Les contes de l'Oie Saoule
LE MARTEAU ET L’ETOILE
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A l'enseigne de l'Oie Saoule...
Ce soir notre histoire nous est contée par un jeune nain solitaire, dont le grand nez conquérant se teinte souvent d’un carmin prononcé. Il faut bien avouer que la dive bouteille, auxiliaire ou substitut de bien des muses, lui tient souvent compagnie. Notre nain colporte des petits objets de luxe, sur le chemin vert, aux hommes des rivières comme aux habitants des montagnes bleues. Un peu poseur et bravache, ce saltimbanque à barbe prend souvent des libertés avec la réalité –la valeur, la qualité, la provenance et la composition de sa marchandise sont assez approximatives. Pour dire les choses crûment, sa famille a fini par mettre à la porte ce marchand raté, qui mène une existence de dilettante un peu poète.
Aussi ses finances le contraignent-elles souvent à dîner au rabais, comme en ce moment. En outre il apprécie la compagnie chaleureuse et l’attention bienveillante de la grande salle de l’Oie Saoule. Lorsqu’une tisserande plantureuse lui demande pourquoi nains et elfes sont toujours en guerre, il se récrie et sur le champ, dépoussière un vieux conte en l’émaillant de quelques approximations audacieuses.
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Vers SA 1200 arrive en Eregion un puissant Maïa 1, qui se fait appeler Annatar, le Seigneur des dons. Alors que Celebrimbor, fameux orfèvre et dernier descendant de Fëanor, l’accueille dans sa confrérie, Galadriel quitte le pays.
Eregion, Gwaith-i-Mírdain 2 , SA 1584
Le flamboiement sauvage du creuset éclabousse la muraille de porphyre, y projetant les ombres monstrueuses de deux colosses qui rendent coup sur coup. L’elfe et le nain s’acharnent sur un scintillement minuscule, précipitant leurs marteaux d’acier avec la régularité d’une clepsydre et l’obstination d’un bélier. L’opiniâtre rougeoiement palpite et flamboie avec un tintement joyeux sous chaque coup puissant. Des fumerolles pourpres enlacent les poignets des artisans, distillant d’âcres fragrances de sang et d’orage. Comme un être vivant, le métal en fusion est un serviteur fantasque et exigeant. Mais les deux virtuoses abattent leurs masses enchantées avec un art consommé et une entente parfaite. Les tenailles virevoltent, l’enclume chante à deux voix un air envoûtant. Le martèlement alterné façonne la matière noble, sublimant la science délicate du forgeron par l’intention fulgurante de l’orfèvre.
Et soudain un double anneau éclot, comme deux fleurs émergent d’un même bourgeon originel, les lignes Noldorin raffinées courant sur le subtil alliage Naugrim.
Les deux amis portent ensemble le coup séparateur et élèvent leurs œuvres à la lumière, échangeant un sourire satisfait et complice dans la touffeur des forges. Puis d’un même geste ils replongent à l’ouvrage, ciselant et sertissant les anneaux jumeaux qu’ils s’échangent et parachèvent lentement. Des mots de pouvoir scandés en Khuzdul répondent en écho aux incantations elfiques jusqu’au petit matin.
Enfin nain et elfe sortent des forges, titubant de fatigue mais savourant avec reconnaissance l’ivresse de cette fertile communion.
Celebrimbor, ébloui par cette troublante expérience fusionnelle, commence à comprendre que la collaboration que lui offrit autrefois le seigneur Annatar, ne fut pas aussi altruiste qu’il l’avait cru à l’époque. Comme il s’était fourvoyé… Il y a bien longtemps il avait recherché avec ardeur l’alliance de Dame Galadriel, mais elle l’avait écarté de ses pensées, refusant de partager avec lui son exaltation créatrice. Mais désormais Celebrimbor a rencontré Narvi…
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Salle du trône de Khâzad-Dûm, SA 1628
Du haut de son trône de granite, le grand nain scrute les splendeurs répandues à ses pieds et les nuques prosternées devant lui. Son front altier irradie d’une détermination impérieuse. Son bras d’airain détient une irrésistible force tranquille. Ses robes ruissellent d’or et d’argent, ces jouets des nains. Mille joyaux couronnent ses augustes cheveux blancs d’un scintillement irréel.
Dùrin le troisième trône en majesté dans la salle d’apparat du Cavenain. Son regard suffit pour ordonner.
