Les contes de l'Oie Saoule
Chapitre 28 : Les sentiers de Nan Elmoth - 5 - Dernier voyage
4777 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 08/01/2021 20:58
Les sentiers de Nan Elmoth
Partie 5 - Dernier voyage
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A l’auberge de l’oie saoule, les conversations vont bon train…
L’héritage du père Beaupécule est disputé par la ribambelle de ses petits-neveux. Le problème c’est qu’on ignore où le vieux grigou a enterré son supposé trésor ! La Ravinière, la petite propriété où le vieil hurluberlu passait le plus clair de son temps sur la fin, est régulièrement labourée de fond en comble par un neveu. Où qu’il soit, ça doit bien faire rire le père Beaupécule, de voir trimer ces paresseux !
La mère Larmoise a trouvé et soigné de beaux plants d’herbe à pipe dans sa combe du Rivulet. Mais les chevreaux du père Lahoulette lui ont tout barbotté ! La mère Larmoise réclame un des chevreaux pour en faire une blanquette, en guise de dédommagement, mais le vieux Lahoulette et sa commère la chèvre ne sont point d’accord.
On cause de tout et de rien dans la grande salle de l’auberge. Pourtant il plane un parfum d’attente. Il semble aux habitués, qu’une petite part de leur existence est un peu restée en suspens, hier soir.
Un étrange visiteur a semé le trouble. Bouviers et cultivateurs attendent l’arrivée de sa svelte silhouette. Son lai d’Ar-Feiniel, la dame de Gondolin, conte la passion déçue. Une princesse radieuse, mais aucun héros solaire. De hauts faits, mais un prince aigri et inquiétant. Ils n’iront pas déranger le conteur –un elfe immortel, c’est certain ; qui d’autre chanterait ainsi l’égarement de la fierté ?
Mais le dénouement leur est dû, aussi cruel qu’il puisse être.
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Beleriand, au Premier Age…
Lors de chaque première lune de printemps, le seigneur des Naugrim de Nogrod donnait une fête somptueuse. Eöl, le Maître de Nan Elmoth, en était un invité d’honneur, car leurs liens d’amitié s’étaient développés au fil des ans. Une route menant vers l’ouest à partir des mines des montagnes bleues, passait à présent par le domaine d’Eöl. Ses terres, défendues contre les rejetons d’Ungoliant[1] ou tout autre assaillant, s’avéraient plus sûres pour les voyageurs, que les forêts de Dimbar, où régnaient plus au nord d’ombrageux Noldor. L’Elfe du Crépuscule se rendit donc à Nogrod, comme chaque année, pour négocier les droits de passage des marchandises par Nan Elmoth, et assister aux festivités.
Comme à son habitude, il ruminait de sombres pensées, car les disputes avec son fils Maeglin devenaient fréquentes. Eöl l’avait associé plus étroitement à ses travaux et lui avait révélé quelques-uns de ses secrets. Il enseignait à Maeglin la forge, l’art de la mine, ou encore les poisons et élixirs mystérieux qu’il distillait dans les catacombes de l’étoile déchue. Mais le jeune elfe aspirait également à connaître sa famille maternelle, et rêvait aux merveilles des cités des Noldor.
Aussi Eöl comptait-il ramener de somptueux cadeaux à sa Dame et son fils. Dans les chimères de sa déraison, s’imaginait-il garder l’affection de ses proches, en renouvelant la magnificence de ses grandes salles sombres presque vides ? Il rivalisait de splendeurs avec ses voisins Noldor, usurpateurs de leurs royaumes, mais il ne pouvait ternir leur attrait dans le cœur de son fils.
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La Dame poussa sa monture jusqu’à la crête de Mirebel. La vallée de la rivière Celon s’étendait devant elle, resplendissante de verts tendres et émaillée de mille sourires colorés sous le soleil printanier. Sur la rive méridionale s’élevaient les sévères et gigantesques pins de Nan Elmoth, sous les frondaisons desquels ne pénétrait que la lumière des étoiles.
