Les contes de l'Oie Saoule

Chapitre 27 : Les sentiers de Nan Elmoth - 4 - Chronique d'une folie annoncée

4039 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 08/01/2021 20:03

Les sentiers de Nan Elmoth

Partie 4 - Chronique d’une folie annoncée

.oOo.

Un rougeoiement d’outre-monde couvait au cœur du foyer. Les traits tendus d’incarnat, l’Elfe du crépuscule dardait un regard acéré sur sa lame chauffée à blanc.

L’épée mille fois battue et trempée dans l’élixir secret du maître forgeron, jetait des étincelles sous ses coups de marteau. L’elfe travaillait l’alliage surchauffé d’un rythme rapide.

Eöl frappait le métal, affinait la matière, y instillait sa pensée coup après coup.

Il frappait, assénait au métal la force insistante de sa volonté.

Il frappait encore, épurait le fil acéré en une gracieuse ligne de fuite.

Eöl frappait toujours, insinuait l’arabesque au cœur du tranchant.

Eöl frappait la lame au rythme de son pouls.

Il frappait encore, avec la constance de la foi. Il instaurait au cœur de la matière, un subtil équilibre entre dureté et souplesse.

Il abolissait le temps dans le tintement de ses coups sur l’alliage.

Il frappait depuis toujours et pour l’éternité.

Il sonnait sans fin la mélopée monotone du marteau sur l’enclume, s’étourdissant lui-même et gagnant l’éther des puretés incandescentes.

Eöl plongeait aux sources de son art, confondant en un même rêve de création, les milliers de fournaises et les milliers de trempes, qui se succédaient comme les jours innombrables.

L’Elfe du crépuscule remontait doucement le temps des vivants, quêtant l’étincelle créatrice de sa jeunesse dans le lacis de ses souvenirs.

.oOo.

Au temps béni des étoiles, Eöl s’était levé sur les rives du Lac de l’éveil. Curieux et passionné, il avait parcouru les sommets et les vallées, découvrant les germes des plantes encore endormies dans le sol, et les gemmes écloses dans la roche. Animé du désir d’approfondir le pourquoi de ces choses, il faisait partie des élus capables de révéler les secrets de la terre. Très tôt il avait tourné son entendement vers la matière et ses mystères. Il s’était aventuré sur l’onde du Cuiviënen [1] et en avait sondé les abysses. Persévérant et appliqué, il acquit une intimité étroite avec la terre, et fut bientôt capable de tirer de la glaise brute et des oxydes impurs, des objets aux formes délicates et aux reflets irisés.

Introverti et solitaire, Eöl pouvait scruter les âmes de ses semblables, du même esprit pénétrant qu’il appliquait à l’observation de toute chose. Lorsque des émissaires étaient venus vanter la gloire de Melkor, il avait décelé la duplicité et l’envie, mâtinées de peur. Fort et indépendant, il s’était fermé aux promesses des puissants, rejetant tout leurre, et recherchait la vérité par lui-même. Il fut l’un des premiers à s’aventurer au loin, faisant face aux dangers de la terre.

Eöl affectionnait particulièrement les montagnes, où la roche affleurait, dévoilant ses nuances. Il s’attardait longuement sur les sommets, trônant en paix sous le scintillement des étoiles. Car le temps s’écoulait lentement en cet âge du monde, que ne rythmait encore, ni la floraison des arbres de Valinor, ni le voyage céleste de leurs derniers rejetons.

Alors qu’il contemplait le firmament, son regard perçant accrocha une fine traînée incandescente. Les Elfes, occupés en palabres sans fins à propos des insinuations de Melkor, n’y prêtèrent pas attention. Il fut le seul à suivre le signe, guidé par sa foi ardente, sur des lieues et des lieues.

Au sommet des montagnes bleues, il aperçut enfin une lueur à l’horizon : un astre à l’agonie s’était abîmé dans une sombre vallée, bouleversant et enflammant les alentours. Il atteignit le mégalithe alors que s’apaisait l’incendie.

