Les contes de l'Oie Saoule
Chapitre 32 : Les joyeux chevaliers du Taste-Moût
4684 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 03/06/2018 15:19
La confrérie du Taste-Moût
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Les gens du Chemin Vert sont un peu bizarres. A Bree comme à l’Oie Saoule, ils rapportent des contes, écrivent des versets et chantent dans des langues qu’ils réinventent sans cesse. Leurs étranges manies, mues par un désir d’on ne sait quoi, évoquent les parfums d’une époque oubliée et nous parlent du monde sous une lumière plus ardente.
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Bree, un jour de foire…
Compère Dufimbec et cousin Pathelin s'en allaient de concert picorer quelques verres. Bras-dessus bras-dessous par les rues du vieux bourg, compains goûtaient la vie, les mets, les calembours. L'humeur était folâtre et la saison propice. La foire allait bon train, étalait ses délices. La fête célébrait la bonne ville Bree.
Des artisans vantaient leurs cuirs, tissus, poteries ou pièces de tous bois. Chacun vaquait à ses affaires, si possible juteuses. Un nain des montagnes bleues affûtait des faux, attelé à son banc de rémouleur, dans une plainte assourdissante. Des montagnards du Sud, arborant de fiers tartans, troquaient leurs grands sacs de charbon. Des marchands de blé du Gwathlo côtoyaient les maraîchers locaux et rivalisaient de faconde dans une ambiance de ripailles.
Le notaire Beaupécule, éminent échevin assisté des gardes de la porte, veillait aux poids et mesures, percevait les redevances et réglait les litiges entre comptoirs. Une foule bigarrée se pressait devant les échoppes et se régalait des mets de fête qui embaumaient sous les auvents. Des fermières faisaient déguster leurs tourtes et leurs confiseries. Les jeunes gens échangeaient des œillades devant les étals chargés de victuailles. Voyageurs et locaux se mêlaient joyeusement, partageant des nouvelles du vaste monde.
Des bouviers négociaient, accoudés avec des émigrants du Pays de Dun, hélant bruyamment leurs accointances qui arpentaient les rues boueuses. Quelques hobbits de la Comté déambulaient prudemment au milieu de cette foule, conduisant une paire de bœufs ou quelques oies à vendre au marché aux bestiaux. Parfois l'on croisait l'un des rôdeurs, grand guerrier taciturne vêtu de cuir fatigué, au bras d'une Dame au port de reine sous sa guimpe de lin.
En sa qualité d'autochtone, Dufimbec faisait le tour du propriétaire, instruisant son "cousin de la campagne" des coutumes de la métropole les jours de grande affluence.
Oh, Pathelin n'habitait pas bien loin - il était valet dans une ferme un peu au nord du Bois de Chet. Mais il venait rarement en ville, promener son regard d'homme de la terre.
Dufimbec, lui, logeait "à la capitale", dans Bree même. Ce dilettante, descendant de quelque nobliau, avait remisé la rapière de ses ancêtres et mis sa plume au service de Maître Beaupécule. Un peu greffier, un peu copiste, un peu écrivain public, il arrivait à Dufimbec de tourner le madrigal pour un prétendant en mal d’inspiration.
Aussi, tout en retardant la sienne indéfiniment, se targuait-il d'avoir conclu quelques unions prestigieuses, et se trouvait l’intime de bien des personnages en vue dans le pays de Bree.
Les compères, citadin et campagnard, vaguèrent par les ruelles tout l'après-midi, sous un soleil d’automne assez clément. Ils finissaient des gaudes brûlantes au bout de la rue principale, devant les anciennes écuries du relais, lorsqu'ils s'avisèrent que la nuit commençait à tomber. Remontant la Grand'rue, ils croisèrent la débâcle des marchands qui remballaient les reliefs de la fête.
Les badauds se dispersaient, regagnant les hameaux de Staddel, Archet ou Combe, tandis que les visiteurs s'acheminaient vers les auberges ou leurs maisons d'hôtes.