Lomion observait sa mère – Aredhel inspirait à plein poumons les fragrances du renouveau, promenant un regard nostalgique sur les terres septentrionales. Le jeune elfe poussa son étalon aux côtés de la jument de sa mère :
- Quelles sont ces terres, ma mère ?
- Au lointain s’étend le pays de Himlad, où règnent mes cousins Celegorm et Curufin.
- Père prétend que ce sont des assassins de son peuple[2]…
Une ombre d’amertume passa dans le regard clair d’Aredhel, mais elle ne répondit pas.
- A l’ouest d’Himlad, au-delà de la rivière Aros, le vent du nord balaie les landes lugubres de Dor Dinen[3].
Le regard d’Aredhel se perdait encore plus à l’ouest. Lomion savait que se trouvait, là-bas, après le gué de la rivière Esgalduin, une vallée honnie par tous les elfes, Nan Dungortheb. Pourtant les yeux d’Aredhel s’y égaraient, embués de mélancolie.
Lomion devinait que s’était réveillé en elle le désir de revoir les siens et les merveilles de Gondolin. Dès lors il sut où devait se trouver la cité cachée – au-delà encore de Dundortheb. Car il possédait un esprit aussi pénétrant que sa vue, tous deux hérités de son père, avec le nom de Maeglin qui signifiait « regard perçant ».
- O Dame ! Pourquoi s’attarder, prisonniers de ces sous-bois ? Que pouvons-nous espérer de ces sombres forêts silencieuses ? Hormis les secrets de leurs sous-sols maudits, mon père n’a plus guère à m’apprendre et ne m’accorde pas sa confiance.
L’esprit d’Aredhel sembla revenir d’un rêve lointain. Elle toisa son fils avec stupeur et répondit comme à regret :
- Il serait malséant de fausser compagnie à notre Seigneur, qui nous a confié la garde de son domaine en son absence.
Mais Lomion sentit bien que le ton de reproche de sa mère s’adressait à elle-même.
Ils restèrent longuement côte à côte en selle, face à la tentation des libres espaces ensoleillés. Ils s’apprêtaient à rebrousser chemin, lorsque le regard acéré de Lomion remarqua une fine volute de fumée s’élever au-dessus des arbres, à quelques lieues au nord.
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Mère et fils tombèrent comme la foudre sur les arrières d’une horde d’araignées qui harcelaient le camp d’une escouade d’elfes. L’œil infaillible de Lomion fit merveille. Il faucha la vile engeance de ses traits avec une détermination implacable. Les bois résonnèrent du cri de ralliement des Noldor, tandis que leurs sabres exterminaient les rejetons d’Ungoliant. Lomion sentit son cœur bondir dans sa poitrine au son des cors de guerre du peuple de sa mère.
Aredhel, le cœur gonflé de fierté, admira son fils manier les armes d’Eöl avec grâce et force.
Les monstres une fois exterminés, les combattants se regroupèrent et secoururent les blessés. Grâce à l’intervention de la Dame et du page de Nan Elmoth, ils étaient peu nombreux. Déjà les gardes de Curufin s’avançaient en souriant.
Aredhel se demanda comment annoncer cette échauffourée à l’Elfe du Crépuscule – allait-il prendre cette rencontre fortuite comme une opportunité de détente envers ses voisins ? La Dame des Noldor essuya son épée, qu’Eöl avait autrefois pieusement reforgée à neuf.
Un instant seule avec la pensée de son ombrageux époux, elle sut que ce dernier était alerté. Sa lame, sortie du fourreau pour la protéger, l’avertissait du danger qu’elle avait encouru. Un silence oppressant s’était abattu sur les bois alentours ; Aredhel ressentit l’attention palpable des grands pins noirs, tirés de leur somnolence diurne.