Eöl explora la roche brisée autour de l’étoile déchue. Il y découvrit des merveilles – des cristaux inouïs, des blocs de minerais fondus sous l’impact, des roches luminescentes inconnues… Il sut qu’il avait trouvé la demeure des siècles et proclama sa souveraineté.

Il s’installa dans son royaume minéral, au milieu des gemmes et de la poussière d’étoile. La formidable déflagration avait écartelé le sol, le lézardant de galeries instables. A force de volonté, de ténacité, l’elfe du crépuscule déblaya les décombres, consolida les boyaux, dégagea des salles et fortifia l’entrée. Sous le mégalithe, il bâtit une forge et un creuset. Une pierre noire et légère brûlait dans son foyer, d’une combustion lente et puissante, mais sans aucune flamme.

C’est à cette époque qu’Eöl fit la connaissance des nains, en sauvant quelques-uns des mandibules de terribles arachnides. Et l’amitié naquit entre le seigneur de Nan Elmoth et ce peuple fouisseur, dont les tribus fondèrent des mines et des royaumes dans les montagnes bleues. Ils échangèrent des richesses et des secrets de forge qui resserrèrent encore leurs liens.

Les salles de Nan Elmoth se parèrent de riches draperies et s’égayèrent de lumières, son cellier se garnit de vastes réserves, et les nains offrirent à Eöl, une porte pour son royaume souterrain – une de ces portes enchantées, que seul commande leur maître.

Les minerais de l’étoile déchue lui livrèrent leurs secrets et le forgeron les plia à sa volonté. Un alliage nouveau naquit entre ses mains, germe des étoiles ensemencé par la fougue de son esprit tourmenté. Ainsi deux formidables épées jumelles consacrèrent le génie du forgeron elfe. Ces chefs d’œuvre, Anglachel et Anguirel, lames noires et vives, devinrent mortelles aux créatures de Morgoth entre les mains de l’elfe du crépuscule.

A cette époque, bien des choses mauvaises déferlaient du Nord, où Morgoth avait bâti son repaire. Des monstres plus répugnants que les orques parcouraient alors la terre sous les étoiles. Nan Elmoth était devenu un havre craint des séides du Seigneur des ténèbres, qu’attiraient les secrets et les trésors de l’étoile déchue.

Mais alors que leurs attaques redoublaient, et que le royaume de Nan Elmoth semblait perdu, les Valar déployèrent leurs bannières et assaillirent Utumno. Bientôt la forteresse de Morgoth fut mise à bas, et le noir ennemi du monde écrasé sous la botte de Tulkas. [2]

Eöl, seul parmi les enfants d’Illuvatar, prit part à la gloire de cette victoire et un émissaire des Valar se présenta à sa porte.

L’Elfe du crépuscule le reçut avec courtoisie, s’émerveillant de la lumière qui baignait le regard du visiteur. Eöl s’attendait à ce qu’on lui offrît, à nouveau, de rejoindre les demeures des Valar, comme il avait déjà été proposé. Il s’apprêtait à refuser, en raison de l’attachement qu’il éprouvait pour l’œuvre de ses mains, et des promesses encore recelées par l’étoile tombée.

A sa grande surprise, il ne fut pas question de Valinor. L’émissaire n’offrait rien en remerciement – au contraire, il demandait de l’aide ! En fin de compte, il fallut se rendre à l’évidence : les richesses de Nan Elmoth étaient bien ce qui intéressait les Valar. Eöl en conçut une profonde amertume, car pour conserver son indépendance, il dut concéder un gage.

L’Elfe du crépuscule, se jurant bien de ne plus se faire berner par les puissants, dut accepter de construire une chaine, gigantesque, qui devait entraver Morgoth. Ainsi Eöl mit la plus grande part de son art dans la forge d’Angainor, les fers des Valar. Mais le précieux alliage qu’il avait inventé se trouvait souillé, dévoyé en une vulgaire rançon. Son ressentiment aiguillonna ses gestes, mais cet exploit lui coûta cher, puisqu’il draina la meilleure part de son énergie créatrice.

