Les contes de l'Oie Saoule

Chapitre 26 : Les sentiers de Nan Elmoth - 3 - Souvenirs de Gondolin

2849 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/01/2021 19:55

Les sentiers de Nan Elmoth

Partie 3 – Les songes de Gondolin

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En réponse au 58ème défi du Poney Fringant : « Les nobles de Gondolin »

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Le seigneur de Nan Elmoth avait semé de gemmes brillantes, la voûte de ses ténébreuses cavernes. Sa blanche dame, arrachée aux horreurs des bois, y demeurait cachée, par plege[1] d’honneur et gage d’amour. Pour lui complaire, de riches drapés tendaient les murs des appartements enfouis sous le tertre de l’étoile déchue. Des lanternes cossues, troquées auprès des nains d’Ered Luin[2], jetaient des miroitements au long des galeries, allumant de lueurs vespérales les sombres cristaux qui fleurissaient aux croisées des ogives.

Le lit nuptial, couronné de soies vaporeuses, baignait dans un tiède halo de clartés souterraines. Allongée à ses côtés, Aredhel contemplait le corps apaisé d’Eöl. La poitrine de l’elfe du crépuscule s’élevait et s’abaissait au rythme serein de leur complicité rassasiée. La princesse chérissait ces rares instants d’abandon, où sommeillait à fleur de peau, le souvenir d’une liberté souveraine, insouciante comme aux premiers jours du monde. Le magnétisme animal de son amant somnolait. Ses chimères intérieures semblaient éclairer son beau visage, où se lisaient la détresse d’un cœur trahi et ses revanches cruelles extorquées à l’existence. La défiance s’estompait alors - ne subsistaient que les traces des épreuves qu’il ne disait jamais.

Aredhel abordait rarement aux rivages intimes du Seigneur de Nan Elmoth. D’indicibles blessures, enfouies au long des siècles dans le secret de sa rancœur, avaient cuirassé son âme de prévenances irraisonnées. Le noble décorum qu’Eöl déployait devant ses hôtes, si rares, habillait de courtoisie distante, ses desseins impénétrables et ses rêves secrets. Sa compagne, capturée autant que séduite, avait touché cet esprit mutilé, inconscient de son infirmité à partager le bonheur. Aredhel se sentait élue, dans la grâce fugace de ses instants d’éternité, pour faire à nouveau voler cette âme boiteuse.

Ou du moins s’en voulait-elle capable. La confiance lentement gagnée se perdait souvent dans le labyrinthe de l’ombrageuse fierté d’Eöl. D’une main tendre et prudente, la princesse poussait le maître de Nan Elmoth à dépasser ses haines. Aredhel obtenait plus d’esquives courtoises que de véritables rebuffades. Pas à pas, elle fouillait la touffeur de ses silences, incertaine des trésors enfouis au tréfonds de cette âme, comme des mystères serrés dans ses souterrains.

De son côté, par fierté plus que par indifférence, Eöl n’interrogeait pas Aredhel. Quoiqu’il respectât la noblesse d’âme et la vaillance de sa dame, il tenait les Noldor pour responsables du retour de Morgoth en Terre du Milieu. Pour rien au monde il ne se serait abaissé à montrer de l’intérêt pour leurs royaumes usurpés. Aussi l’emplacement de la cité cachée de Gondolin, suprême secret de Turgon, n’était nullement en danger, d’autant que la princesse ne l’eût jamais révélé. Aredhel se plaisait à croire que c’était par courtoisie, que son seigneur évitât d’aborder les sujets qui pussent entacher leur entente.

Eöl l’entretenait de chasse, lui contait les étoiles de jadis, et partageait les nouvelles que ses serviteurs les petits-nains tenaient de leurs cousins des montagnes bleues. Un jour le maître de Nan Elmoth s’en alla en grand secret, et ramena la lame perdue de Gondolin. Il ne dit pas ce qu’il dut affronter pour s’en emparer, mais se cloîtra dans sa forge plusieurs jours durant. Il en sortit épuisé mais comblé d’avoir percé les secrets de l’arme des Noldor. Sans un mot, il s’inclina respectueusement devant Aredhel pour lui remettre son glaive, reforgé à neuf. La princesse accepta le cadeau d’une gracieuse révérence. La lame, plus redoutable encore qu’auparavant, ne s’enflammerait plus de l’ardeur de sa maîtresse, mais lui assurait, où qu’elle se trouvât en Terre du Milieu, le prompt secours de son époux.

