Les contes de l'Oie Saoule
Chapitre 5 : Le damné de Samain - Auprès de mon arbre
5193 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 26/06/2015 22:47
- « Allez, Torgil, ça te fera le plus grand bien ! », lance Blodwen.
Le nourrisson emmailloté dans ses bras, semble acquiescer avec ébahissement aux injonctions de sa maman.
- « Mais c’est super froid ! », rétorque l’intéressé, grelottant entièrement nu, dans l’eau glacée jusqu’aux chevilles.
- « Allez ! Un peu de courage devant ton fils ! »
Le papa, au courage un peu engourdi, ne perçoit plus de sensation émanant d’aucune de ses extrémités, bleuies et ratatinées par le froid, et fait piteusement remarquer qu’un tel traitement serait bien de nature à priver son fils des frères et sœurs que la nature aurait pu lui donner.
- « Au printemps la sève remonte dans toutes les branches, mon homme… », insinue-t-elle malicieusement en réprimant un sourire devant les modestes et frileuses dispositions de son époux.
Torgil doit s’exécuter. Après quelques pas dans le courant, il s’immerge complètement pendant quelques secondes. Puis il ressort de l’eau précipitamment et, tout dégouttant, court jusqu’à un jeune arbre qu’il avait mis deux heures à fendre dans sa hauteur. Il se glisse prestement entre les deux arcs sous les regards effarés du bébé et les yeux attendris de sa femme.
- « Regarde, Tuismir !, chantonne-t-elle. La Déesse te donne un papa tout neuf… »
Ainsi Torgil renait-il en Arda, franchissant la vulve symbolique de la Déesse, purifié, ruisselant de la source du monde, nu et innocent comme à son premier jour.
Posant le bébé dans un panier d’orme et d’osier, Blodwen sèche énergiquement son mari avec un tartan de son clan. Puis elle dépose un tendre baiser sur les lèvres bleuies :
-« Habille-toi vite !
- Il faudra faire ça à chaque anniversaire ?
- Non, mais à chaque fois que tu ne fais pas ce que je dis ! », dit-elle d’un air espiègle.
- « Blodwen, n’en profite pas ! », rétorque le mari en aidant son épouse à redresser et panser l’arbre torturé.
- « Torgil, c’est important pour moi, de protéger ma famille comme le faisaient mes ancêtres. Le monde est plein de forces que nous ne comprenons pas. Et les anciens ont su s’en protéger. Je te demande juste de trouver un joli petit plant d’orme ! Il faut le transplanter aujourd’hui, un an après sa naissance, et il n’y a que toi qui puisse le faire. Ce sera l’arbre protecteur de ton fils, celui du jour où il est venu au monde. Tout le monde en a un, même toi ! J’ai planté un frêne pour toi, le jour de notre mariage.
- Je ne t’ai jamais demandé de planter un arbre pour moi ! Je sais très bien me défendre tout seul ! A quoi rime de perpétuer des gestes que tu ne comprends plus ? »
Piquée au vif, la jeune dunéenne répond :
- « Qui te dit que je ne les comprends pas ? »
Elle ajoute sournoisement, un sourire vengeur aux lèvres :
- « Regarde comme les traditions ont du bon ! Tu es frigorifié ? Tu vas pouvoir courir en forêt et choisir un joli petit orme pour protéger mon fils ! Allez, à tout à l’heure ! Il est temps que je lui donne son repas !
- Tu ne peux pas lui donner ici ?
- Tu es fou ? Lui donner le sein ici ? Tu veux que j’attrape une pneumonie ? »
.oOo.
Remâchant son ressentiment, Torgil arpente la sente d’un pas vif, sa houe sur l’épaule :
-« Elle est gonflée ! … »
Le jeune père tape rageusement du pied dans une petite pierre, qu’il fait rouler devant lui sur le chemin.
- « Et puis jamais contente avec ça ! Appeler les esprits, se baigner en hiver, et puis ces arbres, partout et toujours ! Une bonne flambée, ouais ! … »
Mais son irritation ne suffit pas à le réchauffer :
- « C’est que je suis gelé, moi !... »
Le pas se ralentit. Torgil réfléchit, il ne peut pas faire deux choses à la fois…
- « Et puis, comment je vais faire pour reconnaître un jeune orme en plein hiver, moi ? … »
Le pas s’accélère :
-« Je vais demander à Eothor, lui il saura ! »
La démarche devient presque guillerette :
-« Et en plus, il m’emmènera en forêt avec sa carriole, et il me ramènera à la chaumière ! »
Le pas de Torgil retrouve un rythme viril et déterminé :
-« Après tout la tradition chez nous pour un anniversaire, c’est d’offrir une tournée ! »
L’allure gagne encore en fermeté alors que se trouvent balayés les derniers vestiges de sa mauvaise conscience :
-« Et puis il faut que je me réchauffe, zut ! »
.oOo.
