Les contes de l'Oie Saoule
Chapitre 30 : Audience à Château-Brande
2917 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 06/05/2018 10:27
Audience à Château-Brande
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En réponse au 61ème défi du Poney Fringant, « Pique-nique »
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Harold Sonnecor, une pinte dans une main et un pilon de poulet dans l’autre, se remémore quelques anecdotes gastronomiques à propos du Pays de Bouc.
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Une foule bigarrée de hobbits des deux sexes et de tous âges, se massait du vestibule à la salle de réception de Château-Brande. Respectueusement alignés sous le regard austère des ancêtres encadrés entre les solives, ils scrutaient et tendaient l’oreille d’un air navré, en direction de la salle où siégeait le Maître du Pays de bouc. Un solide fermier avait amené une gigantesque citrouille, en la faisant rouler devant lui sur les parquets lustrés de l’antique manoir. Derrière lui, une hobbite aux joues rouges lui jetait des regards éloquents, sans s’apercevoir qu’un galopin lui chapardait une pomme dans son panier. Un peu plus loin, un gaillard replet, ses outils suspendus à son baudrier, s’épongeait le front de son mouchoir, avec un air inquiet. Une jeune servante papillonnait des uns aux autres, apportant un rafraichissement à un vieillard endimanché, ou un tabouret à une hobbite enceinte, sans pouvoir répondre à la question que tous lui posaient : A quand leur tour ?
En effet, le chef de clan – Garbadoc, Le Brandebouc[1], maître du Pays de Bouc - tenait audience chaque matin en semaine, et voyait défiler devant lui, une procession de quémandeurs et de plaignants. Son autorité était reconnue des deux côtés du Brandevin, depuis les Greniers jusqu’aux marais de Fondtombe[2], et le moindre désaccord de voisinage était évidemment soumis à son arbitrage.
Mais aujourd’hui la cohue perdait patience. Un cousin par alliance des Brandebouc, venu payer une vieille dette en nature, tenait dans ses bras un porcelet turbulent, dont l’odeur et l’ardeur faisaient place autour de lui. Lorsque son remboursement sur pied se tenait tranquille, c’est le cousin qui maugréait avec autant de mauvaise humeur que la bienséance l’autorisait à manifester.
Car la file n’avançait pas. Les requérants faisaient le pied-de-grue depuis le petit matin, attendant le bon vouloir du maître de maison. Déjà la mère Lactance avait réclamé une banquette, où elle donnait son imposante poitrine à ses petits derniers, au grand soulagement de tous, car la tétée avait fait cesser les braillements des petits affamés. Passée l’heure des deux petits déjeuners et de la collation du matin, le gargouillement des bedaines vides devenait insistant le long de la file d’attente. Marmousets et adultes jetaient d’indécents regards d’envie sur les paniers et plateaux, que les contestants avaient amenés à l’appui de leurs requêtes.
La situation devenait critique. L’audience privée d’une vieille Fouine semblait s’éterniser – Fouine est le nom d’une hobbite âgée, bien entendu. Aussi la jeune servante s’aventura-t-elle jusqu’à la porte de la salle d’audience, et gratta poliment la ronce de noyer.
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Pas de réponse.
…
Nouveaux grattements.
…
Pas mieux.
…
La servante se retourna vers la longue file des requérants, dont tous les regards insistants convergeaient vers sa jolie coiffe de taffetas blanc, à présent toute défaite. Sous la pression populaire, tout doucement, elle entrouvrit un battant et jeta un coup d’œil.
Aussitôt, la jeune hobbite referma précipitamment la porte et, blême et un peu tremblante, fit face aux visiteurs :
- Je… je m’en vas chercher de l’aide !
Comme elle s’esquivait prestement par le couloir, les requérants s’entre-regardèrent avec étonnement.
Peu après, la servante revint, de sa foulée courte et pressée, suivie de la démarche feutrée de M. Gorbulas, qui avait la charge de « Maire du Manoir », ce qui est à peu près celle d’un majordome.
Le neveu du chef de clan entrouvrit à son tour la porte avec l’onctueuse discrétion qu’on lui connaissait.
