Les contes de l'Oie Saoule
Chapitre 42 : L'otage du Harad - En attendant le Roi
4678 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 24/05/2019 18:05
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L'heure où les saintes paumes de la Déesse répandent sur le monde Sa rosée, est aussi le réveil des braves. Le caïd se leva à l’aube, fit ses ablutions, s'abîma dans de profondes dévotions, et vêtit sa plus belle tunique. Certes, il était un pèlerin en terre étrangère, qui quêtait rédemption pour ses mauvaises actions. Mais un seigneur, loin de sa terre, devait honorer les siens. Il allait se présenter devant le roi du Gondor, il importait de ne point s’abaisser.
Hadhar descendit dans la rue. Déjà la brume montée du fleuve se dissipait, comme le soleil grimpait à l’assaut des montagnes qui barraient l’orient. Un peu au hasard, le caïd se laissa porter par le pavé, descendant toujours vers les berges. On lui avait indiqué le palais royal : il se dressait sur l’une des deux grandes îles, au milieu du fleuve.
Lorsqu’il atteignit la rive, Hadhar l’aperçut, en amont. En passant le pont le soir précédent, il n’avait pas remarqué son imposante silhouette : un dôme immense, haut comme le Tell de la Déesse, grand comme le village tout entier des Assadhini, dépassait tous les toits de la ville. Ses marbres s’élevaient en strates élégantes alternant gris et blanc, ponctuées de colonnades bleues. À son sommet trônait une salle ceinturée de grandes fenêtres, couronnée d’un ultime dôme. C’était là, disait-on à Osgiliath, que siégeait le monarque, lorsqu’il interrogeait le ciel et l’avenir pour gouverner sagement le royaume et guider ses armées vers la victoire.[1] La flèche dorée portait l’étendard du Roi, qui ondoyait dans le vent balayant la vallée de l’Anduin.
- Le Roi réside en sa demeure ! se réjouit le caïd.
On l’avait averti : en l’absence du souverain, c’était le fanion de l’intendant que l’on hissait sur le dôme.
Hadhar, en remontant la rive gauche, dénombra cinq ponts avant le palais ! Ils rivalisaient de prouesses architecturales, et le trafic des chariots, sur deux d’entre eux, était organisé à sens unique, chose inouïe sur la Harnen. Tôt ce matin, les quais se peuplaient de manœuvres et d'ouvriers, qui approvisionnaient les échoppes ou prenaient leur service. Des bateliers encourageaient de la voix de grands chevaux, qui halaient des barges remontant le fleuve, tandis que leurs camarades, à bord, guidaient l’embarcation à l’aide de longues perches.
Un peu plus loin se dressait un bâtiment recouvert de faïences qui luisaient dans le matin, gardé par des soldats et des femmes vêtues de bures grises. Sur le quai encombré, certaines d’entre elles accostaient les passants, faisant appel à leur générosité, au nom de l’Hospital des Suivantes de Nienna. De pauvres hères se rassemblaient là, en lignes bien rangées, pour s'attabler devant les portes ouvertes de l'hôpital, où l’on dressait un buffet de fortune. Les déshérités venaient quémander leur petit-déjeuner.
Nulle part, richesse et puissance n'allaient sans leurs compères, dénuement et misère, songea le caïd, qui fit une généreuse offrande, heureux de trouver là un rite qui lui rappelait l'un des trois visages de la Déesse. La suivante de Nienna le remercia d’un chaste sourire, le gratifiant d’un énigmatique "le Roi vous en saura gré !"
Et le caïd trouva cela de bon augure.
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Il se hâta vers le palais.
Lorsqu'il emprunta le pont pour se rendre sur la grande île, Hadhar dut ralentir le pas, car la foule matinale, déjà, s’y faisait dense. Les murailles du palais se dressaient un peu en retrait de la route qui traversait l'extrémité de l'île pour enjamber, au-delà, le bras occidental de la rivière.
Des gardes quadrillaient la place, régulant le trafic des voitures, cavaliers et piétons, sur les deux ponts et au portail. Ils étaient très grands, aux yeux de mer, et portaient des casques ailés d'un argent étrange, à l’éclat intense mais comme voilé par une brume.[2] Leur livrée noire s'ornait de l'arbre blanc et des étoiles d'Elendil, sur des mailles de même métal.
