Les contes de l'Oie Saoule
.oOo.
Cette nouvelle est publiée dans le cadre du défi « Promenons-nous dans les bois » proposé par Fanfiction.fr en Novembre 2019.
Dans son cheminement cynégétique sous les bosquets du thème imposé « La forêt », il se pourrait que la lectrice trouve à cueillir quelques mots rares en rapport avec la nature, avant d’assister à la chute « imprévue, inattendue, voire brutale » de l’intrigue.
Vous voilà prévenue, lectrice bucolique et téméraire !
.oOo.
– Cesse de rouspéter ! Tu n’as rien !
La gamine ne décolérait pas. Elle hurlait de douleur en s’extrayant du roncier où elle avait dû se jeter pour échapper au sanglier. Les buissons épais s’entrelaçaient sous les frondaisons, protégeant la bauge du vieux solitaire.
– Je te l’ai déjà dit ! Vise le cœur ! Tu n’as droit qu’à une seule flèche ! La loi des forêts exige de tuer promptement ! Sans quoi, la bête aux abois prendra la vie du chasseur…
Le guerrier, reprenant son souffle, retira l’épieu de la bête noire agonisant à ses pieds. Sans lui, le sanglier aurait étripé sa petite fille…
Encore sous le choc, la gamine, de ses mains tremblantes, extirpa les dernières épines qui avaient lacéré sa peau. La tignasse ébouriffée et un éclat pugnace dans le regard, elle ramassa son arc. Fébrile, le cœur battant, la petite chercha longuement sa flèche. Enfin elle la trouva, brisée dans l’épaule de la bête et s’exclama triomphalement :
– Je le savais ! Je l’ai eue !
Le grand-père soupira d’un air résigné, mais son regard luisait de fierté : la petite avait maîtrisé sa peur pour tirer. Pourtant le tir manquait de précision et son manque de pratique lui avait presque coûté la vie…
– Puisque c’est toi qui as tué, viens donc rendre tes devoirs au gibier !
Tous deux s’agenouillèrent au chevet du sanglier. Des palpitations angoissées secouaient encore la grande carcasse. L’adolescente gracile tira un long coutelas de son baudrier et prit une grande inspiration, le visage grave. Le grand-père veillait au grain, maintenant immobile, de ses bras noueux, la hure du vieux mâle, dont le souffle rauque s’éteignait en pathétiques couinements de terreur. Bera invoqua la loi et demanda pardon au sanglier, le daguant au cœur d’une main qui se voulait ferme. Une larme perla en lisière de ses yeux noisette, qu’elle sécha bien vite de sa main ensanglantée.
Le guerrier ahanant hissa la carcasse sur ses épaules trapues, sous le regard effaré de la jeune fille. Parfois son grand-père, gardien des lois de la forêt, sage du clan de l’ours, lui paraissait plus grand que nature, lorsqu’il l’emmenait en traque par les combes occidentales du Vertbois. Le chasseur se mit en route d’un pas auguste. Bera saisit leurs armes et trottina dans les pas du colosse, dont la chevelure poivre-et-sel disparaissait sous la pelisse de son fardeau.
L’automne embrasait d’ors et de pourpres les baliveaux chargés de baies. Les ramures flavescentes semaient la rançon annuelle de leur vitalité perdue, tapissant d’ambre les souches colonisées de langues de bœuf et les troncs abattus par l’orage. Les butins amassés les années antérieures, ces couches de feuilles patiemment décomposées, préserveraient les racines du froid : le grand-père, infatigable passeur du savoir, psalmodiait ses rengaines à l’attention de l’adolescente. Bera cueillait au passage des champignons aux larges corolles brunes, quêtant d’un regard l’assentiment du grand-père, raide sous le poids de son gibier. Au-dessus de leurs têtes, les troncs échevelés se balançaient, susurrant leur chanson d’arrière-saison dans l’empyrée fraîche et limpide.
A l’approche d’une clairière, le guerrier s’arrêta net, aux aguets. L’agreste prairie se piquetait de chardons et de bosquets de houx.
En un instant, Bera fut à ses côtés, la sagaie en bataille, attentive au moindre bruit.
Le grand-père déposa délicatement le sanglier entre les racines d’un chêne et saisit les armes que lui tendait sa petite fille. D’un regard il intima le silence et du geste désigna le septentrion. Bera se rassura : ce n’était qu’un daim broutant dans les herbes hautes.