-« … Buvons un coup, la mort bravant,
A la santé de Cardolan !
Car le vil voisin Araphor,
A mis son fanion dans son tort !
Ce veule nous fait bien de la peine,
Convoitant ainsi notre terre.
Et Merde pour le Roi d’Arthedain,
Qui nous a déclaré la guerre ! »
Les chopes s’entrechoquent sous les vivats qui ponctuent le fameux refrain. Les jeunes gens boivent goulument à la santé de leur royaume bien-aimé, sous le regard blasé du tenancier de l’Oie Saoule. Lorsque la bière coule à flot, le courage ne coûte guère…
Pourtant un vétéran, assis dans son coin, observe la jeunesse d’un air amer et désabusé, sirotant sa cervoise avec parcimonie. Lui a mené une escouade de Cardolan lors des escarmouches le long du Menatar Romen. Lui s’est illustré au siège d’Amon Sûl. Lui fut l’un des rares à survivre aux hordes d’orques et de trolls déferlant d’Angmar, qui anéantirent l’armée de Cardolan sur les hauts des Galgals. Sa jambe amputée le lui rappelle tous les jours.
Aussi laisse-t-il leur jeune enthousiasme aux braillards imbibés ! Ils découvriront bien assez tôt que la petite politique des hommes, leurs espoirs futiles et leurs intérêts égoïstes ne sont que rus épars face aux grandes marées de leur temps.
-« Par Bema[1], ces maudits Arthedain continuent de piller le pays ! J’ai encore vu passer un convoi ce matin !
- Tu exagères, Eothor ! Ils maintiennent l’ordre que les nôtres ne peuvent plus assurer. Sans eux, ce serait le chaos, comme à Tharbad, où croupissent des milliers de réfugiés. Leurs convois amènent des vivres et des médicaments.
- Mais tu es un mou ! Tu fraternises comme si la victoire d’Angmar n’était pas de leur faute ! Bien cachés dans leur forteresse d’Amon Sûl, ils nous ont laissés tailler en pièce sans bouger leurs derrières princiers pour secourir nos vaillantes compagnies !
- Tu parles comme si tu y avais été !
- J’avais quinze ans, j’aurais pu accompagner mon père avec la compagnie des mercenaires ! Ma mère m’a empêché d’y aller ! Mais à présent elle ne me retiendra plus ! Il faut les empêcher de ramener chez eux tout ce qui a de la valeur !
- Ouais, y en a qui ont essayé de s’y opposer, tu sais comment ils ont fini ! Luinril s’est fait pendre il y a dix jours en tentant de reprendre un chargement de grimoires du vieux Hir d’Eredoriath qui remontait vers Bree.
- Buvons à la santé du héros Luinril ! Lui au moins s’est opposé aux traitres qui tentent d’annexer le pays ! »
Alors que les flots de bière s’engouffrent dans les gosiers exaltés et assoiffés, la porte de l’auberge s’ouvre dans un grand fracas. Un solide sergent de l’armée royale d’Arthedain entre dans la salle commune, suivi de sa patrouille :
-« Holà, faudrait voir à se calmer ! Les quidams qui incitent à la révolte, je m’en vais les mettre au pas ! Allez, dispersez-vous ! »
Les velléités guerrières du petit groupe se sont bien vite émoussées. Les jeunes gens s’égaillent en grommelant contre l’occupant.
-« Hep, toi le meneur ! Tu ne crois pas t’en tirer comme ça ? »
Eothor, un air déterminé marquant son visage grassouillet, saisit un tabouret et s’embusque derrière une table, prêt à défendre chèrement sa vie, comme son père à la bataille des galgals. La patrouille ne va faire qu’une bouchée de ce grand jeune homme maladroit et un peu replet…
Torgil s’interpose d’un ton conciliant :
-« Allons, Messeigneurs ! Je suis père depuis peu et viens fêter l’anniversaire de mon aîné! Ne voulez-vous pas oublier ce malentendu en ce jour de fête ? »
Le sergent n’aime pas entendre insulter son roi, mais c’est un brave type. Il saisit au vol l’opportunité de montrer la magnanimité des Arthedain. Eothor, ne portant aucune arme sur lui, est laissé libre avec un avertissement dont il se moque bien.