Pathelin et Dufimbec, étourdis de leur journée, regardèrent passer les Dunéens tirant leurs chars à bras, tandis que les gardiens de la porte houspillaient les derniers retardataires qui démontaient leurs tentes.
Au crépuscule, les rues de Bree s'étaient vidées, rendant au village son air tranquille. Embrasées par les lueurs du couchant, des volutes de fumées s'élevaient des chaumières, qui semblaient se pelotonner sur elles-mêmes dans la froidure nocturne.
- Ah ben alors, c'est-y tout comme à la ferme !, lança Pathelin, mi-désabusé, mi-taquin. A la ville les gens à s'couchent quand les poules ![1]
Contrarié, son cousin Dufimbec dut convenir que la fraicheur du soir d'automne avait un peu clairsemé les rues. Mais il lui coûtait qu'une aussi glorieuse journée s'entachât d'une si morne fin. La ville de foire, trépidante et animée, était redevenue le village frileux et routinier.
- Viens donc au Poney Fringant !, tenta-t-il
- Ah ben on y est déjà allés tantôt ! refusa Pathelin, se rappelant les élancements crâniens qui avaient suivi sa cuite de la veille.
Les compères s'apprêtaient donc à regagner la chambrette du citadin... lorsque Dufimbec eut une illumination !
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Deux silhouettes furtives cheminaient dans la ruelle. Aux aguets, le plus grand progressait de la démarche élastique et prudente de l’aristocrate égaré dans les bas quartiers. A chaque bruit suspect qui s’élevait dans la nuit tombée, il brandissait sa lanterne pour percer la brume. Le plus bedonnant des deux suivait, clopinant du pas tranquille et cadencé du paysan au milieu de ses champs.
Les compères arpentaient la rue, que bordaient les échoppes de petits artisans. Le menu peuple s'était entassé là, dans la ville basse à l'abri de la palissade, mêlant au fil des siècles, leurs modestes chaumières aux ruines des bâtiments royaux et des anciens ateliers.
Soudain la gueule d’un molosse rugit au défaut d’une porte cochère, manquant de peu, de happer Dufimbec au mollet. Un solide hobbit parut à l’œil-de-bœuf, inspectant la rue, son bougeoir à la main.
- Bien le bonsoir, Maître Leronchon !, lança Dufimbec d’un air enjoué, en tâchant de surpasser les furieux aboiements.
Le volet rond se referma dans des grommellements indistincts. La joviale cordialité du breelandais n’avait d’égale que sa méfiance à la nuit tombée. Les sombres légendes du Chemin Vert et des Hauts des Galgals avaient la vie dure…
La ruelle s'élargissait. Des fourches patibulaires surgirent dans la brume. Les poutres de chêne avaient depuis longtemps disparu ; ne subsistait qu'une douzaine de sinistres colonnes de pierre mangées par la mousse, preuve posthume de la puissance des seigneurs du bourg. Dérangée, la hulotte perça la nuit de son appel fantomatique, avant de quitter le maître-pilier dans un froissement d’ailes.
Pathelin frissonna en passant sous le gibet, dressé au milieu d’une vaste place, comme si les masures alentours s’écartaient de ces piliers maudits. L'ancien tribunal était érigé tout à côté, retranché derrière les fers de lances de son portail austère. Les figures sculptées de rachimbourgs sévères, drapés dans leurs robes démodées, soutenaient son fronton de leurs faisceaux usés.
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Dufimbec, après maints regards de conspirateur, poussa la grille qui s’entrouvrit dans un grincement désagréable. Il s'engagea de son pas feutré sous le cortège des magistrats, le long d'une imposante voûte, où gambadait l'écho désinvolte des sabots de Pathelin.
Parvenu au bout du couloir - combien de condamnés avaient quitté les lieux par ce boyau lugubre ? - Dufimbec s'arc-bouta sur la porte, en vain. Pathelin la décoinça d'un coup d'épaule bien ajusté.
Les compères se glissèrent alors dans le sanctuaire et repoussèrent la porte. Les marbres de l'avant-salle renvoyèrent longuement le claquement solennel, comme des huissiers se répètent en chuchotant, l'arrivée de personnages éminents.