Contrariée par l’austère réticence de la forêt, elle crut entendre un ordre de retour, ourdi sous les sombres taillis.
-Je suis votre épouse et non votre servante, marmonna-t-elle pour elle-même avec fermeté. Je vais où me portent mon bon plaisir et la nécessité !
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Lorsque les gardes de Curufin la reconnurent, ils furent émerveillés et la saluèrent avec respect. Les Noldor l’avaient crue morte depuis des années, perdue dans les labyrinthes de Dungortheb. Dans leur désespoir, le haut-roi Fingon et son frère Turgon avaient dépêché des patrouilles autour de l’anneau de Melian, en vain. Jamais Eöl n’avait répandu la nouvelle de leur union.
Les elfes ajoutèrent avec réserve, que leur accueil eût été moins chaleureux, si le maître de Nan Elmoth les avait accompagnés.
C’est ainsi qu’Aredhel se décida à braver les consignes de son époux. N’avait-il pas gardé secrète leur union, comme une alliance honteuse ? Son fils devait rencontrer son autre famille.
Elle prit congé de l’escouade et guida son fils par le gué d’Aros, le long de la frontière de Doriath. Lui prenait plaisir à ce rôle éminent de chevalier protecteur, et l’on dit qu’il ne démérita point.
Curufin, averti par ses gens, était accouru vers le sud pour converser avec sa cousine. Mais lorsqu’il parvint aux confins de son domaine, ce fut seulement pour intercepter Eöl, qui s’était aventuré en Himlad.
- « Qu’est-ce qui t’amène sur mes terres, Elfe Noir ? Une affaire urgente, certainement, pour faire voyager de jour celui qui craint tant le soleil ? »
Devant le danger, l’Elfe du Crépuscule retint sa colère. Il tacha de cacher qu’on lui avait faussé compagnie, et prétendit vouloir rejoindre son épouse en visite. Mais Curufin, un seigneur elfe d’humeur batailleuse, méprisait Eöl. Il ne put s’empêcher de le blesser et, ce faisant, lui révéla la piste des fugitifs :
- « Ne te vante donc pas devant moi du titre de ta femme. Car ceux qui volent les filles des Noldor pour les épouser sans dot ni consentement, n’y gagnent aucune parenté. Je t’ai donné liberté de partir. Prends-la et va-t’en. D’après les lois des Eldar, je ne puis te tuer ici. Et j’ajouterai ce conseil : retourne tout de suite dans tes sombres demeures à Nan Elmoth, et ne franchis pas l’Arosiach[4], car mon cœur me dit que si tu poursuis ceux qui ne t’aiment plus, tu n’y retourneras jamais. »
Eöl s’en fut la rage au ventre. Il se vêtit d’une somptueuse cotte ouvrée par les nains et bardée de traits cachés, qu’il avait ramenée avec lui de Nogrod pour son fils. Légère comme un tissu et pourtant résistante, elle avait été forgée dans le métal qu’il avait inventé, le galvorn.
Armé en guerre, il se lança à la poursuite des fugitifs, persuadé qu’ils se rendaient à Gondolin. Taraudé par l’angoisse de celui qui craint la trahison sans pouvoir l’admettre, il galopa comme le vent.
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Aredhel et Lomion, soit que les journées printanières de Beleriand leur fussent favorables, soit qu’ils fussent protégés par l’influence de Melian dont ils longeaient le royaume, parvinrent sans encombre jusqu’au gué de Brithiach. Ils abandonnèrent alors leurs chevaux et se faufilèrent vers la haute vallée cachée. Le jeune elfe à la svelte silhouette, vêtu de la tenue grise qui le dissimulait si bien sous les frondaisons de Nan Elmoth, tenait par la main sa mère, grand dame à la mante blanche qui claquait au vent frais soufflant de la vallée du Sirion.