La foule bigarrée avançait sur le pavé de la place, entre les grandes tours carrées encadrant le portail, et un fortin qui défendait l'extrémité sud de l'île. Pêle-mêle se pressaient là les serviteurs et les chambellans pour prendre leur office, les prévôts des guildes d’artisans venus quêter des exemptions pour leur corporation, des ambassades chamarrées des contrées voisines, mais aussi la kyrielle des courtisans en mal de reconnaissance, les masses de nobliaux sans emploi et des bataillons d’étudiants tapageurs.
Quant à lui, Hadhar, dans sa naïveté provinciale, voyait là une cohorte de hauts personnages, riches et savants, civils ou militaires, rouages infaillibles de la puissance gondorienne, venus rapporter au roi les fruits de leur fidèle et incessant labeur.
Le caïd se sentit bien petit, au milieu de cette foule immense de personnes de qualité.
En pèlerin digne et patient, il prit donc sa place dans la file, la cédant à qui lui paraissait plus âgé ou plus éminent, aux femmes qui lui souriaient d’un air modeste, ou même à quiconque le lui demandait poliment.
Et cela dura toute la journée. Hadhar n’interrompait son observation silencieuse que pour faire mentalement ses oraisons à la Déesse. Le soir venu, l’infortuné caïd n’avait guère progressé dans la file impatiente, lorsque le grand portail se referma. Seules restaient ouvertes les petites portes latérales, d’où allaient et venaient les détenteurs de laisser-passer.
Comme les trompettes d’airain sonnaient la fermeture du portail de son espoir, Hadhar soupira tristement. Il était affamé, il avait mal au dos et aux jambes d’avoir piétiné toute la journée – lui, un cavalier de la Harnen ! – et il n’avait pas vu le Roi…
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Le caïd, soutenu par la pensée de son fils, retenu en otage, incarcéré quelque part dans l’un des forts de la grande ville, ne perdait pas courage. Il lui fallait bien une expiation à son crime…
Le jour suivant, il se leva une heure plus tôt, et se montra beaucoup plus parcimonieux à l’égard des quémandeurs de places.
Il manqua de peu de pouvoir entrer.
Le jour d’après, épuisé, il se fit réveiller au milieu de la nuit, expédia ses oraisons et fila au palais.
Il était le premier !
Mais le temps passait, le soleil se levait à travers la brume, loin derrière les montagnes, aucune queue ne se formait derrière lui, et la grande porte restait close.
Timidement, le caïd s’approcha des gardes rutilants, qui toisaient les passants d’un air d’indifférence, pour s’informer.
On lui répondit, avec une prévenance hautaine qui le froissa un peu, qu’aujourd’hui était relâche hebdomadaire, et que, par conséquent, le palais était fermé pour les visites officielles. Le garde ajouta, d’un ton moins formel, que le caïd avait bien fait de venir très tôt, et qu’il devrait en user ainsi lors de sa prochaine tentative, car c’était la seule façon de pouvoir entrer et obtenir audience.
- Ce n’était donc que partie remise, se dit stoïquement le caïd.
Hadhar remercia en s’inclinant profondément, ce à quoi le garde répondit en émettant un petit sifflement, et l’ensemble de son escouade rendit un salut militaire, comme un seul homme, bref et impressionnant.
Le caïd trouva cet usage assez sec et impersonnel, mais il comprit un peu mieux l’esprit de cohésion animant les escadrons de hallebardiers gondoriens, qu’il avait affrontés autrefois.
Le caïd se reposa toute la journée, mais cette inaction lui pesa. Le lendemain, il était sur le pied de guerre avant tout le monde.
C’est ainsi qu’il put enfin se présenter au grand portail, et demander à parler au Roi.
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L’officier lui répondit d’un air blasé :
- Je vois… C’est votre première visite à Osgiliath ?... Vous vous rendez bien compte que sa Majesté ne saurait recevoir elle-même cette foule immense ! Il va de soi qu’elle délègue à plusieurs bureaux, dûment mandatés, le soin de répondre aux requêtes. Quel service demandez-vous ?
Le caïd en eut le souffle coupé. Il put seulement répondre :
- La Déesse seule le sait !
- On ne vous a pas dirigé vers le service compétent ? Exposez-moi votre problème !
Hadhar, qui s’étonnait de l’existence des « services compétents » - il y avait donc des services incompétents ? - dévida le fil incohérent de ses pensées, mais l’officier l’interrompit, avec quelque rudesse :
- Votre histoire est bien embrouillée ! Vous devriez vous adresser au bureau d’accueil des visiteurs, dont c’est précisément la fonction que de vous orienter ! À présent veuillez circuler !