Les deux chasseurs se dissimulèrent derrière les troncs bordant la prairie. Le gibier se coucha dans les graminées.
Alors le duo, conversant par signes, prit des repères et établit son plan d’approche. Armés chacun de son arc et d’une flèche, ils rampèrent, lentement, allongés dans l’herbe, tantôt sur les coudes et les genoux, tantôt plaqués à terre. Seuls quelques papillons bleu nuit s’attardaient encore dans l’air tranquille. Lorsqu’ils furent à trente pas de leur cible, Bera risqua une tête au-dessus des chardons. Rien. L’animal avait peut-être fui, ou se trouvait dissimulé par les graminées. Têtue, l’adolescente reprit sa reptation, risquant de temps à autres un regard furtif.
Vingt pas plus loin, toujours rien ! Bera se leva complètement, et vit le daim, pelotonné dans un creux d’herbes couchées, apparemment assoupi et lui tournant le dos. Elle arma lentement, la cible à sa merci. Elle avait vaincu !
Mais la main du grand-père se posa sur son épaule, interrompant la mise à mort. Bera se tourna vers lui, en colère. Les yeux noisette, accusateurs, rencontrèrent le regard serein du sage. Elle poussa un soupir de renoncement en abaissant son arc. Le daim alerté fit un bon formidable et disparut dans la prairie, avant que sa cavalcade épouvantée ne s’éteignît au fond des bois.
.oOo.
Le duo cheminait à la tombée du jour, ramenant le sanglier au village.
– Je l’avais ! Vraiment ! Aujourd’hui j’ai perdu un gibier !
Les bras chargés de sa récolte de cèpes et de girolles, l’adolescente avançait de mauvaise grâce, la moue boudeuse.
– Non pas ! Aujourd’hui tu as gagné un gibier ! Nous n’avions pas besoin de ce daim, puisque le grand sanglier pourvoira aux besoins du village pour plusieurs jours ! Mais l’exercice te fut excellent ! D’ailleurs, le daim était en âge de procréer, or tu connais la loi – Mieux vaut vieille carne et frais oison que parent en belle saison ! Ce daim te sera rendu, au moment opportun !
Le grand-père, sous sa charge sanguinolente, jeta un coup d’œil de biais à la petite. La jeune fille, toujours regardant droit devant elle en enjambant les fougères, paraissait un peu ailleurs. Elle finit par lui répondre :
– … Il faut que je te raconte quelque chose, grand-père !
… Tu dis à personne, hein ? Tu te rappelles, comme je me sauvais tout le temps quand j’étais petite ?
Un grognement narquois lui répondit.
– … hé bien une fois, je me suis perdue, je ne sais plus vraiment où… Mais je me rappelle que c’était au bord d’une jolie petite source. C’était au printemps, et le soleil à travers les feuilles faisait briller des chapelets de clochettes. Je m’en souviens bien, j’étais allongée sur la mousse toute douce au bord de l’eau, et les campanules blanches me chatouillaient le visage. Ça sentait bon la sève qui monte et les arbres autour de la source me faisaient comme une grande couronne de branches en fleurs sous le ciel bleu. Et j’ai trempé mes pieds dans l’eau qui était toute fraîche, et le soleil faisait là plein de jolis sourires de lumière rien que pour moi !
Le grand-père fronça les sourcils : voilà un souvenir qui ressemblait bien à un rêve ! Mais plus le chasseur avançait en âge, plus les rêves lui paraissaient avantageusement éclipser les souvenirs… Le vieux bourru se garda donc d’interrompre la petite.
– … et alors, il y a un vilain truc, une chose mauvaise, qui a surgi des bois et qui a voulu m’emmener !
Cette fois le grand-père interrompit :
– Et qu’est-ce que tu as fait ?
– Ben, j’ai crié, tiens ! Je me suis débattue !
– Ah, c’est bien, ça ! Et c’était quoi, le truc mauvais ?
– Je ne sais pas… Mais dans ma tête j’ai appelé ça un « Gorgûn » ! C’était horrible, très grand et fort – enfin beaucoup moins fort que toi, Grand-père – et tout sombre avec des grandes dents pointues et des longues mains horribles.
– Et il n’y avait personne pour t’aider ! Tu t’en es sortie comment ?
– Hé ben il y a eu un grand lynx qui est sorti du bois et qui a attrapé le Gorgûn et lui a tordu le cou ! Comme ça, crac !
