yeux du monde la légitimité des sorceleurs. Si tu meurs…
Le mage soupira, affichant ainsi toute la honte qu’il retirerait d’une telle fin. Il se reprit, non sans avoir vérifié que son manque d’affect n’avait pas outre mesure perturbé le porteur de ses espoirs :
— Va, mon prodige, deviens qui tu dois être et reviens-nous. Sache que Kaer Morhen sera toujours ta maison.
Voldrak ouvrit enfin la bouche, comme s’il allait enfin prendre la parole. Mais il se ravisa et la referma, hochant gravement de la tête. Sans plus de cérémonie, ni remettre en question les ordres d’Alzur à qui il devait sa sorceleurisation, l’adolescent prit congé. Il gérerait lui-même la suite des opérations, peu importait ce qui se présenterait à lui.
En bas du donjon, sur le perron, un solide cheval pie alezan l’attendait, dûment harnaché et les fontes pleines. Le garçon ne put réprimer un sourire. Si les humains ne lui inspiraient plus d'émotion, cet animal le pouvait encore : Zoryog était la monture qui l’avait accompagné dans tous ses entraînements d’équitation. L'étalon le reconnut et piaffa d’un plaisir impatient.
Le jeune sorceleur ne prit pas la peine d’inspecter le matériel fourni. Il savait y trouver les ingrédients nécessaires à la confection de potions, une pierre à affûter, une couverture chaude, des bandages et des onguents, un essentiel de reprisage, un peu de monnaie, ainsi qu’un morceau de silex et d’amadou pour le feu.
Prenant appui sur Zoryog, Voldrak monta en selle. Il empoigna fermement les rennes et le cheval se mit en branle. Le cavalier ne chercha pas à réfréner les ardeurs de son destrier qui quitta la citadelle au grand galop.