.oOo.
Les deux amis se réfugient dans une alcôve, chargés des brocs abandonnés par leurs compagnons.
-« Heureusement que tu es arrivé, Torgil ! Sinon j’aurais fait un carnage… »
Son ami ne relève pas la fanfaronnade :
- « Moi aussi, je l’ai mauvaise… Tu sais pas ce qu’elle a inventé ? »
Eothor glisse un regard inquiet vers Torgil. Il va encore lui parler d’ « Elle ». Il va encore se plaindre de cette fille si divine qu’elle hante toutes ses heures de conscience et d’inconscience. Eothor a toujours été amoureux fou de Blodwen, qui en retour n’a jamais vu en lui qu’un grand frère protecteur, un bon gros maladroit, l’éternel meilleur ami et faire-valoir du beau Torgil. Le romantique géant un peu ventru cache l’immense blessure de sa vie sous des dehors gouailleurs, une rhétorique volubile, une morgue vindicative qui ont désormais trouvé leur cause – la défense du Cardolan contre son voisin rapace Arthedain. Mais pour l’heure Eothor ressent un étrange malaise. Il aime Torgil comme un frère, et jamais encore la jalousie ne lui a montré son rictus abject.
Pourtant ce soir l’attitude égoïste de Torgil l’irrite. Peut-être même lui en veut-il un peu de son sauvetage in extremis. Le jeune père déballe ses problèmes sur la table comme l’on vide une poubelle sans fond. Décidément, il ne mérite pas Blodwen, se dit l’amoureux transi.
Après la quatrième tournée générale, dans l’auberge quasiment vidée par l’intervention de la patrouille, Torgil ressasse encore ses conflits domestiques. Mais son vis-à-vis n’a plus qu’une idée en tête : donner une leçon à ce petit prétentieux inconscient de sa propre chance…
-« Tu sais quoi ?, l’interrompt Eothor excédé, on va aller le chercher ton petit arbre !
- Tu ferais ça ?
- Ben tiens ! Ca sert à quoi les amis ? »
Et voilà les compères en carriole, Eothor aux rênes, Torgil assis dans les patates, qui bientôt ronfle comme un ivrogne. Outré, Eothor s’arrête dès que possible et déterre le premier jeune plant venu qui ressemble un tant soit peu à un orme.
-« Ca fera bien l’affaire de cet égoïste ! », grommelle-t-il en déposant le plant dans le giron de l’ivrogne assoupi.
.oOo.
Torgil marche d’un pas lourd, dessoulant lentement dans l’air brumeux du soir. Quelque chose dans le ton d’Eothor lui a fait sentir que son ami en avait assez de faire le sale boulot à sa place. Il a donc tenu à faire les derniers miles à pied, le plant sous un bras, arpentant la route au milieu de la lande de son pas hésitant d’ivrogne. Devant lui, au bout de sa houe posée sur l’épaule, oscille la petite lanterne qu’Eothor lui a prêtée.
Dégrisant lentement, le jeune père se fait les reproches d’usage. C’est vrai qu’il aurait pu se tenir un peu… C’est vrai qu’il n’aurait pas dû déblatérer comme il l’avait fait…
La nuit tombe tout-à-fait, isolant le marcheur solitaire dans ses amères pensées. C’est vrai qu’il n’aurait pas dû passer à l’auberge. Il aurait dû directement aller chercher un orme.
Torgil sent croitre sa culpabilité à mesure qu’il s’approche de sa chaumière, où l’attend Blodwen, qu’il imagine un sourire ironique aux lèvres. Dans ces moments là, Torgil se hait d’habiller de bienveillance conjugale, ce qu’au fond de lui, il considère comme une faiblesse envers son épouse. Il l’aime, mais il a du mal à supporter son autorité.
Soudain une bifurcation surgit de la brume, au pied d’un gibet. C’est là que pourrit le cadavre de Luinril, dans sa cage d’acier suspendue. Une odeur pestilentielle rappelle que le cadavre du « héros de Cardolan » n’est exposé que depuis quelques jours. Un petit frisson parcourt Torgil malgré lui.