Dufimbec éleva sa lanterne ; des ors fatigués s'allumèrent un instant sur les stucs des linteaux. Pathelin s'avança, plus impressionné qu'il ne se l'avouait, par l'imposante hauteur de plafond et la grandiose rectitude des colonnades.
Pourtant, des meubles étaient entassés dans un coin, couverts de toiles d'araignées. De hauts paravents un peu mités, serrés entre les colonnes, dépeignaient pêle-mêle des décors de rivages exotiques ou de campagnes familières. De grandes malles débordaient d'accessoires hétéroclites.
Fouinant dans ce bric-à-brac, Pathelin découvrit des penderies mobiles, où attendaient sagement, dans leurs housses aux senteurs de lavande, les garde-robes passées de princesses de théâtre et les panoplies clinquantes de chevaliers d'opérette.
Dufimbec commentait avec le détachement du citadin blasé :
- ... Oh, ce ne sont là qu’oripeaux et décors des troupes de théâtre qui terminent leur tournée en ville !
En réalité, la dernière compagnie itinérante avait péri, corps et âmes perdus une nuit de brume dans le dédale des Hauts des Galgals. Les bagages de la troupe, retrouvés éventrés sur la route au petit matin, avaient fini dans l'ancien tribunal, où ils servaient parfois lors des festivités estivales.
Mais Dufimbec poursuivait ses péroraisons :
- Quelle ironie, n'est-il pas ? Il n’y a qu'un pas, de la toge du magistrat, au déguisement du comédien ! Après tout, le rituel judiciaire met en scène son autorité, tout comme la scène dramatique exerce un authentique pouvoir incantatoire...
Le valet de ferme n'écoutait plus les divagations savantes de Dufimbec. L'instinct pratique du cousin l'avait attiré plus loin, vers les lueurs qui tremblotaient là-bas.
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Pathelin s'avança vers la salle d'audience du tribunal, qui bruissait de conversations assourdies.
Des braséros où ronronnaient des bûches, baignaient d'une douce chaleur et d'ocres changeants, les lambris de la petite pièce. Faisant face à une estrade, quelques rangées de bancs de bois étaient bondées de petites personnes et de grandes gens, toutes coiffées d'un étrange bonnet de toile multicolore. Sur la chaire trônaient quelques personnages imposants en toge et bonnet, qui gesticulaient moins que les autres, mais chuchotaient avec un air plus mystérieux et plus solennel.
Des groupes hétéroclites occupaient les travées et débattaient de la candidature d'untel, s'indignaient des propos de tel autre, dissertaient des mérites d'un troisième, glosaient des préférences communes ou des aspirations des laissés-pour-compte. L'air grave, la mine inspirée et le ton convaincu des protagonistes laissaient entendre que quelque décision capitale dépendait de l'issue de ces délibérations. Pourtant les groupes ponctuaient fréquemment leurs débats à mi-voix, de libations furtives et de collations discrètes.
Lorsque notre Pathelin entra de sa démarche débonnaire dans la petite pièce tiède et feutrée, les rangées se tournèrent vers lui, dans un silence inquisiteur.
Dufimbec, qui avait vivement revêtu la tenue réglementaire de l'assistance, se précipita au côté de son cousin et prit l'intrus par l'épaule d'un air protecteur.
Le brouhaha reprit lentement, avec l'indifférence retrouvée des occupants de la salle d'audience.
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Nos compères s'assirent dans un coin, Dufimbec drapé dans son air satisfait - après tout, ne venait-il pas d'éviter une crise diplomatique majeure ? - et Pathelin avec l'envie de rire :
- Qu'est-ce c'est ça tout ce bazar ?
Dufimbec attendait la question avec gourmandise :
- Mon Cousin, il s'agit là du Concile Extraordinaire des Joyeux Chevaliers du Taste-Moût !, révéla-t-il avec emphase et enthousiasme.
- Taste-Mou ! souffla Pathelin avec une moue moqueuse et grivoise…
- Absolument ! J'en suis membre honoraire permanent, suite à... moults services rendus... ajouta Dufimbec d'un air pincé.