– Un lynx !
– Oui, un énorme, comme ceux des montagnes en hiver, au pelage blanc. Et c’était bizarre, parce qu’on était à la fin du printemps…
– C’est tout ce que tu trouves bizarre dans cette histoire ?
– Ne te moque pas, Grand-père ! Après il s’est assis sur ses grosses pattounes et il m’a regardée avec ses yeux perçants, comme toi tout-à-l’heure avec le daim ! … L’air de dire « Tu crois pas qu’il serait temps de devenir raisonnable ? » Alors j’ai couru en suivant le ruisseau, vite et longtemps, et je suis arrivée au village !
– Hum… C’est la fois où tu avais eu si peur ? Si je me rappelle bien, après tu ne t’es plus sauvée !
– Exactement ! Enfin, je me suis encore perdue après, mais sans faire exprès, hein !
La jeune fille s’arrêta et insista, un accent étrange dans la voix :
– Mais ce que je veux dire, c’est que peut-être, là aujourd’hui, j’ai rendu au grand lynx ce qu’il m’avait accordé quand j’étais petite ?
Le grand-père s’arrêta lui aussi, faisant pivoter son fardeau, et se tourna vers l’adolescente, qu’il contempla sous un nouveau jour :
– … Tu veux dire que ce daim que nous avons épargné aurait payé ta dette de vie ? … Je le crois volontiers, Bera, fille de ma fille !
L’adolescente s’arrêta. Son grand-père venait de mettre des mots sur ce que son cœur d’enfant avait peut-être occulté pendant des années. Elle acquiesça et reprit sa marche féline à travers les bois.
– Grand-père, tu sais pour tout à l’heure ? … Le sanglier ? … merci de m’avoir sauvée… et puis pour ma dette aussi ! Je me sens toute légère !
.oOo.
Quelques rais avares passementaient d’or la dentelle acuminée des ramées verdoyantes.1 La jeune femme humait lentement, le visage au ras du sol. Les fumets se croisaient dans la pénombre moite de la grande forêt. Chaque odeur fugitive lui racontait les petites préoccupations d’un animal – l’écureuil simplet entassant ses réserves pour oublier ses cachettes, la martre en chasse semée dans un frêne parce que le dit écureuil saute d’un arbre à l’autre pour rejoindre son refuge, la renarde gravide inquiète de trouver une tanière, le blaireau mécontent d’avoir été éconduit par sa femelle, la laie ouvrant la voie à sa phalange de marcassins… L’air vrombissait du ballet des insectes, dont les plus voraces semblaient s’acharner sur la chasseresse. Dans la chaleur de l’été, le petit peuple du sous-bois s’affairait, grattant, creusant, entassant, chassant, pour apprêter logis et garde-manger en prévision de la saison maigre. Et le clan de Bera se soumettait à cette loi des forêts. La jeune femme sourit à la pensée d’Arduyr2, son grand-père, répétant leur leçon aux petits du clan : « Nul n’échappe à la loi des forêts ! Elle est comme la pluie, qui poursuit tout un chacun et mouille d’abord le dos des plus puissants. Le chasseur, pas plus que l’animal, ne saurait s’y soustraire, car lorsqu’il renie la loi, c’est tout son clan qu’il met en danger ! »
Là ! Un lambeau de velours, tombé d’un andouiller !
Elle suivait la piste depuis l’aube : un mâle, quatre ans, foulée souple et d’une grande prudence. Il avait dû s’arrêter là : des feuilles broutées, et un peu plus loin, une écorce démasclée ! La ténacité avait payé : le gibier de Bera avait rejoint une coulée. Les feuilles y étaient plus tassées, les branches basses révélaient sa corpulence, la piste menait au point d’eau. Une combe boisée se dessinait derrière un bosquet de noisetiers. Une rigole y sautillait joyeusement de pierres moussues en troncs effondrés. La fraicheur sourdait là dans le chant des sitelles et des grives musiciennes. « Chacun attend son heure, Pour la soif étancher, l’Homme par faveur Au ru va se pencher. »
À son arrivée, en effet, on détala dans les fourrés, on prit éperdument son envol, on se roula en boule en attendant que ça passe… Bera observa attentivement – tous avaient respecté la loi. La chasseresse trouva une pierre plate, but à longs traits dans l’onde pure, au goût de tourbe et de menthe fraîche.
