Les contes de l'Oie Saoule

Chapitre 41 : L'otage du Harad - Pélerinage

2507 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 14/08/2019 09:08

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Après le jour de jeûne rituel, le caïd partit pour le Ramlond. Là, il trouva un capitaine pour l’embarquer pour le Gondor, terre à laquelle il devait tous ses tourments.

La traversée fut rude.

Cette année-là, les orages émaillant l’été commencèrent très tôt. Le convoi de vaisseaux marchands, ayant subi quelques avaries, dut faire relâche sur Tolfalas. Des fragrances de ciste, de sauge et de genêt descendaient des collines de l’île, comme portées par les papillons multicolores. Le maquis étincelait de fleurs jaunes et blanches, que reflétaient les eaux calmes de la baie.

Le caïd, émerveillé par ce paysage verdoyant, descendit à terre. Mais il n’apprécia guère les us rétrogrades et l’esprit étriqué des insulaires, et préféra regagner le bord dès que possible. Le capitaine lui expliqua que la consanguinité limitait un peu l’ouverture d’esprit des pauvres bougres, et que les rafles des pirates, pour alimenter les marchés aux esclaves du sud lointain, les avaient rendus méfiants. Hadhar songea que les malheurs des hommes se trouvaient semés par le monde, avec la même prodigalité que les bienfaits de la Déesse.

Les mœurs des passagers gondoriens étonnaient beaucoup le caïd, mais il s’entendit très bien avec les marins, tant la cohésion indispensable face à l’océan, rapprochait la discipline du bord des coutumes du désert. Les hommes confiaient leur vie aux vaisseaux, qu’ils soient du désert ou de la mer. Les marchands se groupaient pour mieux se protéger des pillards. Dans les oasis comme dans les ports, chacun devait se plier aux règles et aux abus des potentats locaux. On risquait de se perdre dans les étendues salées tout autant que dans les déserts de dunes, et aussi bien y périr de soif. Et bien sûr, les tempêtes s’avéraient redoutables dans l’un et l’autre cas. Hadhar s’étonna de cette fraternité spontanée, et loua la Déesse d’avoir décillé ses yeux.

En approchant des blanches falaises de Gondor, une partie des navires quitta la flotte pour s’engager dans un estuaire escarpé vers le nord, tandis que les navires restants suivaient les phares jalonnant les côtes du Lebennin, cap à l’est vers le delta du fleuve Anduin.

La nuit suivante, les vigies annoncèrent les signaux des garde-côte gondoriens.

La coque de la felouque gémit lorsque le navire de guerre les aborda. Hadhar crut sa dernière heure arrivée, il pria humblement la Déesse dans le branle-bas et les sifflets des quartiers-maîtres. Des soldats montèrent à bord pour fouiller le vaisseau de la proue à la poupe, et le navire fut immobilisé jusqu’au matin. Hadhar découvrit un horizon de lagunes et de longues îles de sable, envahies par les oiseaux marins. Alors les passagers furent interrogés un à un, sur le pont, et les taxes d’importation des marchands furent établies. La terrible efficacité de la bureaucratie royale du Gondor impressionna le caïd.

Mais il n’était pas au bout de ses surprises : les hommes d’équipage et tous les passagers furent également auscultés, devant tout le monde ! Notre brave Hadhar s’interposa, prêt à dégainer son sabre, pour protéger la pudeur d’une passagère, lorsque vint son tour d’être examinée par le médecin, mais ladite matrone le houspilla énergiquement : elle n’avait pas de temps à perdre et on n’allait pas faire de chichis pour si peu ! Et la femme gouailleuse d’ajouter :

- Tu m’as l’air un peu chatouilleux du sabre, toi ! J’ai là de quoi te guérir, il faudra venir me voir ! en épiçant ses œillades de quelques quolibets graveleux, en usage dans les maisons de tolérance du Ramlond, et que la décence nous interdit de rapporter ici…

Quelle impudence ! Le rouge monta au visage du caïd et sa moustache en frisa d’indignation ! Hadhar s’apprêtait à sévir, lorsqu’il se souvint qu’il avait fait vœu d’humilité pour obtenir son pardon. Sous les rires de l’équipage, il se rassit donc, et attendit son tour avec philosophie.

Le capitaine de la felouque eut beau expliquer au caïd qu’il s’agissait là des procédures en vigueur pour lutter contre la contrebande et les épidémies, Hadhar avait été froissé, et renonça à se lier avec ces gens de peu de pudeur !

Un pilote resta à bord, et le convoi reprit sa route, sinuant entre les hautfonds du delta, pour accoster le surlendemain à Pelargir.