.oOo.

Le seigneur de Nan Elmoth ressassait ses griefs, s’essayant à la forge de temps à autres, et veillait jalousement sur ses trésors. Il menait une guerre sans merci aux araignées qui avaient échappé à la ruine d’Utumno, et hantaient à présent la vallée de la terreur.

C’est ainsi qu’il rencontra son destin, alors qu’il s’en revenait d’une expédition contre ses ennemies, aux contreforts d’Ered Dorthonion.

Comme il s’approchait du cœur de son royaume, il aperçut une forme, silhouette vague accroupie à l’ombre miroitante de l’étoile déchue. Une svelte créature observait sans crainte l’austère beauté du domaine d’Eöl. Circonspect, l’elfe s’approcha, ses épées prêtes à entrer dans leur sarabande de la mort.

Lorsque la forme se retourna pour le contempler, Eöl resta pétrifié. La silhouette d’ombre souple lui sembla une épure à peine ébauchée, une enfant vif-argent échappée des limbes, à la grâce divine mais aux mouvements gauches encore. Du visage, il ne retint que ses yeux, immenses dans leur grave candeur, et pourtant pétillant d’une tendre curiosité. L’œuf oublié d’une déesse semblait avoir éclos par hasard dans les terres sauvages, caressé par un rayon d’étoile. Ce rejeton tardif de la création enveloppait l’elfe d’un regard interrogateur. Elle semblait reproduire tous ses gestes avec un coup d’œil complice, et s’imprégnait avec délice de toutes les nuances entraperçues dans les mimiques de l’elfe.

Le visage aux traits indécis semblait s’affiner à chaque instant, sa physionomie comme enrichie des hésitations échangées avec Eöl. L’elfe et la créature se firent face durant quelques instants, charmés par la grâce fragile de leur rencontre. Eöl ignorait qui le scrutait avec une attention si profonde et cette séduction immanente. Mais à présent il en était sûr – un puissant esprit, vierge de tout commerce avec les elfes, aux grâces féminines, animait ce corps insaisissable. Il étendit la main vers la Maïa – aussitôt une ombre de défiance ternit le regard avenant, et la forme s’éclipsa vivement, souple comme une nuée dans le vent.

Eöl héla la silhouette effarouchée : « Dero Bain Bessaïnë ! » [3]

Une bienveillance inquiète perçait dans la voix de l’elfe, malgré le ton farouche. La forme s’arrêta et se retourna, jeune femme à présent, dévisageant Eöl avec une intensité formidable. Ses prunelles ardaient d’un feu nouveau, comme une étincelle embrase la mèche d’une lampe. Son âme entrevoyait-elle une raison d’être ? L’intérêt de l’elfe semblait avoir donné corps à l’instinct de la jeune Maïa, par le truchement du parler elfique. Tendue comme un arc, mais le regard curieux, elle attendait d’autres paroles avec avidité.

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Le souffle court, Eöl s’assit en tailleur sur un banc de pierre et invita du geste, sa compagne à ses côtés. La gorge un peu nouée par un trouble étrange, l’elfe plongea son regard dans les pupilles implorantes. Il lut la lente solitude sous l’obscurité. Il reconnut blessures et défiance infligées par le noir ennemi. Il éprouva le puissant instinct de conservation et le besoin d’accomplissement de la créature frémissant devant lui. Il devina l’espoir mussé au-dedans, malgré les épreuves de l’oubli. Les lèvres entrouvertes de la Maïa remuaient doucement, hésitation émouvante entre la promesse d’un baiser et le mime du langage.