Puis elle reprit la piste, et suivit patiemment les signes. Enfin, elle reconnut un gîte, non loin de la croisée de coulées franches. Bera choisit un beau chêne qui lui donnerait une ample visibilité et prépara son attirail. Elle grimpa dans l’arbre et s’arrima à plus d’une perche de hauteur3. Le gros gibier, naturellement diurne, était très sensible aux odeurs. En l’absence de vent, il fallait à tout prix réduire son empreinte olfactive.
Bera commença son affût.
Lentement, le temps passait. Les rongeurs s’affairaient, surveillant du coin de l’œil l’intruse sur son perchoir et moquant ses allures de gros écureuil bouffi.
Très lentement, le temps passait. Les oiseaux s’arrêtaient faire une petite causette, glosant sans fin sur la déloyauté du coucou.
Si lentement, le temps passait. La renarde se montra, son ventre distendu. Elle n’avait pas trouvé de tanière. Il y avait bien la souche creuse, là-bas près du frêne foudroyé, mais ça sentait le vieux blaireau grincheux… La jeune femelle passa, repassa, inquiète de cette odeur diffuse, de ce parfum de sournois – l’homme.
Le temps passait. Le Gorgûn surgissait, de temps à autres, la pressait, la harcelait, mais le lynx n’arrivait pas.
Réveil en sursaut ! Galopade puissante sur les feuilles ! Lumière basse, il était tard !
Bera s’orienta, gênée desserra la sangle pour mieux voir, sortit une flèche, se pencha pour armer…
Comme dans un rêve éveillé, la poursuite se dirigeait vers elle. Un Lynx, déroulant sa foulée souple et puissante, pourchassait un chevreuil, qui bondissait au hasard, époumoné et les yeux affolés. Bera baissa son arme. Un lynx, au pelage clair… pas si grand, mais tout de même… L’hallali passa sous elle comme une cavalcade fantôme. La chasseresse se tordit le cou pour les suivre au plus loin, puis la course se perdit dans une combe de sapins. Le silence du soir retomba sur la forêt, comme le soleil déclinait derrière les montagnes.
Bera se morigéna – Endormie !?
Elle détachait la sangle lorsqu’elle l’aperçut du coin de l’œil – le lynx la regardait, en tapinois sous une branche basse !
Surprise, elle chuta, retenue à mi-course par son harnais.
.oOo.
– En général, lorsque l’on demande conseil, c’est que l’on veut se faire plaindre ! taquina le grand-père.4 Tu as rêvé du lynx, et puis il est apparu ?
Le vieux chasseur regarda la jeune femme en plissant les yeux, comme lorsque, petite, elle lui contait des carabistouilles. D’ordinaire, c’était plutôt à lui qu’arrivaient ce genre de rêves…
Confortablement assis devant un bon feu, Arduyr supervisait les jeunes gens qui préparaient un sanglier tout juste abattu. Raide et l’air gauche à son côté, Bera se tenait encore les côtes, toute contusionnée par sa chute :
– J’ai pensé à lui dans mon rêve, il tardait à venir. Et c’est lui qui m’a réveillée !
– Ah, tu t’es endormie dans l’arbre ! Et tu es tombée ! Alors tu as ta réponse… Sois heureuse que cette leçon ne soit pas plus douloureuse ! C’est dommage ! Une blessure à la tête y aurait peut-être fait entrer un peu de sagesse…
Mais une grande tendresse nimbait le regard railleur du grand-père. Il étendit un baume de sa composition sur les côtes douloureuses de la chasseresse, et la fit s’adosser au tronc tendu de peaux. Tous deux se laissèrent bercer par les conversations autour du feu, goûtant la camaraderie des chasseurs s’activant autour du repas, peuple libre et fier sous l’abri de la forêt. Au-dessus d’eux bruissait la voûte protectrice des arbres, que dominait la voûte scintillante du monde.
Les jeunes gens, houspillés et guidés par les anciens, dépecèrent le sanglier. La compagnie se moqua un peu lorsque le plus jeune s’évanouit au moment où on vida la bête et où ses tripes tombèrent mollement dans le seau de bois. Mais cela faisait partie de l’apprentissage, il fallait bien en passer par là ! Le garçon fut remis sur pied et une lampée d’hydromel lui remit du baume au cœur.