Pathelin avisa la trogne truculente d'un rustaud de sa connaissance, qui portait toge et bonnet comme le reste de l'assemblée.
- Ah ben lui, il est pas chevalier, je t'en contre-jure ! C'est le bon ami d'la jeune cousine à ma femme ! Il est bûcheron au bois de Chet. Les chevaux, il leur fait traîner des troncs, pas charger sus à l'ennemi !
- Beau Cousin ! Les Joyeux Chevaliers du Taste-Moût ne sont point ordre militaire ! Notre ami Brisebard est l'un de nos plus fidèles bouteillers, il pourvoit à l'approvisionnement de gosier de nos conciles.
Le sujet commençait à intéresser cousin Pathelin. La guilde des Joyeux Chevaliers montrait un certain bon sens à désigner Brisebard, un véritable colosse, pour transborder les fûts de bière et de vin. Evidemment, Brisebard devait prélever une partie du contenu pour se rendre apte à convoyer le contenant. Voilà donc une charge qui méritait doublement de la considération...
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Quelques préposés amenaient paniers et plateaux, qui s'en vinrent rejoindre flasques et tonnelets, abondant sur les tables disposées au pied de l'estrade. Chacun se servait sans façon, mais sans bousculade. Dufimbec attrapa deux pintes :
- Ah ! Voici le panetier et ses tabellions ! Les débats vont pouvoir commencer !
- Quels débats, donc ?
- Hé bien ! La grande affaire de notre confrérie est de veiller à la richesse culturelle de notre bonne ville de Bree.
- ... ?
Bouche bée et regard ahuri de Pathelin incitèrent Dufimbec à reformuler :
- Les Joyeux Chevaliers aiment la musique, les comédies et les tragédies, les beaux-arts, les produits de qualité, ...
- ... et les bonnes ventrées gouleyantes, j'ai compris, finit Pathelin avec un sourire matois.
- Les véritables nourritures rassasient l'esprit ! rétorqua Dufimbec, un pâté à la main et sa chope dans l'autre.
- Si fait ! répondit Pathelin en vidant la sienne. Mais alors, ces débats ?
- Le concile décide quelle activité culturelle doit être soutenue et encouragée. Les plus prometteuses sont d'abord présentées ici-même.
Pathelin ne discernait pas clairement ce que pouvait bien être une activité culturelle. Bien sûr il avait assisté, sur les tréteaux de la foire de printemps, à quelques pantalonnades champêtres. Mais la présente assemblée, même si elle s’adonnait à la bonne chère, se parait de rites fort mystérieux.
L’estrade était pleine à présent et la séance semblait sur le point de commencer. Les capitouls –les dignitaire de la confrérie - s’étaient levés. Tous arboraient une toge rayée de couleurs vives qui rappelaient les mordorures du bonnet.
La doyenne capitoule, une hobbite âgée juchée sur un fauteuil surélevé, souriait à l'assemblée d'un air maternel et bienveillant, mais son regard sagace ne manquait aucun signe de défiance, d'ennui ou d'incompréhension dans l'auditoire. A ses côtés, le notaire Beaupécule, dont le gros crâne chauve s'accommodait mal du petit bonnet multicolore, feuilletait un épais cartulaire de cuir en fronçant ses sourcils épais. A leur droite, une grande femme enjouée taillait sa plume avec application, en rajustant souvent son bonnet d'un air fort coquet.
D'autres dignitaires complétèrent la tablée, non sans la garnir de platées et godets. Enfin, un homme de forte carrure vint s'asseoir au bout de l'estrade, avec l'air patient et décidé du marchand venu négocier des affaires.
- Ah, lui je le connais, souffla Pathelin, c'est Maître Lamalteuse. Il achète l'orge et le houblon à la ferme.
- Il est l'un des pourvoyeurs de délicatesses de notre guilde. Nous tenons à la haute qualité des productions de Bree.
- Alors il est aussi Capitoul, souffla Pathelin avec admiration.
