Les contes de l'Oie Saoule
Adar Nostomereth
Cette fanfiction a été écrite dans le cadre des Défis d'écriture de Fanfictions.fr de décembre 2017, qui a pour thème « LA FIC' EN CADEAU » Vous y trouverez le vocabulaire imposé de Noël [1], le Père Noël lui-même bien entendu, et autant que possible dans une combinaison surprenante. Vous en jugerez…
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A l’auberge de l’oie saoule…
Valets de ferme et artisans se serrent autour de la flambée qui égaie les murs antiques de reflets chauds et rassurants. Malgré le froid mordant la campagne, les corvées d’hiver avancent bien ; bouviers et fermiers partagent un vin chaud bien mérité. Hier Maître Finran a réuni les voisins pour tuer le cochon dans la cour du château, alors ce soir résonne un petit air de fête pour le solstice d’hiver. Pour cette nuit l’on a hissé le grand chandelier, souvenir des fêtes royales de Thalion, garni de toutes ses bougies.
Les pommes saines et ridées, que les enfants de la classe ont retirées des claies du grenier, mijotent doucement dans une mélasse appétissante, tandis que le boudin noir fricote d’un air guilleret. La boulangère est accueillie de vivats lorsque ses bras potelés déposent de pleins plateaux de sablés aux noisettes, tandis que l’hôtelier tire la première bière blanche…
C’est le temps des vieilles histoires resassées, enrichies au fil des veillées.
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Quelque part dans la Comté, au cours du Long Hiver 2911-2912 de sinistre mémoire…[2]
- Hue dia, mon Pâquier ! Hardi, mon Cabochon !
La charrette grinçait douloureusement dans le vent mugissant. Josso fouettait son attelage bancal avec angoisse devant les amoncellements de neige qui obstruaient le chemin. L’âne et le bœuf faisaient de leur mieux, mais peinaient à trainer la carriole surchargée. L’aîné des fils poussait courageusement à la roue, même si les congères lui montaient déjà à l’épaule.
- Nous n’aurions jamais dû quitter notre trou dans ces conditions, se dit Josso.
Pourtant son épouse, inspirée par quelque songe impérieux, avait insisté pour rejoindre les grands smials des Touque avant la naissance qu’ils attendaient. Quelle folie…
Le froid vif colorait ses joues de carmin, mais ses mèches brunes ployaient sous le givre. Josso se composa un visage volontaire et optimiste pour jeter un coup d’œil sous la bâche de la carriole. Ses deux filles soutenaient son épouse, alitée sur un ballot de paille, tandis que son benjamin surveillait et alimentait un petit poêle de fonte.
Josso fouetta de plus belle, obtenant un admirable coup de collier de son attelage, si dévoué mais tellement inadapté… Le vent mollit quelque peu, mais la neige tomba d’autant plus drue en flocons gras. La route et le pays des collines vertes, méconnaissables, disparaissaient lentement sous un épais linceul blême et uniforme, qui en gommait tous les riants appâts et les moindres points de repère.
Soudain un cri de terreur étouffé retentit sous la bâche. Le visage apeuré de la cadette apparut à l’avant et bredouilla, les lèvres un peu tremblantes :
- Maman a perdu les eaux !
Notre hobbit perdit soudain ce teint rose qui avait fait son succès dans sa jeunesse. Il avait fait face à bien des situations périlleuses ou contrariantes, mais cette expédition s’avérait au-dessus de ses forces…
- … Nous arrivons bientôt ! lança-t-il avec le peu de conviction qui lui restait.
Mais le regard inquiet qu’il lança à son ainé arc-bouté sur la roue, démentait le ton décidé de ses encouragements…
C’est alors que les rafales de vent s’élevèrent à nouveau, où s’entrelaçaient de longs hurlements qui glaçaient le sang. Père et fils s’entre-regardèrent avec effroi.
Des paires d’yeux oblongs apparurent çà et là, luisant d’une flamme mauvaise et fixant la carriole pétrifiée. Puis des silhouettes grises se coulèrent en silence dans le brouillard blanc, souples et menaçantes…
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L’on ne sait d’où il était tombé.