Le chef de chasse était l’oncle de Bera. On racontait que lorsqu’il s’échauffait un peu, sa carrure de colosse, sa chevelure noire et sa longue barbe semblaient encore plus impressionnantes. Mais lorsqu’on le mettait vraiment en colère ou qu’il sentait son clan en danger, alors il entrait dans une fureur incontrôlable et revêtait véritablement la peau d’un ours pour combattre leurs ennemis. 5
Ce soir-là, les jeunes du clan virent leur chef de chasse découper lui-même les suites 6 de la bête noire, les faire immédiatement rôtir sur le feu, et s’en délecter longuement, seul. Aucun ancien n’osa même évoquer un quelconque partage, pourtant le partage était la clé de voûte de la loi des forêts…
On évitait, en général, de seriner de questions le chef de clan, car il ne montrait guère de patience. On interrogeait plutôt Arduyr, à peine moins bourru mais un peu plus loquace, quoiqu’il eût un peu tendance à pontifier récemment. Après le repas, il fut donc prié d’expliquer ce rituel. Arduyr interrogea du regard le chef du clan, qui acquiesça d’un air sombre.
Le feu s’était réduit à quelques braises, aussi le sage demanda à le ranimer. Car il ne seyait pas d’évoquer ces ténébreuses affaires dans la pénombre. Le silence tomba autour du foyer qui craquelait et les hommes du clan se rapprochèrent. Devant les visages tendus sur lesquels les flammes projetaient des reflets farouches, le grand-père expliqua alors longuement que le changeur de peau avaient fait concession au règne animal et s’interdisait, en gage de cet accord, de consommer la viande des bêtes noires, des bêtes fauves, des volatiles, ou de tout ce qui peuplait les bois. 7 Arduyr ne dit pas quel effroyable forfait avait, autrefois, contraint le chef du clan de l’ours à subir pareille malédiction.
Le changeur de peau, énorme et hirsute, gardait les yeux baissés sur son écuelle de bois, nettoyant méticuleusement sa barbe noire après ses agapes païennes. Sa voix basse et sourde gronda :
– Nous avons oublié ce que mon ancêtre a pu commettre autrefois, qui impose à ma lignée cette part animale, souffla-t-il. Mais les miens portent ce fardeau depuis que notre clan est descendu du nord. Et il glissa un regard douloureux vers Bera.
La guerrière, seule femme parmi tous ces hommes en chasse, était aussi la plus proche parente du changeur de peau.
– Mais alors, pourquoi consommer du sanglier aujourd’hui ? demanda la jeune femme.
Le grand-père reprit, forçant sa voix brisée à lui obéir :
– Une fois par an, notre chef déroge à son vœu car il doit honorer la loi du clan et consentir à absorber la nourriture gagnée en partage. Car tel est son devoir de protéger les hommes de la sauvagerie du monde animal en absorbant celle-ci, pour que nous autres, les membres de son clan, en soyons exemptés.
Le campement, îlot de lumière vacillante sous les ombres vivantes de la grande canopée, se serra autour du foyer, avide de chaleur. Le vent nocturne s’était levé, charriant les chimères d’un passé lointain et menaçant. Les oiseaux de nuit lançaient leurs hululements qui se propageaient au loin, alertant les meutes sauvages : l’homme arrogant s’était imprudemment aventuré au cœur de la grande sylve.
.oOo.
– Viens vite, Grand-père ! souffla Bera.
La femme vive et athlétique redescendit la colline à petites foulées, pour prendre par la main le vieux chasseur. Le grand père s’attardait à contempler attentivement un charme décapité par la foudre, où nichait une belle ruche. Il faisait grand-jour en cette matinée de printemps, et pourtant les industrieuses abeilles n’étaient pas sorties…
– Je sens qu’il se prépare quelque chose… Mais où m’emmènes-tu ?
– Je l’ai vu ! lança-t-elle excitée. Il faut que tu le voies ! Ce serait justice, toi qui m’en as parlé toutes ces années…
Le duo parvint au sommet de l’escarpement. Ils se tapirent essoufflés sous l’ombre d’un bosquet de coudriers, dérangeant une portée d’écureuils. Un vaste vallon clairsemé de pins s’ouvrait devant eux.
Les nuées roulaient des présages anthracite, que perçait par endroits un soleil ardent. Une harde de cerfs paissait là, les mères houspillant les jeunes et les poussant du museau pour les assembler. De grands mâles, loin de s’affronter, semblaient se ranger à l’extrémité orientale de la clairière. Dans la douceur du printemps s’éveillait une effervescence, l‘air chargé de musc charriait les rumeurs d’une menace, la forêt sentait approcher l’heure d’une confrontation.