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L’immensité de la cité frappa le caïd au cœur. Hadhar eut là un aperçu terrible de la puissance du Gondor. Des centaines de vaisseaux de toutes tailles, des quais et débarcadères à perte de vue, des entrepôts immenses débordant d’activité, des bataillons de soldats partant pour des terres lointaines, d’autres revenant les bras chargés d’étoffes, une multitude d’échoppes de toutes sortes, un chantier naval inégalé, des marchandises en provenance des quatre coins de l’horizon… Il erra un peu, abasourdi par ces palais et ces dômes, ces dédales de rues sans fin, ces puissants canaux irriguant la ville, ces fortifications plus épaisses et plus hautes que celles des borj de ses montagnes natales ! Et la majestueuse rectitude des avenues arborées, comme un hymne à la grandeur des rois qui les avaient construites !

À dire vrai, ce premier contact ébranla un peu Hadhar. Comme il se sentait perdu dans l’immensité de cette ville inconnue ! Heureusement, il croisait de temps à autres, quelques passants vêtus de la même façon que lui. Il les saluait cérémonieusement, espérant lier connaissance. Mais tous, femmes et hommes, passaient rapidement leur chemin après lui avoir répondu – ou pas ! Les gens courraient constamment dans la grande cité...

Lorsqu’il fut un peu revenu de sa stupéfaction, le caïd rassembla son courage et demanda son chemin vers le palais royal. Il lui fut répondu, avec un sourire un peu condescendant, qu’il conviendrait tout d’abord pour lui, de se rendre à la capitale, Osgiliath, plusieurs douzaines de lieues en amont !

Notre caïd, visiteur naïf tout juste débarqué de sa province, fut comme souffleté par cette révélation. Hadhar remercia gravement, mais dut en appeler à la Déesse pour ne pas défaillir. Ainsi donc, il était une cité encore plus magnifique que le grand port de Pelargir ! Le caïd eut une pensée émue pour l’Oncle, lorsque le vieillard l’exhortait à remettre en cause ses convictions… Heureusement pour lui, c’était l’heure des dévotions, et un compatriote lui indiqua l’emplacement d’une fontaine, ou les siens, de passage dans la grande cité, avaient l’habitude de se réunir pour rendre leurs devoirs à la Déesse – Béni soit son nom ! Ainsi Hadhar put trouver refuge dans le recueillement et recevoir quelques bons conseils.

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Dès le lendemain, le caïd montait dans un coche, à destination de la capitale. On lui avait indiqué ce moyen de transport comme le plus économique, et il s’était senti tenu, en sa qualité de modeste pèlerin en terre étrangère, de se plier aux coutumes locales.

Il va sans dire que cette promiscuité prolongée ne fut guère à son goût ! À sa gauche, une dame imposante tartinait constamment des choses répugnantes sur ses grosses miches de pain, offrant avec libéralité ses rillettes à la cantonade. À sa droite, un petit clerc, tout gris, tout fripé, triait et retriait sans cesse le contenu d’un grand portefeuille en maugréant, et empestait le renfermé – un mélange d’encre rance, de cire à cacheter et d’aigreur d’estomac.

Il retrouva, assise en face de lui – comble d’infamie – la créature licencieuse qu’il avait eu le malheur de secourir en fin de traversée ! Outrageusement moulée dans une robe à frou-frous, la belle Inurui babillait sans désarmer, jetant par en-dessous, des regards égrillards au caïd confus, chaque fois que les cahots de la route secouaient son avantageuse poitrine d’un balancement lascif. Prenant à témoin ses voisins – un vieux sous-officier flegmatique et un jeune noble assez maniéré, tous deux très attentifs aux ballottements du coche – elle dissertait sur les petitesses des hommes, qu’elle avait intimement côtoyés lors de ses « voyages dans le sud », démontrant ses théories avec force exemples vécus.

Hadhar tâchait de se concentrer sur le paysage verdoyant : sa dignité lui interdisait évidemment d’écouter ainsi aux portes des conversations d'autrui ou de prêter l’oreille à de tels propos de comptoir ! Pourtant, en son for intérieur, il dut reconnaître que le regard acéré et désabusé de l'aventurière ne manquait ni de lucidité, ni d'une certaine indulgence envers le genre humain. Il s'en voulut de cette pensée impie, mais il trouva à Inurui l’exubérante, bien des ressemblances avec le visage mûri de la Déesse aux trois sœurs, dispensatrice de la vie et du pardon.

Il va de soi que le caïd garda pour lui ses réflexions, conservant le décorum qu'il eût voulu respecté par tous dans ce coche surpeuplé - Toute vérité n’était pas bonne à dire !

Hadhar supporta avec la bonne grâce qu'il put trouver en son cœur, cette autre forme de traversée, et se consolait à chaque halte, s'émerveillant des riantes vallées du Lebennin, de la profusion d'eau vive, de la fraîcheur et de la luxuriance des jardins. Cette terre était si riche, que le fidèle pouvait douter que la Déesse donnât vraiment la préférence à son propre peuple, qui la vénérait !