Le caïd, un peu paniqué, demanda où se trouvait ce bureau, sésame des arcanes administratives du Gondor.
- Il y en a un près de chaque porte majeure ! Circulez !
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Le caïd regagna piteusement la rive orientale. Il devait bien reconnaître que cette organisation était fort logique : un accueil aux portes, comment n’y avait-il pas songé ? Le pèlerin se sentait très abattu et fatigué. Aussi, avant toute chose, il se rendit aux bains publics, l’une des rares institutions que le Gondor semblât partager avec le Harad. Une fois propre et délassé, il tacha de trouver le fameux bureau.
Sa recherche le mena de portes en portes autour des quartiers orientaux de la capitale. Elles étaient plus sévèrement gardées que les portes occidentales, qui donnaient sur les régions centrales du Gondor. Tandis que les portes orientales, du côté de l’Ithilien, étaient empruntées par les habitants des régions limitrophes, la marche du Rhovanion au nord – peuplées de grands cavaliers un peu sauvages – et les provinces du sud, d’où provenait Hadhar. Il finit par découvrir la porte majeure à l’est, par laquelle la route principale d’Ithilien entrait dans la capitale.
Bien sûr, une longue queue de marchands y faisait le planton, surveillée par une escouade de gardes, beaucoup moins polis qu’au palais !
Sage et philosophe, le caïd rentra à l’auberge, prêt à réattaquer l’hydre administrative, à l’aube le lendemain.
Il mit toutes les chances de son côté, et se présenta au bureau largement avant l’ouverture de la porte. Hadhar fut donc parmi les premiers requérants. Le fonctionnaire qui l’accueillit semblait encore dans de bonnes dispositions, mais l’exposé compliqué du caïd éveilla sa suspicion.
Aussi la garde fut elle renforcée et un interrogatoire précis, diligenté. Une fois les premières vérifications d’usage effectuées - bordereau d’embarquement, quittance de règlement des marchandises importées, récépissé d’exemption de quarantaine, etc. - l’on voulut bien reconnaître la bonne foi de Hadhar. La garde fut donc renvoyée et la vraie discussion put commencer. Un officier vint s’occuper de lui.
Hadhar soupira et répéta son histoire. L’on fit quelques vérifications supplémentaires – oui, le territoire des Assadhini était bien situé dans la région limitrophe du protectorat gondorien, en vigueur autour de l’estuaire de la rivière Harnen. L’officier posa quelques questions, approfondit certains détails, puis conclut :
- Hum… Votre cas parait complexe… J’ai du mal à déterminer si la Chancellerie des ambassades, le Bureau d’insertion des prisonniers ou la Légation pour le Protectorat de la Harnen est à même de vous répondre…
Rendez-vous fut pris pour le lendemain.
Mais ce jour-là, deux délégations rivales - des cavaliers du Rhovanion, grands et batailleurs, hirsutes et blonds - se présentèrent impromptu aux portes et l’escouade de planton fut débordée. L’officier de garde eut toutes les peines du monde à éviter que la querelle, censée être arbitrée par le légat des provinces septentrionales, ne fût vidée séance tenante dans une ordalie sanglante. L’officier et le caïd convinrent donc de reporter.
Le lendemain, l’affaire n’avait guère avancé.
Le jour d’après, le caïd apprit que le prévôt des marchands d’Ithilien s’était pourvu en référé au sujet des troubles intervenus dans les montagnes surplombant la Harnen. Il ne comprenait pas bien ce que cela pouvait signifier, hormis qu’un officiel de haut rang s’intéressait à son affaire. Il prit donc cela – bien à tort ! - pour un signe encourageant.
Le jour suivant, on le pria de revenir le lendemain.
Ce jour-là, on le fit prévenir de ne pas se déranger pour rien : on attendait incessamment des nouvelles du chancelier des Invités et otages d’État.
Pendant ce temps, le caïd ne se décourageait pas. Il puisait des trésors de patience dans la sérénité des rites à la Déesse et la conviction que toutes ces tracasseries n’étaient que la juste contrepartie de son sacrilège, et le prix à payer pour se débarrasser de sa culpabilité.