Armés de leurs fourches, Josso et son aîné Bosso, acculés près de leur attelage pris de peur panique, repoussaient avec l’énergie du désespoir, les lâches assauts de la meute.
On avait juste entendu un petit air de clochettes, et en un éclair, sa haute silhouette avait foudroyé le meneur, un loup blanc vif et vicieux, qui roulait des yeux fous et bavait une épaisse écume de sang noir. Puis son épée avait traversé de part en part la gorge d’un énorme mâtin hérissé de poils gris.
Alors bientôt la peur avait changé de camp. Deux louves ardentes se firent roussir la pelisse et s’enfuirent sous le couvert de la forêt, vaste masse fantomatique d’où émergeaient de mornes ramures givrées. La meute se débanda, poussant de petits cris plaintifs.
Josso et Bosso, tout étonnés d’être encore en vie, dévisagèrent le nouveau venu. La crosse de son bâton fumait encore, comme leur sauveur s’avançait, trainant dans la neige une longue caisse de bois frappée de la rune « G ». Cela évoqua des souvenirs lointains aux deux hobbits interloqués, pour qui la réputation d’un vieillard grisonnant, spécialiste des feux d’artifice, était vaguement familière. Retirant son chapeau au large bord, le vieillard sourit d’un air engageant, mais le courroux du combat se lisait encore dans son regard de braise. En dehors de son bâton de magicien et de sa grande épée flamboyante, il avait tout l’air d’un grand-père affable des Grandes Gens, drapé dans son large manteau gris.
Mais les hobbits furent brutalement tirés de leur contemplation hébétée :
- Popa, sanglota une petite voix larmoyante à l’arrière de la carriole.
Père et frère se précipitèrent au secours de la cadette. Ils la découvrirent postée devant l’auvent qu’elle avait défendu, ruisselante de sang.
Un loup gisait raide mort au pied de la charrette, un couteau de boucher effilé profondément enfoncé dans l’oreille. La courageuse petite hobbite, qui répondait au nom de Primevère, avait chèrement défendu les siens, en frappant le monstre qui avait aventuré sa gueule répugnante dans la charrette. Miraculeusement, elle ne souffrait de rien d’autre que quelques ecchymoses – le sang dont elle était aspergée était celui de son agresseur. Mais elle avait horreur de ce contact poisseux…
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Le magicien avait rapidement pris les choses en main, chargé son propre barda dans la charrette et mené la famille à une bergerie toute proche, presque entièrement enfouie sous la neige.
- Je sais où nous sommes, déclara Bosso, c’est la réserve à bois de Fredegar Touque ! C’est le cousin au troisième degré de…
- Bien entendu ! interrompit le magicien d’un air un peu irrité, où voulez-vous donc que nous nous trouvions ? Cet endroit est parfait pour ce que je compte en faire…
Les occupants - à commencer par Mme Myriamel Lafutaie, qui était fort stoïquement entrée en travail - et le contenu de la charrette furent promptement débarqués. Tout le monde, même le bœuf et l’âne, fut logé dans la petite cabane, que l’on vida des réserves de bois d’œuvre qu’elle abritait, pendant que le magicien manigançait quelque tour de sa façon.
Josso Lafutaie, qui était charpentier de la grande cognée, se mit en devoir de « retaper tout ça » et avant que la nuit ne fût tombée, lui et ses fils avaient renforcé la structure, bouché les béances et monté une porte que l’on pouvait barrer de l’intérieur. Le poêle du benjamin permit même de faire bouillir un peu de neige et de les chauffer un peu. Il était temps ! Car Pâquier et Cabochon auraient eu bien du mal à réchauffer de leur souffle, le dernier-né des Lafutaie qui vint au monde par cette froide nuit.
Au dehors mugissait le blizzard cruel, tandis que rôdaient les hordes de loups mangeurs de hobbits. Par moment des glapissements étranglés se faisaient entendre autour de l’abri de fortune. Après avoir prononcé des mots de sauvegarde et d’apaisement, le magicien monta la garde près de la porte, se remémorant les maléfices qu’ourdissait autrefois le Roi-Sorcier d’Angmar, dans le nord, lorsque ses séides traversaient le Baranduin gelé. Non, décidément, ce long hiver 1311 ne lui paraissait pas entièrement naturel, son cousin du Vertbois avait certainement raison… Les hobbits étaient contraints de se terrer dans leurs trous. Si les grands smials ancestraux comme Bourg-de-Touque ou Château-Brande, pourvus d’amples greniers enterrés, ne craignaient pas la famine, les petites fermes isolées comme celle des Lafutaie restaient très exposées. L’heure était sombre et le magicien ruminait sa riposte.