Alors ils le virent. Un cerf immense, aux ramures majestueuses et acérées, semblait exhorter ses semblables, grattant le sol du sabot et soufflant d’un air belliqueux. Les bois des plus puissants de ses vassaux lui parvenaient à peine au garrot. Le Roi-Cerf éleva la tête et lança un brame assourdissant. L’appel primal, rauque et profond, semblait retentir du fond des âges, pour réveiller la force au cœur de chaque habitant de la grande forêt. Une souillure se répandait, le règne animal allait s’y opposer.
Les deux humains ébahis contemplèrent longuement cette force de la nature, cet esprit de la forêt incarné en vitalité indomptable. Sa robe argentée scintillait sous les rais séraphiques qui tombaient du ciel et nimbaient d’or la couronne armant son front de dagues acérées.
Le grand-père, le premier, se ressaisit :
– Je te l’avais dit, il se passe quelque chose ! Une sorcellerie de Dol Guldur… Rentrons au village, on a besoin de nous !
Le duo s’élança parmi les taillis, tandis que des nuées de corbeaux prenaient possession des hautes branches. Glissant silencieusement entre les troncs, ils tombèrent comme la foudre sur quelques éclaireurs – des gobelins fureteurs, sales et craintifs, qui tombèrent sans même avoir aperçu le danger, par la flèche du chasseur ou la hache de la guerrière.
Le village était assailli. Le duo tomba dans le dos d’un groupe d’orques, taillant têtes et membres avec la fureur d’un couple d’ours en colère. Des villageois s’enfuyaient, désarmés, rattrapés en pleine course par quelques loups maléfiques aux yeux de braise. La colère de Bera s’éveilla vraiment – elle s’élança vers les cultures, d’où fusaient des cris et des appels à l’aide. Arduyr poursuivit sa route jusqu’au village, abattant avec une froide détermination, tout ennemi passant à sa portée.
Bera fit un carnage dans les cultures. Des gobelins malmenaient les enfants qu’ils avaient surpris en pleine cueillette, ou occupés à lier des margotins. En un instant elle abattit le chef et sa garde, dispersant la clique couarde et braillarde. Les enfants rassemblés en bon ordre furent armés des coutelas gobelins et envoyés droit au village, tandis que Bera s’élançait pour secourir les villageois retranchés dans les enclos,
Au retour des chasseurs, Arduyr avait rassemblé les femmes et les enfants dans la redoute qui commandait le grand portail du bourg. Ensemble, armés de leurs arcs, ils empêchaient les assaillants d’en approcher. Lorsqu’un grand orque bardé de mailles clinquantes passait à portée en brandissant une torche, Arduyr l’ajustait et lui faisait payer sa témérité.
Ainsi quelques îlots de résistance s’étaient spontanément organisés, permettant aux guerriers de se rassembler et de mener la contre-attaque victorieuse. Les hordes de Dol Guldur furent poursuivies avec une férocité sans pareille. Ce jour funeste, la peur changea de camp.
Les guerriers revinrent au milieu de la nuit, exténués, le regard vide, menés par le changeur de peau. Bera, la dernière, surgit des ombres nocturnes, furie vengeresse dépenaillée et hirsute, encore habitée par l’ardeur du combat et la haine du loup. Elle avait brisé l’assaut des ouargues et provoqué le roi-loup en duel. La pelisse sanglante du monstre pendait à présent au baudrier de la puissante guerrière.
Le vieux chasseur l’accueillit, le regard admiratif et le cœur soulagé. La femme était couverte de coupures et d’ecchymoses mais l’ardeur de ses armes l’avait préservée des blessures mortelles et la chance avait écarté les traits empoisonnés des gobelins. Le grand-père étendit ses bras noueux autour des épaules de sa petite-fille, qui s’élevaient et s’abaissaient encore au rythme de son souffle au combat :
– Te voilà prête, à présent, telle que ta maman aurait souhaité que tu te découvrisses à toi-même ! Je n’ai plus guère à t’apprendre et je crois pouvoir en être très fier !
.oOo.