Le lendemain, on le fit attendre longuement dans l’antichambre. C’est là qu’il fit la connaissance d’un jeune homme de bonne mine, qui attendait comme lui une entrevue avec l’officier. Ce jeune homme était clerc auprès d’un avoué, ce qui signifiait, expliqua-t-il à Hadhar, qu’il défendait les droits des plaignants face à l’incurie des fonctionnaires royaux.
Le caïd, un peu troublé, se demanda comment un Roi respecté et dont la justice était crainte par ses sujets, pouvait admettre pareil défi à son autorité, même envers des mandataires subalternes. Mais il sut taire ses doutes en se rappelant qu’il était là pour affronter l’épreuve envoyée par la Déesse.
Le jour suivant, l’on transféra son dossier au substitut du Légat pour le Protectorat de la Harnen. Il fallut reprendre son récit depuis le début.
Après quoi, il se passa plusieurs jours sans progrès notable.
Le caïd prenait son mal en patience, travaillé par ce sentiment diffus de culpabilité qui ne le quittait jamais vraiment. Chaque soir il remontait dans sa chambre, son long visage un peu plus tiré, et confiait à la Déesse son désarroi croissant.
Et puis un jour, on lui annonça que tout allait s’arranger : le cas des Assadhini avait été porté en haut lieu, et une issue favorable semblait se dessiner !
Le caïd attendit, plein d’espoir. Son sentiment de culpabilité s’était allégé.
Et puis, les jours passant sans aucune nouvelle, il commença à douter…
Alors le caïd décida d’agir. Il alla trouver son jeune ami le clerc et lui demanda de l’aider. Celui-ci, enthousiaste, lui présenta l’avoué lui-même, qui fit grande impression auprès de Hadhar.
Aussitôt les émoluments versés, le clerc intenta des démarches, une approche nouvelle, en force et en finesse, visant à circonvenir tous les responsables ad hoc.
Le caïd retrouva toute sa combativité. Les jours de la Lune et du Soleil, les fonctionnaires étaient de repos. Ces jours-là, Hadhar arpentait les rues de la capitale, pour explorer les abords des Borj où étaient gardés les prisonniers étrangers. Car le clerc lui avait appris que certains des otages étaient libres sur parole, de se déplacer dans la capitale. Il avait repéré plusieurs de ces forts, mais on ne l’avait pas autorisé à connaître l’endroit où son fils était retenu.
Régulièrement, le clerc venait lui faire son rapport, exposant les progrès de son grenouillage auprès des personnages de haut rang, susceptibles de faire avancer son affaire. Le bouillant jeune homme avait réuni quelques cas de jurisprudence, qui lui paraissaient décisifs.
Le caïd, avec son bon sens du désert, ne voyait pas bien comment la prudence, vertu de long terme, pourrait engendrer une issue rapide et décisive, qui relevait d’un principe de rupture. Mais Hadhar faisait confiance aux hommes de l’art, et se réfugiait dans la prière, pour un jour, si la Déesse y consentait, revoir son fils.
Et les jours passaient en collations offertes aux prévôts qui avaient entendu parler de l’affaire, en visites et dons aux hôpitaux, en consultation des experts patentés quant aux conditions économiques et militaires de la Harnen…
Les démarches initiées par le clerc étaient sans doute plus fines et plus sûres à long terme, mais elles paraissaient assez indirectes, et prenaient bien du temps. Pourtant le caïd affectait toujours de croire que ces démarches allaient aboutir. Seule la foi sauve, enseignait la Déesse.
Néanmoins, il dut prendre une mansarde chez l’habitant, qui lui reviendrait moins cher.
Et les démarches se poursuivaient, appuyées par des personnages de plus en plus influents. Bien sûr il fallait les rencontrer, montrer sa bonne foi, plaider sa cause, offrir repas et boisson pour les faire parler… et ravaler sa fierté pour l’amour de son fils.