Il leur arriva parfois de chevaucher ensemble sous les étoiles, lorsque refluait le pouvoir sombre au septentrion. Il advint même qu’ils tirassent le glaive ensemble, pour exterminer quelque araignée éclaireuse. Le Seigneur de Nan Elmoth menait une guerre féroce contre leurs hordes, qui semblaient l’avoir durement éprouvé autrefois. Les guerres contre Morgoth, les alliances fluctuantes, la fortune des elfes semblaient lui importer bien moins que la dignité de son indépendance. Par recoupements, Aredhel se rendit compte que l’elfe du crépuscule n’appréciait pas plus les Sindar de Doriath, ses voisins au sud-ouest, que les Noldor. Seuls trouvaient grâce à ses yeux, les Nandor d’Ossiriand et les nains des Montagnes Bleues.

Eöl ne put dissimuler bien longtemps qu’il était passé maître dans l’art de la forge, ni son intérêt pour les minerais qui abondaient dans le sous-sol de son domaine. Du reste, sans doute s’en exagérait-il l’importance, pensait Aredhel, car il imaginait, dans sa paranoïa, que tous ses voisins les lui enviaient. Lorsque l’elfe du crépuscule s’adonnait à la forge, ses sombres pensées revenaient le tarauder. Au tréfonds de son antre, il ressassait d’antiques griefs, comme le marteau s’acharnant sur le métal en fusion.

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Eöl ne rompait que rarement l’isolement imposé à sa maison. En l’absence du maître, Aredhel désœuvrée furetait par les galeries, sous les regards soupçonneux des petits-nains besogneux et silencieux qu’il avait secourus pour en faire ses serviteurs. Les forges lui étaient interdites – au tréfonds de ses mines, Eöl gardait ses trésors et les insondables secrets de son emprise sur ses ennemies les araignées.

La tentation venait parfois virevolter à l’orée de l’âme d’Aredhel, fissurant la fière fermeté de ses engagements. Les charmes d’une société brillante manquaient parfois à son esprit curieux. Sa solitude se peuplait de souvenirs lumineux, ritournelle fugace de ses badinages de jadis - ses promenades au bras de Glorfindel sur les brisants de Vinyamar, ou les portés du puissant Ecthelion aux bals des fontaines de cristal à Gondolin. Les fêtes somptueuses brillaient dans sa mémoire. Les lais composés avec Salgant, Seigneur à la harpe, lui revenaient à l’esprit, évoquant la douceur d’un baiser au coucher du soleil sur la vallée de Tumladen.

Mais le retour de l’elfe du crépuscule, auréolé de ses chasses glorieuses et les bras chargés de cadeaux, renforçait l’envoûtement qui la maintenait dans sa dépendance. Et le maître de ses nuits faisait éclore à nouveau la fleur fragile de sa félicité.

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Les yeux plongés dans un cristal de roche limpide, Aredhel semblait errer dans les méandres évocateurs des songes elfiques. Souvent elle croyait y rencontrer son frère Turgon, imaginait qu’ils tournaient leurs vœux l’un vers l’autre, grâce à l’art des Noldor, et partageaient leurs pensées par-delà les lieues de terres sauvages. Pour l’heure, Aredhel réconfortait le roi de Gondolin, qui se perdait dans la contemplation d’une statue cristalline. La beauté mélancolique des courbes d’albâtre rappelait la chaleur d’Elenwe son épouse, mais aussi le destin tragique de cette reine, engloutie par les glaces d’Helcar lors du retour des Noldor en Terre du Milieu. Taraudé par cette absence cruelle, Turgon avait durci sa loi, et mué sa bienveillance en une autorité inquiète, que sa fille Idril supportait avec grâce, mais de laquelle sa sœur Aredhel s’était soustraite.

Eöl entra dans le cabinet où Aredhel rêvait si souvent.

- « Un Roi ne devrait pas gouverner seul », murmurait la princesse à son frère, comme pour elle-même.