-« Si j’avais ton courage, s’exclame-t-il exalté, j’aurais réprimé ces croyances ridicules sous mon toit ! Au lieu de cela je me suis laissé ridiculiser par ma femme, et il a fallu que j’en fasse profiter l’auberge entière ! Maudit soit le mariage ! »
Un triste grincement rouillé de la cage suspendue lui répond laconiquement. Torgil surpris lance avec dérision, comme pour exorciser sa propre stupeur :
-« Tiens, Luinril, viens donc danser pour la fête de mon fils ! Tu expliqueras à ma femme de laisser les esprits tranquilles ! On pourra abandonner ces simagrées débiles. »
Torgil est soulagé d’avoir formulé ses griefs haut et fort, même si son éloquence ne se manifeste qu’en l’absence de son épouse. Il reprend sa route dans la brume de sa démarche sinueuse, jurant que jamais plus il ne se plierait à des exigences aussi absurdes.
Mais il est imprudent d’invoquer les morts une nuit de Samain. Dans la pénombre sans un souffle de vent, la cage oscille d’un rythme guilleret. La tête du cadavre, qui vient de perdre un œil, se penche sur l’épaule décharnée avec un inquiétant rictus de satisfaction.
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Par ce petit matin, Blodwen passe le nez à la fenêtre. L’air frais lui picote les narines mais colporte des fragrances d’humus et de bois de pin sous des cieux immaculés. La journée va être magnifique !
Toute joyeuse, la jeune femme charge la brouette de denrées appétissantes qu’elle a longuement préparées avec amour, de quelques outils et du plant d’orme que son mari chéri a enfin ramené hier. Puis elle réveille sa petite famille, l’habille chaudement et la mène tambour battant derrière la maison, jusqu’à l’arbre de Torgil qu’elle avait planté au-dessus de la source où ils s’approvisionnent.
Blodwen dresse une nappe de pic-nic sous le jeune frêne élancé en fredonnant gaiement un vieil air des collines, pendant que Torgil joue avec son fils, perché sur son ventre.
-« Et ça, ça sert à quoi ? », demande le mari en avisant une assiette de bois qui sert d’ordinaire à entasser les restes qu’on balancera au cochon.
-« Mais voyons, Torgil, les jours de fête, on dresse le couvert du pauvre, c’est la tradition ! »
-« Allons bon !, pense le mari, voilà encore une journée traditionnelle ! A quelle douloureuse et coutumière acrobatie vais-je encore devoir me plier pour plaire aux esprits ?
La réponse ne tarde guère…
-« Voilà, tout est prêt ! Mais avant, quelques petites formalités… », lance joyeusement Blodwen avec un clin d’œil à l’adresse de son fils.
Torgil rentre les épaules, tandis que le petit Tuismir bat des mains avec enthousiasme.
La famille plante la pousse non loin du frêne, juste assez près pour profiter de la vigueur protectrice du jeune arbre élancé, mais suffisamment loin pour développer sa personnalité propre sans prendre ombrage de ses ombrelles.
Tuismir est autorisé à planter quelques pommes fripées au pied de chacun des deux arbres. Puis Blodwen va déposer une collation au bord de la source, qui glousse indifférente son air éternel entre les mousses.
.oOo.
Revenant sur ses pas vers ses deux hommes, Blodwen tressaille et pâlit, s’arrêtant net. Torgil suit le regard de son épouse et manque de défaillir alors que Tuismir se met à pleurer, cherchant maladroitement à rejoindre les jupes de sa mère. Une silhouette enveloppée d’un linceul sombre est installée devant l’assiette du pauvre, semblant attendre le début du repas.
-« Qui êtes-vous ?, lance Torgil d’une voix mal assurée en saisissant la bêche. Que nous voulez-vous ? »
Le sombre capuchon se tourne lentement vers Torgil. Une puanteur insupportable s’élève et prend les vivants à la gorge, comme si des myriades de larves nauséabondes écloraient de concert pour répandre les humeurs pestilentielles d’un mort incapable de quitter ce monde. Roule alors une voix sépulcrale, dont le ton posé pourtant semble chercher la conciliation :
-« L’on m’a invité à la fête. Je viens recevoir ma part. »
Torgil blêmit, lui lance un fromage et s’exclame en brandissant sa bêche :
-« Luinril, prenez cela et laissez-nous ! »
La forme se redresse lentement. Les effluves de chairs corrompues laissent entrevoir ce que le sombre manteau voile encore aux regards.
- « La part qui me revient de droit est cette vie volée dans l’interstice du règne des hommes et du royaume des ombres. », énonce la voix d’un ton sans appel, en élevant un index à vif, aux répugnants reflets putrides, qui désigne le petit Tuismir.