Ils peinèrent en grimpant au fond d’une gorge, long défilé qui semblait le lit asséché d’une ancienne rivière. Les yeux d’Aredhel brillaient de larmes contenues, lorsqu’ils se présentèrent devant une puissante arche, reposant de part et d'autre sur des piliers taillés dans le roc. Un imposant portail de barres entrecroisées, merveilleusement travaillées et cloutées de fer, interdisait le passage. Ils étaient parvenus à la première porte de Gondolin.
Elemmakil, capitaine de la Porte de Bois, s’avança pour les saluer. Il avait reconnu Ar-Feiniel à la légèreté de sa foulée, bien avant que les fugitifs ne fussent parvenus devant la porte.
Une demi-lieue plus loin, la seconde porte barrait l’Orfalch Echor d’un grand mur, que les maçons avaient érigé à la façon d’un seul bloc massif, flanqué de fortes tourelles de pierre. Des gardes vêtus de gris leur ouvrirent le passage, et le bloc pivota sur des gonds invisibles.
Ainsi se succédèrent les six portes qui gardaient le défilé, déchiré comme un grand coup de hache donné par un dieu au travers de la montagne, et dont les flancs abrupts s’élevaient à des hauteurs vertigineuses. Lomion, subjugué, admirait l’art des Noldor et la puissance de leurs armes. Et il s’étonna du rose qui montait aux joues de sa mère lorsque de puissants capitaines, tels Ecthelion et Glorfindel, s’inclinaient devant son port de reine, un sourire rêveur aux lèvres, pour les escorter jusqu’à la prochaine porte. Car nombre de ces preux avaient dans leur jeunesse, espéré et courtisé la blanche dame des Noldor.
Enfin la lumière se fit plus vive, et la végétation plus dense tandis que s’abaissaient les murailles de part et d’autre de la combe. Aredhel saisit la main de son fils lorsqu’il découvrit la Vallée Cachée. Une grande plaine s’étendait à leurs pieds, riante prairie vallonnée au-dessus de laquelle planaient de grands aigles. Enserrés dans un cercle de hautes montagnes, des vergers aux couleurs vives brillaient entre les masses sombres des forêts qui montaient à l’assaut des pentes. Des cascades argentées sillonnaient la plaine en damiers cultivés, semée de bassins où miroitait le soleil. Au centre se dressait une grande colline rocheuse, qui avait été une île. A présent, puissamment fortifiée et magnifiquement bâtie, s’y dressait Gondolin, qui rivalisait de gloire et de beauté avec Tirion elle-même aux Terres Immortelles.
La Tour du Roi s’élançait fière et blanche au milieu des fontaines, où le souverain lui-même avait bâti Glingal et Belthil, des arbres d’or et d’argent en mémoire des deux merveilles de Valinor. Lomion fut ébloui par la puissance et la splendeur de ce royaume, qui dépassaient les récits que sa mère lui en avait faits. Il observait en silence sculptures et constructions. Il admirait la domestication harmonieuse des eaux et des plantes. Il s’attardait au passage de chaque chanteur, ouvrant son âme ravie aux mélodies épiques ou joyeuses des Noldor. Lomion eut une vision de ce qu’eût pu être la gloire de Nan Elmoth sous la houlette d’Eöl, peuplée de Sindar nombreux, rivalisant à leur façon avec leurs voisins Noldor, d’ingéniosité et de splendeur dans l’œuvre de la main et de l’esprit.
Ils furent menés devant le roi, qui leur fit un accueil magnifique, tout à sa joie de revoir sa sœur et de découvrir son neveu. Turgon fit servir un festin et venir ses harpistes. Il entendit le récit d’Aredhel, ému par l’enthousiasme renouvelé de sa sœur pour les merveilles de Gondolin, dont l’éclat s’était accru en son absence. Ils prirent place sous les branches protectrices des arbres d’or et d’argent, dans le gazouillis lumineux des cascades et les nuées parfumées de pétales. Lomion restait silencieux, frappé par la joie retrouvée de sa mère, et abasourdi par les splendeurs de la vallée. La puissance et le génie de ce peuple semblaient n’avoir aucune limite. Le roi qui l’observait sut lire le combat qui l’habitait. La fierté du jeune héritier souffrait de l’admiration qui s’éveillait malgré lui. Qu’en résulterait-il, jalousie ou adoption ?