- Non pas ! Maître Lamalteuse n’est que sénéchal dans la hiérarchie de notre confrérie. Il ne peut s’opposer aux propositions des capitouls, qu’à condition de réunir auparavant une motion significative…
La tète tournait au pauvre Pathelin :
- Oh ! Mais comment donc qu'on reconnaît les sénéchaux et les capitouls ?
- C'est très simple, mon cousin ! A la couleur !
- La couleur du bonnet ?
- Que nenni ! La couleur du nez ! Rose pour les chevaliers, Rouge pour les sénéchaux, Violet pour les capitouls !
Pathelin commençait à entrevoir la logique inhérente à ces subtilités hiérarchiques. Les capitouls arboraient avec un bel ensemble, un dégradé nasal cramoisi du plus bel effet.
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La présidente entama simultanément l’ordre du jour et une belle part de tourte :
- Mes chers amis ! - Scrunch - Je déclare ouverte la un-decante-et-unième diète[2] plénière – Miam – de la Joyeuse Chevalerie du Taste-Moût ! Mmm ! Puissent nos papilles et nos esprits – Croc- ne jamais s’assoupir ! Je forme des vœux pour que le brassage qui s’annonce soit aussi riche que l’hiver précédent, et accompagne les divertissements les plus fins ! – Slurp, slurp, slurp, léchage de doigts pour n’en pas perdre une miette - Avant de soumettre à votre sagacité, le fruit des réflexions du consistoire, nous allons pour commencer vous faire lecture de nostre comput, que Maître Beaupécule ici présent, a eu l’obligeance de canabasser pour nous…
Une bonne rasade fit descendre cette copieuse entrée en matière.
Avec une courbette obséquieuse, le notaire chaussa ses lorgnons et se lança dans le détail des comptes – une longue, lente, minutieuse, exhaustive, méticuleuse, superfétatoire, pointilleuse et horripilante lecture par le menu des dépenses et recettes, ponctuée de temps à autres, par de laborieuses déglutitions d’eau ! Un comble ! L’auditoire sombra dans une lamentable léthargie. Seul le marchand Lamalteuse, impassible, semblait suivre avec attention le diligent déballage arithmétique.
Après la troisième digression méthodologique - qui concernait une astucieuse plus-value sur des arpents plantés de grenache – la présidente sentit que la cuisson de la salle arrivait à point. Elle interrompit le notaire sur un taux de change un peu technique et lança :
- Cher Maître Beaupécule ! Votre réputation d’exactitude n’est plus à faire ! Que diriez-vous de préserver votre salive pour exposer vos conclusions ?
Comme par hasard, une hure de sanglier rôtie fit son entrée, toute fumante sur son lit de petits oignons et champignons fricassés du bois de Chet.
- Voilà le péché mignon de notre notaire, chuchota Dufimbec à son cousin.
Et en effet, l’échevin expédia les conclusions, survola les réserves d’usage quant à la sincérité du comput, et concéda son quitus en humant les effluves du rôti. Lorsqu’un hanap de vin vermillon vint sublimer de ses reflets prometteurs, la venaison découpée sous ses yeux, le digne magistrat abandonna toute retenue et s’attabla… définitivement.
Pathelin cligna de l’œil à son cousin qui opina du chef :
- … l’avait donc ben des choses à s’faire pardonner dans l’abaque des Joyeux Chevaliers ?
Mais la Doyenne changeait de sujet au plus vite :
- Je cède à présent la parole à notre Connétable des Hautes Causes.
La jeune femme qui s'était jusqu'ici consacrée à noter les minutes des débats, leva vers l'assistance un visage attristé, comme un masque de théâtre savamment composé :
- Joyeux Chevaliers ! Il nous faut à présent évoquer une perte douloureuse ! L'un des nôtres, que nous considérions comme notre frère, un auteur prometteur au style heureux et alerte, nous a quittés !
- Quelqu'un est mort ? demanda Pathelin en aparté.
- Non ! souffla Dufimbec. Mais notre auteur favori, Maître Vessaim, s’est laissé séduire par une institution concurrente !