Alors Eöl partagea ses mots. Il ouvrit le livre merveilleux du parler elfique et laissa s’envoler au hasard, les émotions qui papillonnaient en lui. Il sertit pour elle des phrases de paix. Il susurra sa forme au frémissement du vent dans les branches du mélèze. Il proféra de glorieuses professions de foi. Il célébra la beauté des étoiles. Il chuchota le bonheur de partager l’intimité d’une âme amie. Il édicta pour elle des sentences royales. Il caressa la sensation pour évoquer le sentiment. Il lui dit les mots tout simples, de l’émerveillement et de la surprise, de la faim et du plaisir. Il invoqua la puissance du verbe sur les choses nommées.

La jeune Maïa l’écoutait avec émerveillement. Comme libérée d’un carcan, elle s’appropriait avidement le pouvoir du langage. Séduite par la musique des mots, elle s’imprégnait du sens par les images qui naissaient des paroles d’Eöl. Matrice pour l’esprit de chaque elfe, leur langue héritait du génie de tout le peuple des Eldar. Et la créature en buvait chaque effluve avec délice.

Eöl parla longuement sous les étoiles. La Maïa lui répondait parfois, son doux visage baigné de larmes, par des interjections dont l’intonation jubilatoire le ravissait. Enfin il l’invita à demeurer avec lui. Sa compagne à présent incarnait une jeune elfe, alerte et impatiente d’apprendre. Après un bref regard vers les collines, elle suivit l’Elfe du crépuscule.

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La Maïa, étendue sur la mousse, laissait vaguer son regard d’une constellation à l’autre, dont elle murmurait avec douceur les noms délicats. Depuis sa rencontre avec l’elfe, elle ressentait dans sa chair, avec une acuité renouvelée, la sensation du monde et l’élan de la création. Les sons appris, les mots échangés, avaient révélé l’étendue de son propre savoir, décuplant son emprise sur Arda. Jamais don plus précieux ne lui avait été accordé. Pourtant il lui restait à la commissure du cœur, une pénombre inaccomplie, un dernier secret à trouver en elle-même. Attentive aux émotions du compagnon couché à ses côtés, elle sentait sourdre en elle les battements de cœur de l’elfe.

Il ressentit la caresse de son regard tendrement interrogateur qui le parcourait. Le maître des mots se tourna vers elle. Il n’avait jamais contemplé pupilles aussi sereinement avides d’embrasser l’univers. Le pouvoir dont il éprouvait à présent le joug, savait se passer de paroles. Il glissa avec abandon dans les eaux limpides de son regard complice et reconnaissant.

Une douce flamme de désir s’érigeait brûlante contre sa hanche. Elle emprisonna ce cœur palpitant avec une tendresse taquine. Les lèvres ensorceleuses d’Eöl s’aventurèrent par les plaines et les collines de son corps d’albâtre, musardèrent au long des tendres replis nacrés, avec une lenteur exaspérante. La Maïa lova les lianes de ses bras et entortilla ses jambes autour de l’explorateur, s’appropriant chaque geste délicat.

La fleur de son sourire s’arrondit en une conque voluptueuse. L’univers avait trouvé son axe. Le dôme d’étoiles se mit à tanguer lentement, animé par la silhouette sombre de l’elfe. Arc-bouté aux margelles de ses yeux, il y mirait les remous de l'âme émue.

Eöl ondoyait aux tréfonds ultimes de sa compagne, mêlant dans le même rêve de création, le chant syncopé de la chair, la fournaise de son désir et les milliers d’étoiles, depuis toujours jusqu’à l’éternité.

La Maïa avait saisi à bras le corps la substance du monde. Elle chevauchait ses sensations nouvelles avec une ardeur sans retour. Enfin les pointes graciles de ses doigts se crispèrent sur l’échine brûlante de son compagnon, dans un long soupir de délivrance.

Revenus des limbes, joue contre joue, ils écoutèrent l’orage se dissoudre en eux. Nimbés d’un fragile sentiment d’immuabilité, ils contemplèrent le firmament qui veillait sur leur couche.