Mais le caïd remercia la Déesse pour cette épreuve ! L'amour de sa terre ne le quitterait jamais, et il était juste que la Déesse fût adorée, là où ses bénédictions s'avéraient nécessaires...

Hadhar s'étonnait du peu de piété des habitants. Aussi réitérait-il ablutions et dévotions à chaque étape, puisant le réconfort dans la répétition du rite millénaire, même s'il ne pouvait s'en acquitter aux heures prescrites par la lune.

Une jeune fille vint puiser de l'eau à la fontaine. Hadhar pensa à sa propre fille. Puisse la Déesse la guider en son absence !

Un jeune homme vint aider la jeune fille à porter son amphore. Hadhar pensa à son propre fils. La Déesse fasse qu'il puisse le ramener !

L'amphore était bien petite et les deux jeunes gens s'étaient croisés à la fontaine comme par hasard... Tous deux se souriaient niaisement en marchant côte à côte, très lentement, vers le foyer de la jeune fille. Hadhar pensa que le prétexte était fort mince et que les jeunes gens se ressemblaient bien sous tous les cieux.

Il en conçut de l'espoir.

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Les lieues avaient défilé rapidement, à l'ombre des arbres bordant la grande route pavée du Gondor.

Hadhar vit soudain se dresser devant lui, une grande cité bâtie sur le flanc de la Montagne. Ses murailles blanches s'élevaient par degrés, de part et d'autre d'un roc gigantesque, que surplombait une citadelle hérissée de tours. Au-dessus culminait un sommet majestueux, enrubanné de son turban de neiges et de son écharpe de nuages, captant les ors en cette fin d'après-midi.

Le petit clerc, qui avait pris le caïd en affection, lui expliqua avec une componction de notaire, qu'il ne s'agissait là que d'une place forte, une annexe de la capitale, que l'on distinguerait plus loin sur la droite, dès que l'on descendrait à nouveau vers le fleuve.

La cité blanche, comme une sentinelle de pierre, projetait une ombre protectrice sur la riche campagne alentours. Hadhar se figura la puissance d'une capitale, que protégeaient de tels avant-postes !

Mais il n'eut pas le temps d'y songer davantage : la halte au relais avait été courte, les passagers changèrent de coche pour gagner une voiture plus grande, tirée par huit grands chevaux. Quelques habitants se joignirent à eux, pour se rendre à Osgiliath, la capitale du Gondor.

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Moins de deux heures plus tard, tout le monde débarquait sur une grande place pavée de pierre claire. Tout autour, des palais de marbre rivalisaient de magnificence, les ors des dômes embrasaient les sculptures dans le bleu du soir. La moindre bâtisse rayonnait d'opulence, étalant fièrement les splendeurs impériales d'un art oublié du Harad.

La cité grouillait de monde. Les tuniques númenoréennes se mêlaient aux braies des nomades de Rhovanion et aux burnous du sud. Des femmes se pavanaient en toilettes extravagantes au milieu des boutiques, des artisans de luxe et importateurs de denrées rares. La noblesse du pays y côtoyait les fonctionnaires et les officiers supérieurs, les visiteurs étrangers et la jeunesse estudiantine. Semés de parcs et de fontaines, les quartiers mêlaient avec élégance, ateliers d'art, universités et chancelleries. Des hôtels particuliers, des auberges luxueuses, se succédaient comme dans une farandole de palais aux façades somptueuses.

Osgiliath n'était peut-être pas aussi grande que le port de Pelargir. Mais elle réunissait tout ce que le Gondor et ses principaux partenaires produisaient de plus raffiné. La ville évoquait ce qu'avait dû être Numenor avant sa chute...

En lui lançant son paquetage depuis le toit de la voiture, le cocher indiqua au caïd une auberge que ses compatriotes affectionnaient : l'enseigne du croissant bleu.

Hadhar eut bien du mal à la trouver ! Il dut pour cela demander son chemin à maintes reprises, traverser le fleuve et arpenter des ruelles pittoresques. Il se perdit dans de sombres venelles et tira le sabre pour décourager quelques vide-goussets. Au moment de châtier un larron pour avoir tenté de l’embrocher, son sacrilège et son sentiment de culpabilité lui revinrent en mémoire, et le caïd retint son bras, laissant fuir le malandrin. Sous tous les cieux, l'opulence appelle le crime, se dit-il.

Le pèlerin rengaina son sabre et, optant pour distribuer quelques aumônes, il finit par parvenir à bon port.

Lorsqu'il gagna sa chambre - une sous-pente exigüe mais propre, humilité oblige ! - le caïd fit ses dévotions, plein de reconnaissance pour être parvenu jusque-là, et plein d'espoir pour le lendemain.

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A suivre...

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