- Ah ben je l’connais, c’est le maréchal-ferrant !
- Oui-da, répondit Dufimbec en riant, et il est aussi Maréchal dans notre confrérie !
La passionaria en bonnet poursuivait, effigie de douleur déclamant avec force effets de manches :
- Les suppôts de l’art mercantile ont bassement soudoyé nos muses !
Le marchand Lamalteuse fronçait du sourcil. Peut-être n’appréciait-il guère le haro sur les motivations financières du mécénat.
Mais la harangue continuait, échauffant progressivement la salle :
- Les Compagnons du Finaud Gousier - honni soit leur nom ! – laissent lâchement miroiter de vains artifices ! Refusons ces iniques manœuvres, etc.
La Doyenne, embusquée sur sa chaise haute, auscultait la salle de sous ses paupières mi-closes. Lorsque l’indignation latente commença à s’exprimer sous forme de quolibets et d’imprécations à l’encontre des Compagnons du Finaud Gousier, elle prit la parole :
- Joyeux Chevaliers ! Vous mesurez pleinement la menace, je le vois. Notre consistoire, après avoir mûrement débattu, a résolu d’engager une réforme à la hauteur du péril ! Nous vous écoutons !
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Il y eut quelques secondes d’hébétude.
Les Chevaliers se regardèrent, consternés et un peu honteux. Il était douloureux d’être ainsi arraché au confort et à l’attentisme de la position spectatrice. La doyenne en appelait à eux, les apostrophait directement !
Tandis que la salle bruissait de rumeurs inquiètes, Dufimbec s’amusait beaucoup et commentait avec délectation les initiatives, timides, courageuses ou absurdes, qui fleurissaient çà et là, ainsi que les réactions que l’on pouvait observer sur les bancs de l’ancien tribunal. La séance était lancée et semblait déjà sombrer dans le chaos.
- Mais pourquoi donc qu’elle a fait ça, la doyenne ?
- Voyez-vous, mon cousin, il est fort malaisé de louvoyer entre les intérêts et de composer avec les penchants de si nombreux chevaliers. Le consistoire est facilement critiqué, même s’il est le seul à agir véritablement. La doyenne capitoule est particulièrement visée, malgré son grand âge et son éminente sagacité…
Le front plissé de l’astucieux Pathelin témoignait de l’intense réflexion qui agitait ses méninges :
- Oh, alors elle les laisse patauger dans la cuve, avant de les en sortir ? Elle l’a fait « esprès » ?
- C’est probable ! N’ayez crainte ! Nous ne tarderons pas à percevoir le sens des manœuvres qui animent cet apparent désordre ! Tout ceci, laissé au hasard ? Je n’y crois guère… De toute façon, même si ce l’était, quelque ténor du consistoire feindrait d’en être l’instigateur !
- Mais sur quoi donc qu’on la critique, la doyenne ?
- Sur tout et son contraire ! Par exemple, tenez :
Lorsqu’elle prend la parole, elle monopolise l’attention, mais lorsqu’elle la cède, elle s’en débarrasse !
Lorsqu’elle réclame le calme, elle abuse de son pouvoir, mais lorsqu’elle encourage les débats, elle manque d’autorité !
Lorsqu’elle se montre rigoureuse, elle se prend au sérieux, mais lorsqu’elle est débonnaire, elle n’est plus à la hauteur !
Lorsqu’elle expose ses idées, elle les impose, mais en proposant des choix, elle est indécise !
Audacieuse, elle est taxée d’imprudence, mais prudente, elle est jugée incapable !
- Oh ben, je vois ça ! C’est rien que du claque-gueule de fainéant ![3] La poule qui picore et caquète le plus, c’est jamais celle qui pond l’œuf le plus gros !
Les cousins échangèrent un coup d’œil entendu. Les délibérations de la ville semblaient n’avoir rien à envier, aux commérages de la ferme…
Mais l’assemblée commençait à tourner au vinaigre. Un histrion s’était dressé sur ses ergots, exigeant de remanier la règle des Chevaliers, arguant qu’une sélection plus stricte des postulants, garantirait une fidélité sans faille.