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Sombre et terrible, penché sur la piste fraiche comme un limier lancé pour la curée, Eöl poursuivait son épouse et son fils. L’épée d’Aredhel, chef d’œuvre de galvorn qu’il avait reforgée de son sang pour protéger et charmer, pour la soustraire aux dangers du monde, l’appelait et guidait son instinct de chasseur. Volant sur les ailes de la rancœur, chevauchant sous la lune comme un fantôme en furie, il parvint au Brithiac au moment où Aredhel s’engageait dans le lit de la rivière asséchée, vive et blanche silhouette au milieu des éboulis de rochers gris.
Dissimulant son coursier, l'elfe du crépuscule se hâta à la poursuite des fugitifs, circonspect mais vif, comme un serpent se coulant entre les rochers.
Il perdit rarement de vue son épouse et son fils, malgré les coudes du lit asséché. Il se glissa comme une ombre à leur suite, sans pourtant parvenir à les rattraper. Parvenu au terme du défilé rocailleux, Eöl hésita, retenu par quelque prémonition. Enfin il pénétra dans l'ombre épaisse entre les falaises abruptes. Jamais pénombre ne lui avait inspiré si sombre pressentiment.
Là, il fut pris par la garde qui jamais ne dormait – plusieurs traits jaillirent, qui ne purent percer son armure. Des elfes vigoureux l’assaillirent de toutes parts. Malgré sa résistance, il dut céder sous le nombre. Lorsqu'il vit la puissance de la Porte de Bois et la splendeur des armes de ses adversaires, Eöl mit un frein à son courroux. Il les toisa de haut et réclama son dû. Elemmakil, stupéfait des allégations de l’étranger, percevait pourtant la fureur contenue et la duplicité de son prisonnier.
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Le roi ne se lassait pas d’observer l’admiration réservée de son neveu. Lomion pesait en son cœur, l’ombrageuse vertu d’Eöl, et la grave magnificence de Turgon. Malheureusement, il intervenait bien peu d’amour dans cette balance équivoque. Aredhel, quant à elle, parlait de ce qui lui était advenu pendant sa longue disparition. Le Roi devinait aussi que sa sœur, par respect pour les sentiments de son fils, dissimulait à Turgon bien des choses qu’il devait savoir.
C’est alors qu’Idril Celebrindal rejoignit son père sur la terrasse des fontaines. Lorsqu’elle parut au seuil du palais de marbre, sa silhouette semblait flotter sur un ruisselet d’argent, tant elle se mouvait avec grâce. Elle avait la chevelure dorée de ses aïeux Vanyar, ce que Lomion n’avait jamais contemplé. Portée par les pétales blancs qui s’envolaient dans la mélodie des harpes, la princesse courut vers Aredhel avec un rire cristallin. Puis elle se tourna vers Lomion avec étonnement, et la clarté des yeux de la jeune fille tomba sur lui. Triomphe radieux de l’espérance sur la pénombre, la fille du Roi lui parut receler en elle une parcelle de la lumière des cieux. Idril accueillit son cousin avec une tendre bonne grâce. Mais son sourire s’estompa, lorsqu’elle perçut l’émoi profond de Lomion, en proie au doute.
Alors un messager des portes se présenta devant le roi pour lui rendre compte d’étranges nouvelles. Aredhel blêmit et se leva :
- Il s’agit certainement d’Eöl, mon époux et père de mon enfant ! Par quel prodige de ténacité est-il parvenu à nous suivre jusqu’ici ? La culpabilité de l’avoir abandonné sans explication et la crainte de son courroux ternissent ma joie de respirer enfin sous le soleil de Gondolin !