Mais dans la petite cabane, la famille agrandie reposait assoupie, sous la protection du vieux bonhomme. Pâquier et Cabochon mâchaient tranquillement la paille dans leur coin. Le souffle apaisé des enfants endormis évoquait la sérénité de l’existence campagnarde de leur Comté bien-aimée. Les petits bruits de succion avide du nouveau-né à la poitrine de sa maman rythmaient les heures nocturnes, comme une ritournelle protectrice répétée pour exorciser la peur. Le bonheur simple d’une épreuve surmontée et l’espoir de lendemains meilleurs, accompagnaient la naissance de l’enfant.
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Au plus profond de la nuit, le magicien sortit pour une courte patrouille. Les pièges à loup qu’il avait disposés – de redoutables armes ouvragées par les nains des montagnes bleues – avaient fait merveille. Il acheva les monstres happés par les mâchoires d’acier, sans pitié et en silence, et réarma les pièges. Les environs semblaient calmes mais le vieux sorcier pressentait la présence vigilante de la meute, prudemment retranchée à bonne distance sous les frondaisons chargées de givre. De temps à autre, un hurlement lointain augurait que la défaite de la meute ne resterait pas impunie. La neige avait cessé de tomber, et par moment il apercevait même quelques étoiles percer les volutes grises.
Après son inspection minutieuse, le vieil homme prit dans sa besace un long objet, le planta en terre, et alluma la mèche qui en dépassait.
- Le temps est venu à présent, murmura-t-il. Puissiez-vous nous venir en aide dans notre besoin !
Une petite fusée jaillit soudain vers le ciel, éclatant enfin dans un panache silencieux.
Une étoile de plus brillait à présent au firmament. Forte et tenace, elle ne semblait pas affectée par les nuages lourds qui volaient, poussés par l’aquilon.
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Le lendemain matin, une aube morne et froide succéda aux brumes nocturnes fantomatiques. Mais la lueur nouvelle perdurait au milieu des nuages menaçants, jetant çà et là des scintillements joyeux.
Lorsqu’un curieux carillon tintinnabula autour de l’abri, la famille toute entière s’assembla devant la porte, bouche bée. Même Cabochon et Pâquier en oublièrent de mâchouiller.
Un grand traineau vert scintillait sur la neige. Des milliers de clochettes tintaient lorsque l’un des rennes de l’attelage frappait du sabot ou secouait sa splendide pelisse argentée. Le magicien était en grande conversation avec un court personnage tout de brun vêtu, qui gesticulait avec enthousiasme. Sa toque, dont les ailettes repliées lui faisaient comme une cagoule de fourrure, tressautait au rythme des arguments du bonhomme, qui accueillait constamment – qui sur son bâton, qui sur ses bras et ses épaules, et à l’occasion sa coiffe – des kyrielles d’oiseaux de toutes sortes, qu’il renvoyait avec le gazouillis approprié :
- Thranduil me prête son carrosse de mariage. Trrlluît ! Il n’en a plus ni le goût ni l’usage. Zuît Zzluuît ! Et comme il préfère décourager les projets de mariage de son fils… Pshitt Psshuîît ! c’est moi qui garde cette petite merveille ! Kikikiki kikikêkê !
- Mais n’est-ce pas là un peu… voyant ?, objecta le magicien
- L’attelage est rapide et n’a pas son pareil pour passer inaperçu – Kwâakk ! - ou pour mettre en déroute à l’occasion, les fauves de Dol Guldûr ! Trrlluît !
- Après tout, acquiesça le magicien gris…
Toute la famille Lafutaie – avec langes, bébé, provisions et attirail - embarqua donc dans le somptueux traineau, qu’ils trouvèrent encombré de paquets et sacs de toutes sortes, jambonneaux salés, remèdes de Rhosgobel, miches dorées des Beornides, automates des nains du Val et autres mystères des terres lointaines.