Chaque soir le caïd montait dans sa mansarde, saluant ses hôtes d’un air digne et las. En lissant tristement sa barbe poivre-et-sel, il se demandait s’il obtiendrait un jour son pardon…
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Un jour de fête, Hadhar crut entrevoir son fils dans la foule, mais lorsqu’il s’approcha, il se rendit compte qu’il avait mal vu : c’était là un marchand, l’un des rares qui portât ici, enroulée autour de sa tête, l’écharpe qui protège des sables. Le pèlerin déçu sentit ses jambes le trahir, et il dut s’assoir un moment. Il songea que son fils avait dû changer, qu’il ne portait peut-être plus la coiffe traditionnelle… ni même peut-être ne portait-il plus la barbe…
Pour la première fois de sa vie, un passant lui proposa, comme à un vieil homme, de l’aider à regagner son logis… Et le caïd, tout en remerciant, trouva cela de mauvais augure…
Ce lendemain soir, son ami le clerc, le visage défait, lui annonça que l’une des pistes qu’il suivait assidûment, venait inopinément de se tarir : il savait de source autorisée mais confidentielle, que de nouveaux contingents militaires étaient envoyés vers la zone de la Harnen, avec des auxiliaires spéciaux. Il avait pris conseil auprès de l’avoué lui-même, qui en avait conclu que si des troupes d’élite étaient mobilisées, c’est que cela bardait là-bas, et qu’il ne fallait pas s’attendre à la mansuétude de la chancellerie. Il allait aussitôt faire jouer d’autres relations qui, etc.
Le généreux caïd, devant la mine déconfite de l’entreprenant jeune homme, le réconforta du mieux qu’il put, mais il était lui-même assez démoralisé. Son pays, son épouse, ses enfants lui manquaient. Il craignait qu’une mauvaise nouvelle ne lui fût cachée, que son fils fût mort en captivité ou pire… qu’il fût devenu gondorien ! Et qui sait ce qu’il advenait de sa tribu, pendant tout ce temps perdu à manger ses économies, et comment allait la santé de l’Oncle, au Pays ?
Hadhar regagna sa chambrette, pensif et résigné.
Le lendemain était jour de foire et de fête. Les rues flamboyaient de fanions, les places résonnaient de musiques, et le peuple immense de cette ville se mêlait en une joyeuse farandole. Hadhar cheminait, triste et solitaire, au milieu de ces enfants se gorgeant de friandises, de ces femmes enjouées, de ces hommes un peu éméchés, et des visiteurs de tous les horizons, venus gouter les plaisirs et le luxe de la paix gondorienne.
Hadhar flânait au hasard des rues animées, sa longue figure désabusée, tirée par les soucis, son sabre battant ses bottes au rythme lent de sa marche lasse. Les flons-flons semblaient glisser sur lui sans l’atteindre. Il errait seul, figure de probité usée, dans une mer agitée d’une joie qui ne le touchait pas.
Soudain une voix gouailleuse le héla, moqueuse et joyeuse. Le caïd, drapé dans sa dignité, se tourna vers les froufrous sautillants. Inurui, la femme qui l’avait taquiné durant leur voyage en coche, surgie de la foule aux bras de deux sémillants admirateurs, s’apprêtait à railler son air austère de vieux grincheux gardien des bonnes mœurs, lorsqu’elle croisa son regard fatigué, résigné et sans colère. Elle congédia les lurons qui dansaient avec elle et s’approcha gentiment :
- Oh ben alors, ç’a pas l’air d’aller, toi !
Hadhar esquissa un sourire désabusé, jetant quelques gouttes d’eau aux quatre vents, d’un geste fataliste.
La femme attrapa le caïd par le bras :
- Allez, tu vas m’expliquer ce qui va pas !
Hadhar se sentait bien seul : il se laissa faire de bonne grâce.
Et les voilà attablés devant un gigot bien garni, le caïd racontant ses malheurs, la fille écoutant, mangeant, et commandant de quoi arroser tout cela. Il lui dit ses illusions, ses compromissions, ses humiliations. Il avoua être venu, humble et naïf, espérant trouver la rédemption de son sacrilège, en s’en remettant au Roi magnanime. Mais il n’avait pu même approcher le souverain.
Inurui écoutait, relançait le flot libérateur des paroles amères, et resservait Hadhar. À présent il montait parfois au caïd, de noirs desseins contre le voile opaque des institutions gondoriennes, mais le sort de son fils retenait sa colère…
Ils parlèrent longuement dans les rumeurs de la fête nocturne, partageant leurs peines et buvant à petits traits les liqueurs du tavernier. À chaque nouvelle timbale, le caïd trempait son doigt dans le breuvage, et laissait tomber une goutte sur le parquet. Devant la moue perplexe d’Inurui, il déclara « qu’une seule goutte d’alcool était sacrilège », lorsque l’eau de la Déesse ne faisait pas défaut.