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La Maïa avait presque achevé d’assumer sa condition charnelle - ancrée en ce monde, elle avait désormais prise sur Arda. L’étoile déchue devint l’épicentre de son épanouissement. Où que portât son regard, fleurissait la beauté. Les œuvres de ses mains anoblissaient les salles souterraines et paraient de majesté les abords du refuge. Elle répandait alentours la quiétude de sa force intérieure. Elle ne prenait aucune part au combat contre les séides de Morgoth. Pourtant elle repoussait les frontières de Nan Elmoth, où se répandaient ses vapeurs salubres et protectrices, que craignait toute créature néfaste.

La Maïa grandit en grâce dans une satiété sans cesse renouvelée, pendant quelques temps – bien des années au comput des hommes qui devaient advenir. Pourtant sa bienheureuse plénitude restait entachée d’une ombre inaccomplie.

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À cette époque, quelques elfes s’étaient rendus en Beleriand. À ce que l’on disait, à la suite de leurs princes Olwë et Elwë, les Sindar avaient enfin suivi les émissaires des Valar, vers l’occident. Des groupes épars parcouraient les vastes forêts de Neldoreth, de Region ou d’Arthorien et s’y perdaient parfois. Certaines tribus hésitaient, explorant ces terres où avaient passé la fureur de Morgoth et la vengeance des Valar. Ils découvraient maintes merveilles, mais certains s’aventurèrent en Dor Dinen ou dans la triste vallée de Dungortheb, pour leur malheur.

C’est ainsi que quelques elfes en détresse se présentèrent devant Eöl, attirés par l’aura de paix de sa compagne. Leur groupe avait été attaqué par les araignées au-delà de la rivière Esgalduin. Leur prince, capturé, était donc promis à une mort atroce, dévoré par les rejetons éclos dans ses propres entrailles.

Le Seigneur de Nan Elmoth accorda son aide aux réfugiés. Il était bien placé pour évaluer les risques d’un assaut au cœur des monts de la terreur, et refusa de porter secours aux victimes, même lorsque les elfes se prosternèrent devant lui. Il fallut que sa compagne se joignît à leurs prières, pour le décider à risquer le tout pour le tout.

Alors Eöl se leva et arma les réfugiés. Sa Dame le vêtit de pénombre. Il chaussa son heaume de galvorn, tout comme il drapait son âme de sa dévotion pour elle. Les combattants partirent sous la bénédiction de la Maïa.

On ignore tout de cette bataille. Les araignées tombèrent par centaines sous leurs coups furieux, mais bien des elfes tombèrent sous les mandibules acérées de la reine de Dungortheb. Les survivants revinrent, échevelés et hagards, portant sur un pavois le prince, bouffi de la semence des ignobles créatures. Ivre d’horreur, Eöl avait pourfendu la garde d’épeires de ses deux lames merveilleuses, puis ramené victorieusement l’escouade, soutenu seulement par la pensée de sa Dame. Mais il avait laissé sur le champ de bataille, une part de sa foi en la vie.

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Le blessé fut admis en la garde de la Maïa. Elle déploya tout son art pour lui porter secours. Luttant pied à pied contre l’horrible infestation, elle peina longuement.

Le mal gagnait, semblant dévorer les entrailles de la victime, et oblitérer la lumière de son âme. Au fil des soins et des revers, il arrivait que le malade, dont l’esprit divaguait sous l’emprise de la fièvre, prononçât quelques mots. La musique du Sindarin ravissait la Maïa, et lui rendait la confiance qui lui manquait. En dépit des cris de terreur du malade, certaines de ses paroles laissaient entrevoir un monde d’espoir, une vision noble et optimiste chevillée au cœur.

Eöl n’était que rarement admis au chevet de son hôte, et il ne parvenait pas à convaincre sa dame de prendre quelque repos.