 - A qui parlez-vous ?, questionna Eöl.

Tirée du songe, Aredhel perçut une pointe de jalousie sous ce ton faussement détaché. Elle savait mieux que quiconque la solitude de l’elfe du crépuscule ; aussi elle ne mentit presque pas, en souriant tendrement :

- A vous, Monseigneur.

- Ambitionnez-vous donc de gouverner Nan Elmoth à mes côtés ?

Le visage altier s’était refermé, perdu dans le doute. Allait-il recevoir cet intérêt comme une ingérence intolérable, ou comme la marque d’une allégeance à sa cause ? Aredhel devint grave :

- Y consentiriez-vous, Monseigneur ? Y a-t-il dans votre demeure une tâche qui appelle les soins de votre dame, dans vos forêts une mission qui requière l’habileté ou la sagacité d’une femme ?

Mal à l’aise, Eöl hésitait, tiraillé entre sa méfiance maladive, sa posture de roitelet jaloux de ses prérogatives, et une reconnaissance envers la princesse Noldo, qu’il ne s’expliquait pas lui-même. Il prit maladroitement la main d’Aredhel :

- Votre présence allège mon cœur… Mon domaine est le vôtre…

Son visage rasséréné, il ajouta :

- Il est bien un rôle éminent qui vous soit dévolu.

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Assis sur la pelisse moelleuse de quelque bête féroce, un petit garçon trônait au milieu de son armée de jouets. Les automates cliquetaient et tintaient, certains gesticulaient ou brandissait leurs petites haches en vastes moulinets. Leurs larges barbes drues en poils de chèvre trahissaient la provenance des petites mécaniques - les mines de Nogrod dans les montagnes bleues.

Mais les jouets des nains s’agitaient en vain. L’enfant ouvrait de grands yeux, qui semblaient boire le moindre détail des scènes de pastel que lui peignait Aredhel.

- Et voici Idril Celebrindal, la fille bien-aimée du roi. Lorsqu’elle danse sur les pelouses de Tumladen[3], ses pas rapides dessinent des arabesques d’argent qui ravissent toute la vallée.

En effet, une jeune femme aux cheveux de jais semblait sautiller dans un ruisseau, projetant de gracieuses gouttelettes scintillantes autour d’elle. Le petit garçon émit un petit soupir d’admiration devant la beauté irréelle de la jeune fille – le Haut-elfique[4] avait le pouvoir de donner forme et souffle aux souvenirs de sa mère.

- Regarde, elle danse avec Penlod, le Seigneur de la Maison de la tour de neige. Tu as vu comme il est grand, et comme il la regarde avec des yeux brillants ?

La jeune fille riait à gorge déployée, comme Penlod, géant plein de vigueur, peinait à la rattraper.

- Quand je serai grand, je me marierai avec elle !

- Idril est ta cousine, je doute que le roi t’autorise à l’épouser.

Le garçonnet secoua sa chevelure sombre en esquissant une grimace qui estompa un instant la grâce enfantine de son adorable visage.

- Alors ce sera moi le roi, comme mon papa ! Et Penlod, je le battrai à la course et à tout !

Aredhel reconnut là le désir impérieux de maîtriser l’univers, hérité de son père Eöl. Elle changea de sujet – des compagnies rutilantes de guerriers elfes en armes déployèrent leurs bannières. Un bataillon de spadassins vêtus de rouge s’avança au pas cadencé, portant une châsse d’or ornée d’un cœur écarlate.

- Voici les plus fiers de tous, qui parvinrent à reprendre aux trolls – maudites soient ces infectes créatures ! - les restes de notre Haut Roi Fingolfin.

Le petit elfe frissonna et se pelotonna dans les bras de sa maman. Le bataillon fit place à une compagnie d’archers, parés d’éventails de plumes d’hirondelles blanches et bleues, qui s’agenouillèrent devant un grave personnage assis sur un trône.

- Et lui, c’est qui ?

- Voici le Roi Turgon, mon frère !

Les cheveux sombres de l’elfe étaient ceints d’une couronne d’or, aux ailes de nacre, qui rappelaient son allégeance au Seigneur des océans. A son côté pendait l’épée Glamdring, dont la prophétie prédisait de très longs exploits.[5] La lumière des étoiles fusait dans son regard gris argent. Son front reflétait la sagacité de sa pensée et portait par devers-lui la prophétie d’Ulmo. Mais une ombre d’amertume voilait son sourire, qu'avait figé la douleur du veuvage.