Après un bref coup d’œil, il la referma aussi vite que l’avait fait la servante. Ayant repris contenance, il annonça avec le ton mielleux et sentencieux d’un huissier de palais :
- Chers visiteurs, point ne fléchissez ! Allons céans remédier à si navrante situation !
Et de se précipiter à son tour dans le couloir, suivi de la servante. Regards et murmures d’étonnements se teintèrent cette fois d’un peu de commisération.
Survinrent alors les grandes et mâles enjambées de M. Rorimac lui-même, fils et héritier du Brandebouc, entrainant dans leur sillage le pas obséquieux de Gorbulas et le trottinement essoufflé de la servante.
Rorimac entrouvrit la porte, risqua un regard et referma le battant. Après un bref conciliabule avec ses acolytes, il se retourna d’un air gêné vers les visiteurs, s’éclaircit la voix dignement et déclara :
-Encore un peu de patience, cela ne devrait plus s’éterniser.
Et le trio de remonter le couloir. Cette fois l’ombre d’une inquiétude se peignit sur les regards des visiteurs. Un bébé se mit à pleurer.
Mais bientôt tinta dans le couloir, le clopinement énergique et saccadé des souliers et de la canne de Mirabelle Touque, l’épouse de Gorbadoc et maîtresse du manoir. Fils, neveu et servante suivaient, l’air mi-rassurés par la présence de l’autorité supérieure, et mi-effrayés par ce qui pourrait en résulter. Sourcils froncés, Mirabelle fit ouvrir les portes en grand.
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Affalé dans son grand fauteuil d’audience, Gorbadoc, le vénérable doyen Brandebouc, ronflait doucement dans son auguste sommeil. La plaignante semblait s’être assoupie elle aussi, courbée sur son tabouret. Sans doute tous deux s’étaient-ils abîmés dans d’insondables réflexions, où la fatigue les avait surpris. La requérante, une maîtresse des herbes renommée dans la Comté, avait la réputation un peu sulfureuse, de disposer de secrets de jouvence. En fait elle était venue réclamer que le Brandebouc lui octroyât accès à la Vieille Forêt, pour y collecter des herbes qui ne poussaient que là.
Un silence gêné s’ensuivit, lorsque les visiteurs découvrirent à quoi le chef du clan consacrait ses audiences privées. Tous remarquèrent une petite fiole, qui trainait sur la table basse à portée de main du Brandebouc. Apparemment le traitement de jouvence devait requérir beaucoup de sommeil ! Quelques sourires crispés s’esquissèrent aux lèvres des plus irrévérencieux, mais aucun n’osa rire ouvertement ou lancer de quolibet. Pourtant la rumeur se répandait vers l’arrière de la cohue, qui se massait à l’entrée du sérail.
Seule Mirabelle semblait vraiment à l’aise. Il faut dire que la fille du Vieux Touque, l’une des fameuses triplées[3], avait toujours tenu son rang parmi les briscards des affaires publiques de la Comté. Elle remonta la salle jusqu’au fauteuil de son époux, et frappa bruyamment la dalle de sa canne.
Le Brandebouc entrouvrit un œil indolent. Il aperçut la foule des curieux massée à l’entrée de la salle d’audience, toute bardée de ses cadeaux et armée de ses requêtes. Il y avait là un ferronnier venu obtenir un délai au sujet d’une dette, plusieurs de ses fermiers venus lui remettre leur dîme, des maçons qu’il avait convoqués pour renforcer le pont des arbalètes, enfin de nombreux alliés de sa famille, qu’il sentait un peu ébranlés dans leur confiance en son autorité. L’air livide et pétrifié de la servante, la posture guindée de son majordome, la mine contrite de son fils et le sourire goguenard de son épouse, en disaient long sur le désappointement de sa maisonnée. Il allait devoir canaliser cette masse de gens et traiter leurs demandes avec brio.
- Je méditais… profondément… sur le cas de la Mère Alchemille, dit-il pour gagner du temps en se redressant un peu dans son fauteuil.