L’état du malade finit pas se stabiliser. Mais la Maïa veilla encore longuement, guettant sans relâche le souffle salvateur ou une parole lumineuse de son protégé.

Enfin le convalescent reprit conscience. Lorsque son regard se posa sur son hôtesse, il crut qu’il se trouvait à présent en Valinor.

- « Yavanna ! » s’exclama-t-il, croyant reconnaitre la gardienne de ce qui vit dans la terre.

La beauté de la Maïa penchée sur lui, appelait en lui ce nom béni.

Interdite, elle contempla le miraculé qui semblait parler d’or. Un frisson la parcourut, comme les syllabes se frayaient un chemin à travers sa mémoire. Yavanna avait été un nom proche… Le souvenir lui revint à flot. Avant l’origine, elle avait été sœur de Yavanna [4].

L’esprit illuminé dans un éclair, elle répondit dans un sourire tremblant :

- Je me nomme Melian.

Elle versa une larme qui roula lentement sur sa joue, avant de perler au bord de son menton. L’elfe la cueillit en un geste tendre d’apaisement et sourit à Melian :

- On m’appelle Elwë.

Un halo de bonheur sembla luire dans la sombre caverne, unissant à jamais les deux rescapés.

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Eöl martelait le métal depuis toujours et pour l’éternité.

Ainsi la trahison avait sali chacune de ses générosités.

Melian s’était enfuie, subjuguée par la candeur lumineuse d’Elwë. Le couple avait trouvé asile dans les mille cavernes de Menegroth, et fondé un royaume, où de nombreux Sindar les avaient rejoints. Melian avait levé une barrière invisible et enchantée ceinturant leur domaine. L'Anneau de Melian empêchait quiconque d'entrer en Doriath sans y avoir été invité. Les voyageurs indésirables se perdaient inexorablement dans les lacis enchantés des bois, pour ne jamais retrouver leur chemin.

Eöl forgeait sa lame avec la persévérance d’un automate des nains.

Eöl frappait le métal en vain, sans retrouver ni fougue ni foi.

Ses efforts trahis l’avaient spolié de sa force. Sans cesse on l’avait volé.

Plus tard encore, lorsque Doriath s’était étendu à mesure que les Sindar se renforçaient, Elwë avait exigé que Nan Elmoth lui fût soumise. Melian était intervenue pour que son ancien amour fût épargné.

Elwë, que l’on nommait à présent Thingol, avait pourtant exigé une rançon. Une fois encore, Eöl avait dû ravaler sa fierté. Maudissant à jamais la fameuse lame, il avait concédé Anglachel à l’impudent roitelet [5].

On l’avait trompé, encore et encore… Plus jamais on ne le tromperait.

Les griefs dansaient devant Eöl, qui s’hypnotisait lui-même par la forge sempiternelle.

Pourtant, par moments, le visage grave d’Aredhel rappelait Eöl de son rêve éveillé.

Le forgeron abandonna son marteau. Une sensation d’honneur retrouvé, de bonheur presque possible l’effleura un instant. Sa Dame méritait mieux qu’un époux aigri et replié sur la forge de ses récriminations…

Mais pouvait-il lui faire entièrement confiance ?

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NOTES

[1] Le Cuiviënen est le nom du lac près duquel les elfes se sont éveillés.

[2] Vala des armes, de la force et de la guerre.

[3] Attends-moi, belle inconnue !

[4] Servante de Vana et d’Estë, Melian avait longtemps vécu dans la Lórien et soigné les vergers d’Irmo. Puis elle avait voyagé en Terre du Milieu, où, traumatisée par la chute des lampes et agressée par Morgoth, elle avait erré dans la nuit de sa terreur et de son oubli.

[5] Anglachel dormit longtemps dans l’armurerie de Thingol. Elle porta malheur à ceux qui la brandirent. Bien plus tard, elle échut à Tùrin, lui aussi maudit. Mais cela est une autre histoire.

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