Son poing brille des feux d’un anneau d’or, serti d’une émeraude. Depuis qu’il a revendiqué ce cadeau de Celebrimbor pour sa lignée, le roi sous la montagne ne connait plus de faiblesse. Lorsqu’il se retire en lui-même, des visions se forment et sa pénétrante sagesse lui révèle les voies de la puissance.
-« Fràar ! Viens à moi ! »
Le commandeur des mines s’avance et s’incline respectueusement.
- « Depuis plusieurs lunes Mahal m’envoie un songe. Fais établir des galeries descendant vers le nord à partir de la neuvième profondeur. Nous y trouverons une veine que le monde nous enviera. Plus encore qu’aujourd’hui, notre royaume assurera sa prééminence parmi les sept clans et l’hégémonie sur ses voisins. Va ! » 3
Alors que Fràar, subjugué par la préscience de son seigneur, rameute ses seconds pour gagner les profondeurs, le Roi sous la Montagne poursuit son inspiration :
-« Narvi ! Approche-toi !»
Le premier ambassadeur ne comparait plus dans la grande salle sans un frisson d’appréhension. L’entendement du roi est devenu subtil et profond, mais sa vision s’est durcie, et Narvi craint ses décisions.
- « Le destin de notre peuple est imminent – fortune, puissance et renommée arrachées de nos mines à la sueur de nos fronts. J’ordonne que soient bâties des portes infranchissables qui garderont la montagne de l’avidité de ses ennemis. Nul ne pourra les passer sans la bénédiction du Roi sous la montagne. Va ! »
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Porte ouest de Khâzad-Dûm, SA 1629
Après de longs mois d’un labeur exténuant, les portes ouest sont érigées. Narvi s’apprête à parachever son œuvre en les consacrant solennellement à l’autorité du Roi sous la montagne.
- « Puisse cet acte ne porter aucun mauvais augure ! », soupire-t-il profondément, songeant que jamais encore l’entrée n’a dû être fermée.
Mais soudain son cœur bondit de joie. Des pas légers gravissent l’escalier du torrent, derrière lui. Son âme de nain a reconnu un ami avant même que Narvi n’identifie la voix allègre et flûtée qui l’apostrophe :
- « Holà, maître Narvi ! Pourquoi scellez-vous votre demeure de pierre ? »
Le nain reconnaissant se tourne vers le nouveau venu :
- « Celebrimbor ! Soyez doublement le bienvenu, en cet instant de doute ! J’ai bâti une porte des nains… mais ne puis la sceller. Mon cœur me met en garde. Pourtant la volonté du Roi sous la montagne doit être accomplie…»
Le grand elfe sait d’instinct les réticences de son ami. Il réfléchit un instant et sourit au nain, une étoile au fond du regard :
-« Certes ! Mais votre roi vous a laissé toute latitude pour exécuter son ordre… »
Alors les deux amis travaillent d’arrache-pied, taillant, gravant, incrustant d’infimes cristaux de pierre de lune. Durant une journée entière et une partie de la nuit, les deux âmes sœurs se soutiennent et s’abreuvent l’une à l’autre pour consacrer l’union de deux peuples. Lorsque la lune se lève, Celebrimbor et Narvi joignent leurs voix et leurs anneaux jumeaux pour prononcer un vœu sacramental. L’inscription s’illumine un court instant avant de s’évanouir, alors que s’ouvrent majestueusement les battants :
« Ennyn Durin Aran Moria. Pedo mellon a minno. Im Narvi Hain echant Celebrimboro o Eregion teithant i thiw hin. 4 »
Ravis, les deux complices se contemplent longuement. Il leur semble que leur amitié fleurirera aussi longtemps que flamboieront sur ces portes, le marteau de Dùrin et l’étoile de Fëanor.
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Salle du trône de Khâzad-Dûm, SA 1629, une semaine plus tard :
-« Jamais aucun descendant de Dùrin n’a osé désobéir aussi effrontément au Roi sous la montagne ! »
Narvi, à genoux, contemple, mortifié, les vestiges de sa belle barbe noire, éparpillés au sol autour de lui. Il n’a même pas eu l’occasion de se justifier. La fureur du Roi sous la montagne s’abat sur lui avec une intransigeance aveugle.