Les jours qui suivirent, le clan lécha ses plaies. Outre les morts, le village avait perdu l’un de ses greniers, que les hordes de Dol Guldûr avaient incendié. On rendit les trépassés à la forêt, tandis que les cadavres d’orques et de ouargues étaient incinérés sur la colline de la peur. On entoura le monticule d’une haie de lances, sur la pointe desquelles furent empalées les têtes décapitées des assaillants.
Tous s’occupèrent à soigner, à reconstruire, à fortifier. Mais la victoire, amère, se paierait de disette tout l’hiver prochain.
Un matin, le grand-père fut introuvable. Bera le chercha jusqu’au soir, interrogeant les voisins qui ne surent la renseigner. Le sage avait dû se charger de quelque mission pour reconstituer les réserves. Quelque quête secrète, car même le chef de clan refusa de lui en dire plus.
Mais la guerrière ne laisserait pas son grand-père sans protection. Elle chercha sa trace et se lança dans la nuit, penchée sur la piste ténue.
À l’aube, Bera était parvenue aux limites extrêmes des terres du clan. Devant elle s’élevaient de sombres épaulements, que projetait le mont honni, Dol Guldûr, d’où le nécromancien distillait ses maléfices pour asservir le Vertbois. Des arbres charbonneux, étranglés par les ronces, s’étiolaient dans des nuages de spores gris. Des mycosités immondes tordaient les troncs qui s’étouffaient les uns les autres, hantés de rongeurs faméliques. Les sombres ramées se tendaient d’inquiétants réseaux de lianes, où courraient de grandes pattes velues. Des ombres semblaient palpiter sous les branches, rappelant les terreurs enfantines et leurs cohortes de « Gorgûns ».
Bera sonna de la trompe. Le hurlement lointain des loups cessa, mais d’étranges chuintements s’élevèrent en réponse à son défi, évoquant le cliquetis de quelques mandibules avides. La guerrière serra les dents, saisit sa hache et se courba sur la piste.
Mais le chef de clan avait suivi sa nièce dans la nuit, ombre silencieuse sous les frondaisons de son domaine. Il posa son énorme main sur l’épaule de la femme frémissant d’horreur et la retint fermement :
– Arduyr a choisi !
Oser comprendre, c’était renoncer. La terreur et la haine terrassèrent Bera, lui arrachant les derniers oripeaux de son enfance :
– Mais pourquoi ? rugit la guerrière
Le chef du clan eut bien du mal à maîtriser sa nièce :
– Ton grand-père s’est sacrifié ! Il se savait désormais une bouche inutile à nourrir ! Il savait sa fin prochaine.
Bera, toutes griffes dehors, laissa éclater sa révolte et tenta d’échapper à l’étreinte du changeur de peau, pour se précipiter vers les bois maudits. Mais son oncle déploya son immense force pour la protéger d’elle-même, la couvant d’un regard intense :
– Je sais ta peine immense ! Mais préférerais-tu imposer déchéance et dépendance, à qui arpenta nos bois face à tous les dangers ? Il ne faisait les choses qu’au temps mûr, et c’est pourquoi il a vécu si vieux ! Arduyr a choisi sa fin, car tel est le privilège de l’homme libre !
Bera tomba à genoux, secouée de sanglots. Telle était la loi suprême de la forêt et l’ultime leçon du sage.
.oOo.
NOTES
1 N’en jetons plus, la cour est pleine…
2 Ce nom est bâti sur la racine Ard-, qui signifie Ours dans les langues proto-européennes. Artos signifie ours en gallois, Arzh est l’ours en breton, et vous vous souvenez sûrement de Arthur le roi-guerrier de Bretagne, ainsi que de la déesse-ourse Arduinna qui régnait sur les Ardennes. Mais ce prénom Arduyr est aussi l'anagramme de Rudyar, Kipling bien sûr, dont le Livre de la jungle est l'une des inspirations de cette nouvelle.
3 Disons six mètres.
4 Référence amicale spéciale Alresha. C’est Julia la Renarde qui me l’a inspirée. Oui, la renarde s’appelle Julia !
5 C’est précisément le sens de Berserkr, la danse en costume d’ours des guerriers nordiques habités par la fureur de l’ours, et dit-on, pas son insensibilité à la douleur des blessures…
6 C’est-à-dires les testicules du sanglier.
7 C’est ainsi que Beorn apparait comme végétarien dans le Hobbit, et entouré de nombreux animaux qu’il aime comme sa propre famille (les poneys…)