- Tu m’emmèneras à Gondolin, Maman ?

Aredhel caressa tendrement la chevelure de son fils en soupirant :

- Il faudra pour cela que ton père accepte de rencontrer ma famille… Tu sais qu’il nous est impossible de quitter la sécurité des grottes.

- Quand je serai grand, je te protégerai, moi, maman !

- Oui, mon chéri ! Mais pour le moment tu restes mon petit Lomion ![6]

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Plus tard le Seigneur de Nan Elmoth, quittant l’âcre touffeur de sa forge, se joignit à sa dame et son fils pour le dîner. L’atmosphère, souvent lourde lorsque le maître s’en revenait des profondeurs, s’avéra plus solennelle que d’ordinaire :

- Vous vous souvenez certainement, Madame, que l’usage de la langue des Noldor est proscrit sur mes terres ?

Aredhel frissonna. Elle ne parlait à son fils en Quenya, que lorsqu’ils étaient seuls. Il lui était désagréable d’imaginer qu’aucun secret ne pût échapper à son époux… Elle regarda Eöl d’un air de défi, sans répondre. Mais l’elfe poursuivait :

- Je vous sais gré d’employer en public, le doux parler des miens. Je puis certainement admettre que votre affection vous fasse donner un nom à notre enfant, dans la langue de vos pères. Mais vous m’auriez fait grand honneur et plaisir, en le façonnant dans ma langue. Pour ma part, je choisirai le nom qu’il portera comme mon héritier, lorsque je saurai toutes ses qualités. Car bientôt viendra le temps pour lui, de suivre son père pour son éducation…

- J’ai accepté de me soumettre à vos lois en devenant votre épouse. Mais de même que vous m’avez accueillie, telle que je suis, ne devez-vous pas accepter que le fruit de notre union, emporte avec lui une part d’héritage Noldo ?

Un rictus d’irritation, vite réprimé, passa sur le beau visage du maître de maison.

- Il ne s’agit pas seulement de reconnaitre vos aspirations à travers notre enfant. Quelle considération pourriez-vous conserver pour lui ou pour moi, si la volonté du roi et du père n’était pas honorée ? Les princes Noldor laissent-ils les étrangers bafouer leurs lois sur leurs terres ?

Aredhel retint un mouvement d’amertume. L’étrangère qu’elle se sentait à présent, devait admettre l’insupportable justesse de l’argument. Tout son être criait à la révolte, mais elle choisit, par une dernière habitude de respect envers son époux, de plaider la modération :

- Mais il n’a que six ans ! Ne pouvons-nous élever notre fils dans la double tradition de nos familles ?

- Pour vous plaire, Madame, j’accepte de différer l’initiation de ce fils que vous m’avez donné. Mais sachez qu’ici comme dans les royaumes des exilés Noldor, la volonté du roi fait force de loi. Si votre époux transige sur la langue par amour de vous, le Roi ne saurait céder quant à l’éducation de son héritier.

Ainsi l’Elfe de la nuit lui accordait sa reconnaissance et avait galamment exaucé une partie de son vœu, pour la forme. Mais son intransigeance n’avait rien cédé sur le fond. Reléguée autant qu’élevée au rang de mère à la naissance de Lomion, Aredhel avait lentement désespéré de toucher le cœur de son époux. Elle craignait à présent de devoir renoncer à son fils.

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NOTES

[1] Vieux français : un plege, une promesse.

[2] Les montagnes bleues, situées à l’est de Nan Elmoth.

[3] La vallée ou la ville de Gondolin est construite, enserrée de toutes parts par des montagnes infranchissables.

[4] Le Quenya, la langue des Noldor

[5] Cette prophétie ne garantit pas longue vie au roi. Pourtant l’épée Glamdring prit en effet part à de nombreux exploits, longtemps après la disparition de Turgon. C’est elle que Gandalf retrouva parmi le trésor des Trolls, dans l’aventure qui faillit coûter la vie à Bilbon !

[6] Enfant du Crépuscule.

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