Le souverain du Cavenain se sent trahi par son propre sang. La porte, qui devait assurer la sauvegarde de son peuple, a été souillée par une main étrangère ! Le mot de passe a été dévoilé ! Dùrin le troisième fulmine :
-« Tu ne quitteras plus la montagne ! Puisque cette porte ne saurait être sûre, je vais lui donner un gardien perpétuel ! Je te nomme factionnaire héréditaire de la porte occidentale. Puissent tes fils, si tu engendres jamais, expier la faute de leur père ! »
Le roi fait mine de congédier Narvi. Puis, contemplant un instant son anneau d’un air soupçonneux, il se ravise et ajoute :
- « Et j’interdis formellement aux étrangers de pénétrer en Moria ! Quiconque contreviendra à cet ordre sera décolleté, avec ses complices, fussent-ils du sang de Dùrin ! »
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Porte ouest de Khâzad-Dûm, SA 1697
Le ouargue arrache la tête du guerrier elfe qui s’enfuyait devant lui. Avide de sang chaud et limpide, il en dévore les viscères, puis s’interrompt lorsqu’il avise une jeune fille qui parvient en haut de l’escalier. La svelte elfe terrorisée frappe frénétiquement de ses petits poings sur la porte de pierre close, lorsque le ouargue interrompt ses hurlements en broyant sa cage thoracique dans un craquement sinistre. Le monstre frissonne d’aise en déglutissant cette chair savoureuse, subtilement persillée d’effroi…
A perte de vue les bosquets de houx brûlent et les hordes sombres déferlent. Les elfes réfugiés affluent, harcelés par les cohortes d’orques montés sur les terribles loups sombres. Des fuyards tombent épuisés, aussitôt lacérés par un orque ou déchiquetés par un ouargue. Un groupe de femmes et d’enfants, protégé par quelques elfes en armes, progresse lentement sur la route pavée. Celebrimbor a pu rassembler les meilleurs bretteurs survivants après le sac d’Ost-In-Edhil5. Aidé d’Elrond et Glorfindel, il pousse la petite troupe, pour trouver refuge auprès de son ami Narvi, vers la porte occidentale du Cavenain.
Enfin la troupe harcelée rejoint le portail. Repu, le lâche animal qui faisait bombance à l’entrée s’écarte prudemment.
Celebrimbor se dresse devant les portes et en appelle à l’amitié. En vain. Derrière les battants verrouillés, un nain à la courte barbe noire pleure son impuissance, entravé par ses camarades.
Le Fëanorien s’époumone. La porte reste scellée, sous les yeux horrifiés des elfes. L’espoir s’éteint dans les cœurs. Hors de lui, incrédule, Celebrimbor ne peut honnir ses vœux d’amitié, ni appeler la malédiction sur la lignée félonne de Dùrin.
Alors le ciel s’assombrit encore, comme si tous les orages des Montagnes Brumeuses s’assemblaient pour la curée. Les créatures mauvaises elles-mêmes, semblant redouter ce qui approche, se dispersent en geignant.
Annatar, Seigneur des dons, fond en rage sur la porte. Il n’est plus temps pour lui de dissimuler sa malice sous une glorieuse prestance enjôleuse ou un subtil verbe prometteur. Sa cupidité féroce et sa soif de domination sur toute vie, altèrent son irréelle beauté et font place nette sur le champ de bataille. Mû par une frustration inextinguible, il pourchasse le juste qui arracha les anneaux elfiques à son emprise.
Plus encore que par la haine implacable pour ce vil Maïa renégat, Celebrimbor se sent submergé par un irrépressible dégoût, cet écœurement suprême dont seule délivre la mort. Reconnaissant la rumeur méphitique qui annonce le suppôt de Morgoth Bauglir6, il renvoie les héros qui l’accompagnent. Seul, il fera face, alors que fuient les lambeaux du peuple d’Eregion.
Frappés par le regard glacé du Fëanorien, Elrond et Glorfindel obéissent et l’abandonnent à son destin. Rassemblant les survivants et les menant vers le septentrion, ils font mine de viser le col du Rubicorne et déroutent la poursuite.
Devant la porte close, la révolte désespérée affronte l’insatiable convoitise.