Turgon répondit par de sages et rassurantes paroles. Le mirage d’un bonheur sans nuage effleura un instant Aredhel, mais la rancœur d’Eöl pour les Noldor lui revint à l’esprit, rempart insurmontable de la fierté de son époux. Pressentant le pire, elle plaida cependant pour lui :
- « Ne lui faites aucun mal et menez-le devant la justice du Roi, si mon frère l’autorise ! »
Les gardes amenèrent donc Eöl, la nuque roide et le front buté. Du regard il embrassa la scène avec un rictus de haine. Aredhel se tenait devant Turgon, qui siégeait sur son trône ciselé de mithril et incrusté de perles. Maeglin, un peu en retrait, avait déjà un pied sur l’estrade et jetait des regards furtifs vers une jeune fille qui se tenait droite et sage derrière le trône. Pâle et tremblante, Aredhel était incapable de se porter au-devant de son époux et de lui expliquer sa décision. Elle lisait dans la posture et les regards d’Eöl, l’étonnement devant les œuvres des Noldor, et la haine décuplée qu’il en concevait.
Les époux s’épièrent un instant. Si Aredhel avait perçu une prière, peut-être aurait-elle fait un pas vers son mari. Mais le regard d’Eöl ne lançait que reproches et imprécations. Lorsqu’Aredhel détourna le visage en signe de dépit, l’elfe du crépuscule se mura contre l’univers.
Alors le roi se leva :
- « Bienvenue, mon parent, car je te tiens pour tel. Tu demeureras ici de la manière qu’il te plaira, à ceci près que tu devras y rester sans jamais quitter mon royaume, car j’ai fait le serment que nul ne sortirait qui aurait trouvé le chemin de cette ville. »
Eöl toisa avec mépris, Turgon qui s’avançait vers lui pour l’accueillir comme un proche. L’elfe du crépuscule ignora délibérément la main tendue :
- « Je ne reconnais pas ta loi. Les Noldor n’ont aucun droit à usurper des royaumes au pays des Teleri, où vous avez apporté l’affliction par votre orgueil criminel. Je suis venu reprendre ce qui est à moi. Mon épouse peut bien rester dans cette cage dorée, où elle dépérira comme elle l’a déjà fait. Mais pas Maeglin ! Mon fils ne me sera pas dérobé ! Viens rejoindre ton père, Maeglin fils d’Eöl, je te l’ordonne ! Quitte la maison de tes ennemis, les assassins de ton peuple, ou sois maudit ! », fit-il avec un geste impérieux.
Mais son fils ne répondit rien et le considéra avec horreur. Maeglin jeta un regard vers Idril, qui versait pour lui des larmes de compassion. Alors, dans un profond silence, Lomion s’inclina devant Turgon comme devant son souverain.
Muet d’indignation, Eöl entrevit Maeglin régnant sur les Noldor et les Sindar, prince bâtard d’un peuple complice des massacres d’elfes par des elfes.
« Mais Turgon était remonté sur son trône. Il saisit le sceptre de la loi et parla d’un ton sévère :
- Avec toi, Elfe noir, je ne débattrai pas. Tes forêts sans soleil ne sont défendues que par les épées des Noldor, sans lesquelles tu croupirais enchaîné dans les geôles d’Angband ! Ici je suis le Roi, que tu le veuilles ou non, ma sentence fait loi ! Tu n’as qu’un seul choix : rester ici, ou mourir ici, et il en est de même pour ton fils !
Eöl alors accrocha le regard de Turgon et le soutint sans faiblir. » Il resta longtemps sans un mot ni un geste, ivre de rancœur. Les harpes et les fontaines s’étaient tues.
Aredhel secoua sa torpeur et fit quelques pas vers son époux avec une grâce régale. Mais Eöl eut un frisson de dégoût en la voyant approcher. L’allégeance de son fils envers son ennemi fut la dernière trahison qui emporta sa raison.