Les enfants, ravis insistèrent pour emmener Cabochon et Pâquier, qui roulaient de grands yeux implorants sur le perron du petit abri. Avec un peu de bonne volonté et un petit coup de carillon enchanté, c’est fou ce que l’on peut caser dans le traineau d’un mage ! Car à n’en pas douter, il s’agissait là d’un mage, et même probablement un Roi-mage, guidé céans par la mystérieuse étoile, et cela releva grandement le prestige du magicien aux yeux des hobbits.
Bientôt notre sorcier avait casé sa grande caisse et embarqué lui aussi, et l’attelage filait bon train dans un joyeux carillon rythmé.
- On me rapporte que Bourg-de-Touque est assiégée, lui dit son cousin dans un nuage de passereaux virevoltants.
- Seul le Thain est capable d’organiser la lutte à travers tout le pays ! Il nous faut absolument passer et lui remettre les armes ! dit le magicien gris.
- Alors il nous faut faire vite, sourit le mage brun en secouant vivement les rênes.
Au grand plaisir des enfants – mais avec une certaine appréhension de la part de Myriamel - les rennes fournirent un puissant effort, et le vaisseau elfique parut glisser sur un nuage de neige légère. Et, chose curieuse, le traineau flottait mollement, suivant les rayons de l’astre protecteur qui semblait indiquer la direction.
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Lorsque l’attelage improbable parvint à Bourg de Touque, la situation n’était pas brillante. Il semblait que l’hiver eût concentré là l’essentiel de ses attaques, pour y ensevelir l’âme de la Comté sous une tombe de glace.
Les Touque, qui avaient d’abord lutté pied à pied en transformant les congères en murs de neige, avaient été débordés et contraints d’abandonner le village pour se replier sur l’antique smial. Mais toutes les portes et fenêtres étaient à présent bloquées par une épaisse couche de neige dure. Les défenseurs, d’abord ravis de cette protection, avaient compris qu’ils étaient assiégés, ne pouvaient plus faire usage de leurs arcs, et devaient désormais compter sur eux seuls.
Le roi des loups blancs avait établi son trône au pied de l’antique mélèze, sous lequel le Touque, aux beaux jours, rendait ses arrêts de justice ordinaire. L’arbre vénérable surplombait la colline sous laquelle étaient excavées les galeries des Touque. Le crépuscule approchait et déjà les fauves creusaient des boyaux sur la colline ; la forteresse ne tarderait pas à être investie.
Mais c’était sans compter la combativité des deux vieillards. Leur décision prise en un instant de concertation, le beau traineau vert fit une embardée comme l’attelage de rennes accélérait encore pour forcer le siège. Les grelots éclatèrent en un chant de joie, comme le traineau accélérait de façon vertigineuse. Le mage brun surexcité s’écriait « Yo-ho-ho ! » en fouettant les loups qui osaient s’approcher. Les occupants du traineau se sentirent transportés d’une allégresse combative, tandis que les loups gémissaient et se dispersaient.
Mais le roi des loups n’était pas le dernier des vagabonds. Il appela sa garde en hurlant et se tint prêt à bondir pour engloutir toute cette chair fraiche.
Mal lui en prit, car le magicien gris ne voulut pas se cantonner à un rôle de figuration en présence de son cousin. Il avait de longue date préparé ce moment, et préleva dans sa caisse, un paquet soigneusement étiqueté « Dagnir Carcarotha ». Lorsqu’il brandit son épée, un éclair rouge jeta une lueur ardente sur tout le traineau, comme si la flamme de l’espoir et de la vie elle-même eût été ravivée.
Le roi des loups blancs, dans son orgueil, attrapa au vol, dans sa gueule hérissée de crocs jaunes, le « cadeau » lancé par le magicien gris. Le monstre éclata en centaines de flammèches violettes et vertes, qui s’éparpillèrent autour de lui pour poursuivre les loups de sa garde.