Cette révolte est juste, le droit incontestable, le soubresaut fulgurant. Cependant la haine perfide a depuis longtemps voilé de ruse sa violence, s’insinuant au cœur de ses ennemis pour les connaître, les diviser et les subjuguer. Le noir dessein de domination va briser cette résistance d’une contrainte implacable, car il sait tout de son opposant. Celebrimbor n’a plus qu’un secret à révéler, qu’Annatar compte lui extirper avec les lambeaux palpitants de son corps désarticulé.
Le Seigneur des dons s’avance. Il va donner la mort.
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Le Fëanorien est acculé et exsangue. Le Maïa, retors, guette son dernier coup pour lui arracher l’épée, le gantelet et la main. Puis la lente torture tirera de sa proie le dernier secret de Celebrimbor. Annatar saura enfin où se trouvent Vilya, Nenya et Narya. Et son règne sera complet – inévitable et sans retour.
Epuisé mais indompté, Celebrimbor rassemble toute son énergie pour un dernier assaut. Annatar l’a déjà en son pouvoir et sourit à sa victime expiatoire d’un rictus vainqueur et méprisant.Mais alors surgit de la muraille une courte forme en brillantes mailles. Le Maïa a seulement le temps d’apercevoir un masque des nains grimacer une malédiction. L’épée de galvorn7 de Celebrimbor et le marteau de guerre de Narvi s’abattent de concert, dans un éclair simultané, sur Annatar qui bascule avec un cri d’effroi.
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Les portes de la Moria se sont refermées. Une déflagration a creusé un profond cratère devant le seuil8. Le Maïa, surpris, a dû puiser dans l’essence même de sa chair pour survivre à cet assaut empreint d’une haine décuplée par l’amour. Comme une épaisse fumée se dissipe, le Seigneur Annatar se relève péniblement parmi les cadavres. Sa face déchiquetée n’arborera plus jamais le fourbe sourire de son insolente beauté.
La victoire suprême vient de lui échapper. Sa malédiction s’abat, pour le moment en vain, sur les portes scellées du cavenain. Mais la lignée de Dùrin ne sera pas oubliée.
Les dépouilles de Celebrimbor et de Narvi sont empalées aux fers de hautes lances, portées en bannières par une garde de trolls.
Réunis dans la mort, le nain et l’elfe garderont leur secret, bien après que se seront effacés sur les portes, le marteau de Dùrin et l’étoile de Fëanor.
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A l'enseigne de l'Oie Saoule...
La tisserande aux formes généreuses est venue s’attabler aux côtés du beau nain volubile. Le succès confère un certain charme… Comme la salle congratule bruyamment le Naugrim pour son histoire, elle se penche à son épaule et lui murmure langoureusement à l’oreille :
- « Moi j’avais deviné ce qu’il y avait écrit sur la porte : Parle, Amant, et entre ! »
La clairvoyance de la jeune femme surprend le nain, qui la dévisage avec intérêt pour la première fois de la soirée. Il y en avait donc une qui suivait… Mais elle ajoute avec une œillade :
-« Je le sais bien, c’est aussi écrit sur ma porte ! »
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Notes
1- Maïa, pl Maïar : êtres primordiaux de même nature que les Valar, dont ils sont parfois les disciples. Olorin, Iarwain Ben Adar (Tom Bombadil), Melian et Sauron sont des Maïar.
2- Confrérie des forgerons.
3- En effet, peu de temps après cette grandiose révélation, Fràar découvre de formidables veines de mithril. Cette découverte assure richesse et renommée au royaume de Khazad-Dûm. Mais elle précipitera également sa chute, au troisième âge, lorsque les veines exploitées toujours plus profondément, libéreront un monstre invincible, le Balrog.
4- Les portes de Dùrin, roi de Moria. Parle Ami et entre. Moi Narvi je les ai faites. Celebrimbor d’Eregion a gravé ces signes.
5- La « forteresse aux Elfes », capitale d’Eregion au Second Age.
6- Le Noir Ennemi du monde, le Contraignant.
7- « (…) métal aussi dur que l'acier des Nains et si malléable en même temps qu'il pouvait le rendre aussi mince et souple que la soie tout en restant impénétrable aux flèches comme aux épées. Eöl l'appela le galvorn, car il était noir et brillant comme le jais, et il s'en revêtait chaque fois qu'il voyageait. » Le Silmarillion, J.R.R Tolkien.
8- La lectrice attentive a remarqué que s’est glissée ici une tentative d’explication quant à l’origine du lac devant la porte…