« Alors, aussi vif qu’un serpent, il brandit un javelot qu’il avait caché sous son manteau, et le lança sur Maeglin en criant :
- Je choisis la mort pour tous deux !
Mais Aredhel se jeta devant son fils et le trait lui perça l’épaule. »
Glorfindel terrassa Eöl et l’emmena enchaîné, tandis que d’autres s’occupaient d’Aredhel.
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Il fut décidé que le criminel serait amené le lendemain devant la justice du Roi. Aredhel et Idril implorèrent sa miséricorde, devant Turgon qui hésitait.
Mais dans la nuit, Aredhel fut prise de fièvres, bien que la blessure eût paru légère. On nettoya à nouveau la plaie, mais bientôt la Dame des Noldor fut la proie de spasmes effrayants. Elle s’éteignit avec le jour, une écume verdâtre aux lèvres et le visage tordu de douleur. Car la pointe du javelot était empoisonnée des maléfices qu’Eöl avait acquis de ses ennemies les araignées, et personne ne s’en était rendu compte avant qu’il ne fût trop tard.
Aussi Eöl ne trouva nulle miséricorde lorsqu’il fut mené devant Turgon. On le traîna aux remparts de Gondolin, pour y être précipité dans un gouffre noir.
Muet d’horreur, Maeglin contemplait son père entravé. Le regard en feu, Eöl lui lança enfin:
- « Ainsi tu abandonnes ton père et ta famille, fils mal acquis ! Alors c’est ici que tu perdras tout espoir !
Et il est écrit que Maeglin, malgré l’affection du Roi et la compassion d’Idril, ne connut pas de répit. Car il avait succombé au charme de sa cousine et la désirait sans espoir. Les Eldar ne s’unissaient pas entre si proches parents, et d’autant moins qu’Idril avait cette passion en horreur. Il se lança dans maintes entreprises grandioses, mais aucune satisfaction ni aucun pouvoir ne vinrent atténuer sa douleur.
A mesure que passaient les années et que Maeglin regardait Idril, attendait Idril, désirait Idril, l’amour en son cœur se changeait en ténèbres. En Gondolin germait une semence maudite, qui la mènerait à sa fin. »
Mais cela est une autre histoire…
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A l’auberge de l’oie saoule…
Les habitués se regardent, leur boc aux lèvres. Ils auraient dû s’en douter… Les malédictions de l’ancien temps, ça se termine rarement bien… Pourtant d’habitude, il y a tout de même une lueur d’espoir, après les malheurs, à la fin. Mais le sourire énigmatique du conteur les rassure : ce sera pour une prochaine fois !
D’un geste rébarbatif mais avec un regard égrillard, le vieux Lahoulette essuie la mousse sur ses lèvres, d’un revers de manche :
- La mère Larmoise et son compère le jardinier, vous croyez pas qu’y seraient un peu cousins ?
Mais Rhast, le fossoyeur lui répond :
- Et toi, tu serais pas un peu cousin avec ta commère la chèvre ?
Et les conversations reprennent leur train-train à l’auberge de l’oie saoule…
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NOTES
[0] Ce passage est conté dans le Silmarillion, chapitre 16, Maeglin. Plusieurs citations en sont extraites et signalés ainsi : « … ».
[1] L’araignée primordiale gigantesque qui aida Morgoth à tuer les arbres de Valinor, et qui s’enfuit avec lui ensuite en terre du milieu.
[2] Afin de se rendre en Terre du Milieu et récupérer les silmarils, les Noldor ont agressé les Teleri pour s’approprier leurs bateaux. Il s’agit du premier meurtre d’elfes par des elfes, puni par la malédiction de Mandos. Une sorte de faute originelle des Noldor, dont découlent toutes leurs peines en Terre du Milieu, racontées dans le Silmarillion de Tolkien.
[3] Littéralement, en Sindarin, le pays silencieux.
[4] Le gué de la rivière Aros.