Aussitôt un énergumène le coupa, appelant l’audacieux à justifier de sa propre motivation et des services qu’il avait rendus. Plusieurs protagonistes répondirent en même temps et sur le même ton, et l’assemblée sombra dans une confusion épouvantable.
Les chevaliers les plus récemment armés se sentaient menacés. Les plus anciens, ébranlés dans leurs habitudes, se firent les défenseurs de la tradition. Ceux des membres qui ne fréquentaient la confrérie que pour échapper au quotidien ou à un conjoint encombrant, sentaient que le dessein profond de l’association risquait de leur échapper. Un tohu-bohu s’installa, parcourant la salle comme une bête fabuleuse au dos hérissé de bonnets multicolores, dont l’échine monstrueuse s’ébrouait en ébranlant tour à tour les rangées, l’estrade et les bas-côtés de la salle d’audience.
La Haute Capitoule s’escrimait sur son petit maillet - vestige de l’antique tribunal - frappant vainement le chêne vermoulu du bureau. Le Sénéchal et le Trésorier se toisaient d’un air sombre. Le moindre tabellion trouvait son mot à dire. Bientôt deux clans s’affrontèrent, opposant les tribuns de l’art et des fines études, aux tenants de la ripaille et des chansonnettes grivoises.
Ce désordre impressionna Pathelin, beaucoup plus que l’activité trépidante du marché dans la journée – la ville révélait ici sa véritable nature, complexe et multiple, riche en traditions mais recomposant sans cesse les priorités de ses factions, en équilibres instables du pouvoir. Dufimbec, que ces passes d’arme amusaient beaucoup, reconnut que cette fois, les manœuvres du consistoire n’allaient peut-être pas aboutir au résultat escompté. Cependant il restait confiant, et fit remarquer que l’émotion des belligérants n’empêchait aucun d’eux, de faire honneur aux tourtes et aux chopines.
Et Pathelin se fit la réflexion que ces empoignades semblaient presque partie inhérente des rituels de la confrérie, comme si les chevaliers y prenaient plaisir… Un peu comme les chamailleries incessantes de ses maîtres, à la ferme, dont le couple émaillait immanquablement les veillées…
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Dufimbec avait vu juste. C’est précisément lorsque les consommables vinrent à manquer, que les chevaliers ressentirent le besoin d’amener un peu d’ordre dans les débats. Spontanément, ils se regroupèrent en factions pour affûter leurs arguments, comme des lances sous la bannière d’un porte-parole, et jetaient des regards soupçonneux au groupe contestataire de la travée voisine.
Pathelin se pencha vers son cousin :
- La foire dernière, j’ai vu une petite farce avec la fine équipe de la ferme Dubosquet. On a trouvé ça ben plaisant, avec ma femme. Mais pt’êt que ce s’rait encore plus rigolo si on faisait un concours ? Pis ça m’a fait penser que Maître Vessaim le ferrant c’est un sanguin, y peut pas résister à un défi d’aucune sorte ou à une belle audience. Y’aurait qu’à lui dire que c’est au meilleur qui gagne… Qu’est-ce que t’en crois, cousin ?
Dufimbec considéra un instant son astucieux compère :
- Attendez-moi là, mon cousin ! Je crois que vous avez passé haut la main votre épreuve d’admission !
D’un pas souple et décidé, Dufimbec gagna l’estrade et se faufila derrière les capitouls. Il eut un long entretien avec la doyenne, à voix basse. Une joyeuse étincelle de malice éclaira un instant la prunelle de la vieille hobbite, qui hocha la tête d’un air madré. Le poète s’avança sur l’estrade, s’éclaircissant la voix et adressant un clin d’œil à son cousin.
- Oyez, Joyeux chevaliers ! Oyez !
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NOTES
[1] C’est comme à la ferme, les gens se couchent en même temps que les poules ! (au crépuscule)
[2] Nous vous laissons apprécier la saveur de ce jeu de mot bien involontaire !
[3] Il s’agit uniquement de médisances des oisifs.