Le magicien gris, très satisfait, à la vérité, de son petit tour, distribua de nombreux autres « cadeaux », que les jeunes hobbits se mirent en devoir de lancer autour du mélèze géant, et même dans ses branches. Les amis à plume du mage brun en jetèrent encore quelques-uns sur les loups les plus courageux, qui succombèrent eux aussi dans des gerbes de lueurs violettes. La colline toute entière ressembla bientôt à un immense feu d’artifice, l’arbre séculaire rayonnant de mille feux, environné des mystérieux paquets des deux vieillards.
Le traineau enchanté s’arrêta enfin près de l’arbre illuminé. Myriamel était ravie, son petit dernier semblait fasciné par le spectacle féérique qui marquait sa naissance ; elle se surprit même à lancer quelques petits paquets pour élargir le cercle de lumière autour de la colline. Une famille d’écureuils descendit du mélèze et entra en conversation avec le mage brun. Un couple de blaireaux, qui avait trouvé refuge entre les racines centenaires, vint également à son aide, et bientôt, il fut en mesure de guider la fine équipe sur la colline défigurée par les loups.
Tandis que le magicien gris déchargeait l’incroyable contenu du traineau, son cousin creusait frénétiquement la glace. Ainsi fut dégagé le conduit de la grande cheminée du smial des Touque. Prudemment, les enfants s’y coulèrent le long d’une corde, suivi du bébé dans un panier d’osier, puis de madame et monsieur Lafutaie.
Le mage brun ne voulut pas s’éterniser – il devait rejoindre sa chère forêt. Mais il confia à son compère gris, un paquet des plus précieux : il s’agissait de jeunes plants verts portant de magnifiques étoiles rouges.
- Ils se nomment Poinsettia. Il vous faut les planter tout autour de ce mélèze !
Le magicien gris s’exécuta, sous la surveillance sourcilleuse du mage brun. Lorsqu’il eut terminé, le gris se releva en massant son dos meurtri :
- J’imagine qu’ils sont utiles dans la lutte contre les loups ? Ces horreurs y sont allergiques, peut-être ?
- Pas du tout, répondit le brun d’un air distrait. Mais je les trouve très jolies en hiver. C’est important !
Enfin le magicien gris fit ses adieux à son fantasque cousin, et le traineau merveilleux s’envola une dernière fois, sous le regard ahuri et déjà un peu nostalgique de Cabochon et Pâquier.
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Le magicien gris posa encore quelques pièges autour de la colline et s’attarda un peu pour parfaire ses enchantements. L’on n’avait jamais contemplé d’arbre si magnifiquement enguirlandé de lumières un soir de naissance !
Puis il descendit les paquetages et les victuailles avant de s’introduire lui aussi par la cheminée, ce qui n’alla pas sans mal !
Lorsqu’il atterrit sur les dalles de la grand’salle, au milieu des paquets qu’il avait amenés, il était couvert de suie. Une ovation suivit cette entrée peu conventionnelle.
Le Touque ordonna une grande fête. La chute du roi des loups et les victuailles distribuées contribuèrent beaucoup à ranimer les forces et le moral des défenseurs, mais le magicien suspecta que la présence du petit hobbit nouveau-né, arraché avec sa famille à une mort certaine, fut la véritable merveille qui rassembla les habitants pour surmonter cette terrible épreuve.
La cheminée put enfin être rallumée. Au cours de la veillée, la mémoire du vieux magicien fut mise à contribution. Tard dans la nuit, les convives rassasiés chantèrent les airs de l’ancien Arnor, et le magicien découvrit que bien des enchantements elfiques s’étaient transformés, en passant des Dunedain aux Hobbits, en de curieuses comptines, apparemment sans aucun sens, mais à l’étrange pouvoir incantatoire.
On ouvrit même, pour l’occasion, quelques chopines d’une liqueur conservée depuis le mariage du grand-père du Thain ! Malheureusement, on constata rapidement que le cru était altéré, car il tenait à la fois du vin vieux pour le goût et de la bière pour le pétillement. Pourtant quelques joyeux risque-tout s’adonnèrent à goûter l’étrange liqueur – ses fines bulles s’avérèrent aiguiser allègrement l’esprit festif des convives. Il va sans dire que cet heureux hasard de brassage, qu’avait commis un obscur viticulteur du Quartier Sud, du nom de Dompère Hignon, fut par la suite élucidé, amélioré, et dégusté dans la joie lors de toute fête digne de ce nom.