En fait, il s’était assoupi en abordant un problème de conscience : autoriser la maîtresse des herbes à pénétrer dans la Vieille Forêt ne lui posait aucune difficulté, mais il lui fallait assurer la sécurité de la vieille Fouine[4]. Et les souches vermoulues du Tournesaule faisaient parfois des blagues… tout-à-fait inappropriées. La vieille dame, très autoritaire et indépendante, refusait toute forme d’escorte : « Je dois pouvoir chercher une plante, précisément à maturité, quelquesoit l’heure du jour ou la phase de la lune, sans trainer avec moi l’un de vos lourdeaux de Brandebouc ! », avait-elle insisté. Comment lui assurer l’accès, et éloigner les créatures indésirables de la haie ?
- Et avez-vous enfin statué, très Cher, sur le cas de la Mère Alchemille ?, le relança son épouse, avec un certain decorum non dénué d’ironie.
La pupille de Gorbadoc brilla d’un éclat d’intelligence, chassant tout reste de somnolence :
- Absolument ! glapit-il d’un air guilleret.
Mirabelle lui adressa un large sourire, sans l’ombre d’une arrière-pensée ironique cette fois :
- Alors maintenant, il faudrait s’occuper des autres… chuchota-t-elle
- Mais j’y ai déjà pensé !
Il va de soi qu’il n’avait rien réfléchi du tout. Suivant son intuition de l’instant, il haussa le ton en se dressant comme le maire de Hobbitebourg à la tribune :
- J’ordonne un grand pique-nique au bord du Brandevin, à la clairière de fin-des-haies ! Qu’accoure le ban de mes débiteurs et s’y joigne qui plaise !
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Aussitôt la maisonnée toute entière se mit en branle. La servante avertit les cuisines, le majordome ponctionna le cellier, et Rorimac convoqua la famille, tandis que la foule revigorée vidait les lieux.
Bientôt une file continue de chariots et de voitures à bras s’était formée et s’acheminait vers le sud, constamment renforcée par des familles qui se joignaient au cortège, les uns avec jambons et saucisses, les autres avec miches et brioches, et les plus modestes avec des brassées de légumes de leurs jardins. Comme Gorbulas passait devant le grand portail de Château-Brande, conduisant une charrette encombrée de marmites, de fromages et de quelques tonneaux fort prometteurs, Gorbadoc chargea Rorimac d’une course un peu spéciale, sous le regard entendu de Mirabelle.
La joyeuse cavalcade, augmentée de quelques familles à chaque ferme, parvint au bout de la route, à Fin-des-haies. La barrière d’aubépines et de ronces qui séparait le bocage de la Vieille Forêt, rejoignait le fleuve, presqu’à l’endroit où la rivière Tournesaule déversait ses eaux vives dans le cours boueux du Brandevin. Sur le gras gazon de la rive, s’improvisa l’une des parties de campagne les plus mémorables du règne de Gorbadoc.
Une première collation, solide, rapide et sans fioritures, vint tout d’abord restaurer les forces déclinantes des requérants qui avaient patienté toute la matinée à Château-Brande. Puis le maitre du Pays de Bouc les gratifia d’un discours généreux, qui exemptait ses débiteurs, pour prix des victuailles qui alimentaient le pique-nique. Les arbitrages furent reportés à plus tard, et on raconte même qu’une partie des adversaires se réconcilièrent autour des tourtes de Mirabelle. Mais le rusé patriarche mit également au travail les corps de métier qui se trouvaient là. En un temps record, les maçons, aidés des nombreux Brandebouc, Touque, Bolger, Fouine et autres cousins, excavèrent un tunnel et érigèrent une porte solide sous la haie. Gorbadoc en remit solennellement une clé à Alchemille, tout en conservant un double à l’usage de la famille.
Le terrassement terminé, une véritable fête s’organisa. Les tonneaux de bière et de vin furent mis en perce, et une cuisine de plein-air improvisée autour de broches où déjà rôtissaient quelques arriérés de dettes, sous la forme d’un cochon et quelques moutons. La bonne humeur déferla comme un ruisseau descend des cimes après une période de sécheresse. On s’aventura à la chasse aux champignons de l’autre côté de la haie, et toute l’assemblée se régala d’une gigantesque omelette aux lards et aux champignons, après qu’Alchemille eut trié la récolte. Un certain Bilbon Sacquet, un neveu de Mirabelle, un original encore célibataire, amusa l’assemblée avec ses tours de farfadet – il disparaissait comme par enchantement sous la table, puis réapparaissait derrière le tonneau de bière, exhibant malicieusement la montre à gousset subtilisée au Maître du Pays de Bouc !