- Mais votre Déesse n’autorise-t-elle pas l’oubli et le réconfort ? demanda la femme en plantant ses yeux limpides dans ceux de Hadhar.
Le caïd hésita. Pour cette âme droite, le réconfort découlait du devoir accompli…
Lorsque tous deux sortirent enfin de l’auberge, bras-dessus bras-dessous, une lune rousse s’était levée, nimbée de volutes énigmatiques. La voyant, le caïd fut parcouru d’un frisson prémonitoire, et insista pour se rendre immédiatement à la fontaine pour y accomplir ses devoirs. Le rouge prévenait d’une interdiction mortelle. Et le caïd savait bien de quoi il devait se garder… Inurui, elle, n’insista pas, et salua gracieusement son compagnon d’un soir, avant de rejoindre les farandoles, dont on entendait les airs sur les quais, un peu plus loin.
Les jours suivants amenèrent leur lot de démarches et de déceptions, d’un bureau à l’autre de l’administration royale. Le caïd, autant pour se mortifier que pour économiser quelque écu, jeûnait de plus en plus souvent.
Et puis, finalement, alors que notre malheureux caïd, parvenu au bout de ses ressources, commençait vraiment à désespérer – gloire aux trois noms de la Déesse ! – Hadhar fut autorisé à une visite à la Maison des Invités du Roi !
Le petit clerc n’y comprenait rien, mais il fit comme si le crédit lui en revenait ! Quelqu’un de haut placé avait dû intervenir auprès du recteur de l’établissement, car c’était là qu’étaient étroitement gardés les otages les plus nécessaires à la diplomatie du Gondor ! Le caïd se demanda tout de même, si son amie Inurui, par la grâce de ses regards langoureux, n’avait pas infléchi l’humeur de quelque haut personnage…
Pourvu de la liasse des documents exigés, préparée par son ami le clerc, Hadhar rendit grâce aux quatre vents et aux trois visages de la Déesse, puis se présenta à la porte du bastion, deux bonnes heures avant le rendez-vous.
La garde contrôla ses documents et l’admit dans l’enceinte.
Le guichetier contrôla ses documents et lui ouvrit son registre.
Le registre était rédigé en gondorien, mais le guichetier l’aida à trouver le nom de son fils.
Malédiction ! Le registre révélait que son fils avait quitté le borj deux semaines auparavant, pour une autre destination !
Ravalant sa déception, mais ne lâchant pas la piste, le caïd demanda quel était ce nouveau lieu de captivité.
Le guichetier répondit qu’il n’en savait rien. Ce prisonnier et ses compagnons, d’ordinairement assujettis à une garde légère, avait été mis à disposition du légat pour le protectorat gondorien de la Harnen, et transférés, surveillés par une escouade entière, à une autre affectation, pour y être mis au secret !
Le caïd fut parcouru d’un frémissement d’indignation. Ses yeux noirs s’enflammèrent de colère.
Il voyait clair à présent ! On le menait en felouque ! Le Roi lui-même ne pouvait ignorer ce voile de duplicité, de mensonges enrubannés de politesses, que ses fonctionnaires dressaient devant lui ! Ces simagrées indignes étaient combinées !
Hadhar nen Hakhim allait retourner dans son pays ! Il allait s’embusquer au bord des pistes autour de Sûk Abarrim ! Il allait se saisir d’une douzaine de marchands du Gondor et les rançonner ! Avec ces fonds, il allait lever tout l’arrière-pays ! Il fondrait sur Sûk Abarrim et s’emparerait du gouverneur et de sa famille ! On verrait alors si on refuserait de lui rendre son fils !
Sans un mot, dominé par une colère sourde, le caïd sortit du bastion et gagna les quais.
Dépensant ses derniers deniers, il s’embarqua sur un petit transport à fond plat, à destination de Pelargir. Il ne dit pas un mot pendant le voyage, ruminant sa vengeance.
Parvenu au grand port, il n’eut aucun mal à s’enrôler comme guide, sur un cotre qui partait le lendemain pour la Harnen.
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NOTES
[1] La lectrice assidue du Seigneur des Anneaux, en particulier de ses Appendices, aura compris que la salle au sommet du dôme, est la chambre où l’on garde le Palantir d’Osgiliath, la pierre de voyance maitresse du Gondor, qui sombrera dans l’Anduin lors de la terrible guerre civile, nommée « Lutte Fratricide ».
[2] Peut-être la lectrice aura-telle reconnu le mithril ?