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Josso Lafutaie, ayant pris courage au fond d’un broc de bière blanche bien mérité, alla trouver le Thain et, sur son conseil, vint présenter son nouveau-né au digne magicien. Il s’approcha d’un air gauche :
- Sauf vot’respect, Myriamel vous remercie bien de vos bons soins ! Grâce à vot’quincaillerie nous aut’ allons bouter c’te sale engeance de loups blancs par-delà le Brandevin ! Alors en façon de vous honorer, comme qui dirait, nous serions ben contents que vous acceptiez d’être nommé parrain du petit dernier des Lafutaie !
Surpris, le magicien surmonta son embarras et prit le nouveau-né dans ses bras. La cantonade appuyait la demande avec entrain et insistance ! L’espace d’un instant, on eût dit que maintes ridules avaient disparu aux tempes du vieux magicien, qui posa sa grande main calleuse sur le font du bébé, tandis qu’une douce lueur auréolait l’enfant et son parrain :
- J’ai déjà de nombreux noms dans les langues des elfes, des nains et des hommes…
Le sorcier sourit à la petite forme remuante qui vagissait à présent en maltraitant sa barbe grise :
- Mais soit ! En langue ancienne, je serai donc Adar Nostomereth [3]. Cela ne sonne pas si mal !
Et l’on tosta [4] encore et encore à la santé du petit Hobbit et de son parrain.
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Epilogue
Le lendemain, le Thain fit ouvrir les mystérieux colis. Les Hobbits découvrirent un arsenal de guerre – des torches qui brûlent toute la nuit, des pièges à loup forgés par les nains, des colliers bardés pour protéger les chiens, des piques d’acier qui ne se brisent pas par grand froid, outre divers remèdes et remontants.
Le magicien gris s’attaqua au grand portail qu’il libéra de sa gangue de glace, et enfin l’armée des Touque put lever le pays et repousser méthodiquement les loups blancs,
Les formidables chutes de neige qui ont enseveli Eriador au cours de cet hiver mémorable, furent suivies, au printemps, d’un dégel laborieux, qui finit par se précipiter vers la fin avril. Une crue sans précédent envahit alors la vallée du Gwathlô, inondant la grande cité de Tharbad, carrefour commercial de première importance.
Mais la tradition des cadeaux distribués lors de Yule, et la fête du solstice d’hiver, survécut à cette catastrophe, et aux épreuves nombreuses qui devaient suivre. C’est ainsi que parvint jusqu’à nous ce conte un peu baroque mais d’une incontestable authenticité, d’une naissance venant marquer le renouveau de la lumière et de l’espoir, sous l’auspice de forces merveilleuses.
Oh, bien sûr, cette Avent-ure [5] a été réassimilées et transformées par les peuples qui se disputèrent la suprématie culturelle et religieuse de notre monde…[6]
Mais à présent, vous avez certainement deviné, ami lecteur, qui se cache vraiment derrière la légende du Père Noël…
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NOTES
[1] Liste des mots imposés : poinsettia, cagoule, neige, renne, enguirlandé, Avent, liqueur, toasts, joie, famille.
[2] C’est-à-dire l’hiver 1311-1312 selon la datation de la Comté.
[3] Petit thème elfique, à mes risques et périls :
Le père Noël : Adar Nostomereth en Sindarin, et Atto Nostameren en Quenya
Quenya : atto, le père ; nosta, la naissance ; meren, la fête.
Sindarin : adar, le père ; nostor, la naissance ; mereth, la fête.
En admettant que Noël dérive de « natalis » via natal/dal
[4] Ancienne orthographe du verbe « toaster », bien entendu !
[5] C’est bien là l’étymologie de l’Avent, ce qu’il advint lors de l’arrivée de l’enfant sauveur du monde.
[6] La fête de la nativité ne s’est imposée que tardivement dans le canon chrétien. Un empereur romain a d’abord institué une fête impériale syncrétique en surimposant à la fête du solstice d’hiver (Yule chez les celtes, Jôl/Jul en Germanie-Scandinavie), la fête romaine de la naissance du soleil invaincu (sol invictus) et celle du culte de Mithra, célébrant la naissance de la divinité et la victoire de la lumière sur les ténèbres.