Lorsque l’orchestre de Château-Brande entonna sa première gigue, une ovation salua Gorbadoc et Mirabelle. Un nombre considérable de hobbits des deux rives du Brandevin s’étaient joints à la joyeuse compagnie, qui fit haute noise et grandes ripailles tout l’après-midi. Les jeux et les concours allaient bon train, favorisant les rencontres inattendues.
Au moment du souper, les batteries des auberges alentours avaient été appelées en renfort, car de nouveaux venus avaient encore grossi les rangs des fêtards. On suspendit des lampions aux arbres de la haie et aux trembles le long du Brandevin. Le pique-nique impromptu avait à présent tout-à-fait l’air d’une fête de mariage, quoique les convives fussent étendus dans l’herbe, sur les nappes fleuries de Château-Brande.
Survint alors un personnage de haute taille, tout de gris vêtu. Rorimac était allé le quérir de la part de ses parents, et l’avait trouvé au Poney Fringant à Bree. Repus et enjoués, les hobbits ne s’alarmèrent guère de sa présence, bien que la réputation de "trouble-paix" du vieillard fût établie depuis longtemps. Installé à la droite du Brandebouc, le magicien lissait sa longue barbe blanche d’un air dubitatif, mais l’éclat amusé de ses pupilles sombres luisait sous son chapeau aux larges bords. Des ronds de fumée étrangement évocateurs s’échappaient de sa bouche tandis qu’il devisait avec Gorbadoc :
- Partager le bénéfice de vos créances, transporter votre maisonnée aux rives du Brandevin, creuser un second accès sous la haie, et tout cela pour la veuve Sonnecor ? Quelle étrange idée…
- Cela profite à tout le voisinage. Et j’ai la satisfaction de voir que les dons que j’ai consentis ont été spontanément partagés par les bénéficiaires. Quant à la mère Alchemille, elle apporte une aide précieuse à mes gens. Nous lui devons bien cela.
- Vous avez fait d’une pierre deux coups…
Le magicien et le vieux hobbit échangèrent un regard madré :
- Il fallait bien que je re-hausse un peu mon prestige… Une action d’éclat s’imposait !
- Vous avez agi sagement, dit le vieillard, en allégeant la peine des plus pauvres.
- Mais Gandalf… Pour les créatures du Tournesaule ?
Le magicien pétunait et soufflait une curieuse volute en forme de petit personnage barbu, avec une plume à son chapeau.
- Oh, si j’étais vous, je ne me ferais pas trop de souci, répondit-il en clignant de l’œil. Avec le raffut que vous avez fait ici toute la journée, je gage que les vieilles souches grincheuses se sont retirées vers le cœur de la Vieille Forêt ! Et je vais adresser un message à de vieux amis qui veilleront à la tranquillité de la rivière…
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On raconte qu’après ce pique-nique mémorable, le Brandebouc ne se cacha plus de s’adonner à la sieste réparatrice. Ces intermèdes étaient salutaires, disait-il, pour rendre des arrêts avisés. Il arrivait parfois que les siestes se prolongeassent plus que de raison, même pendant les audiences publiques. Son entourage laissait faire, car il est dit que les justes décisions jaillissaient au moment du réveil –qui aurait osé interrompre l’inspiration du maître du Pays de Bouc ? D’aucuns le soupçonnaient même de ne pas toujours véritablement s’endormir, mais d’observer un peu l’attitude des plaignants, derrière ses paupières mi-closes, ce qui l’aidait à se faire une opinion.
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Notes
[1] On désigne ainsi le chef du clan
[2] Stock est traduit par Les Greniers et Deephallow par Fondtombe
[3] Mirabella, Belladona et Donamira furent un célèbre trio de jeunes dévergondées. On prétend que le Vieux Touque avait épousé une fée, et que toute la fantaisie, l’indépendance, la bizarrerie, et même les pouvoirs magiques de son épouse, s’étaient incarnés dans les personnalités rebelles de leurs triplées.
[4] Alchemille Fouine, veuve Sonnecor. Vous en avez déjà entendu parler.