- « C’est trop tard !, rugit la jeune mère en s’interposant devant son fils, le cœur gonflé d’une rage de lionne et bardé d’une assurance d’airain. Les vœux à la Déesse sont prononcés et l’enfant trouve sa place dans le règne des hommes !
- Ces vœux furent prononcés dans le vent de Samain et la Déesse n’en a rien su. L’arbre protecteur que tu as planté n’est pas celui de ton fils ! »
La confiance de Blodwen s’effondre d’un coup. Elle tourne son regard éperdu et implorant vers Torgil, qui baisse les yeux pour ne pas le croiser. Elle n’est pas shaman du clan Prenn Lûth, mais elle sait que rien n’empêchera le seigneur de la nuit d’emmener son dû. A moins d’un sacrifice au-delà de la vie humaine… Mûe par un noir ressentiment, Blodwen saisit la hache de Torgil et, du coup puissant du désespoir, tranche le jeune frêne.
La forme sombre siffle comme un serpent blessé et glapit de dépit :
-« Tu choisis de conserver ton fils ! Mais que ferais-je de ce bon à rien de mécréant ? » éructe le manteau en considérant Torgil atterré, déjà gagné par un teint cireux et grisâtre.
-« Il promet de te donner le repos ! », rugit la femme en pleurs, tremblante comme une feuille d’arbre prête à s’envoler au vent de Samain.
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Couvert de sueurs glacées, Torgil s’escrime contre la porte de chêne. Enfin la serrure du galgal cède dans un fracas assourdissant. Saisissant sa lanterne, le jeune homme se recule précipitamment, cédant le passage à la forme plus sombre que la nuit, qui pénètre sous le dôme des morts.
Son épouse hors d’elle l’a prévenu : « c’est ta dernière chance ! Tu fais ce que j’ai promis en ton nom ! Ou nous serons séparés à jamais ! » Pour cette fois, il obtempère point par point. Eclairant son bout de parchemin de sa lanterne, il tâche de lire le rituel recommandant au Seigneur de la Nuit de recevoir cette âme en perdition. Il n’entend rien à ce qu’il lit, mais lentement les portes se referment.
Soudain un cri retentit :
- « Au nom du Roi, qui va là ? »
Lorsque l’ombre passe sur lui dans un souffle rauque de frustration, Torgil tombe à la renverse, lâchant sa lanterne qui s’éteint brusquement. Submergé par l’horreur, il entend les râles des soldats massacrés s’éteindre un à un sous des coups avides.
Au petit matin, le sergent l’arrête devant le galgal. La patrouille ignore ce qui s’est passé exactement, mais trois soldats d’Arthedain ont été tués cette nuit avec la bêche de Torgil.
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S’il y a bien des sujets avec lesquels le légat royal d’Arthedain ne plaisante pas en cette période de troubles, c’est l’ordre public et la justice. En outre des nouvelles alarmantes des galgals le long du chemin vert ont amené le vieux Hir d’En Eredoriath à proclamer des mesures de prudence et à donner toute latitude aux armées d’Arthedain dans sa baronnie.
Le suspect est accusé d’avoir dérobé la dépouille de Luinril et d’avoir assassiné des soldats d’Arthedain qui l’interpellaient au moment où il tentait de lui donner une sépulture. Il n’y a donc aucune clémence à attendre lorsque les charges concernent à la fois l’opposition à la loi martiale et une effraction dans les sanctuaires des morts.
En effet, Torgil est condamné à mort.
Eothor tente de fléchir le légat. En vain.
L’épouse éplorée vient mander sa grâce à genou. Par mesure spéciale d’humanité, Torgil est étranglé dans sa cellule.
Son cadavre est ensuite enfermé et hissé dans l’odieuse cage suspendue au gibet. Il n’a donc pas à endurer une lente agonie sous les yeux de son épouse, mais sa dépouille rappellera à tous que la justice des hommes s’accommode mal des rumeurs des morts.
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Un frêne vigoureux a très rapidement poussé sous le cadavre du malheureux, envahissant sa cage en moins d’un an comme si un vœu tardif de protection avait voulu retenir son occupant et l’entourer de sa tendresse. Le voisinage en a été épouvanté.
On dit que les soirs de lune rousse, un fantôme réclame l’ensevelissement à tous les passants.
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La nuit dernière, le squelette de Torgil a été dérobé. On ignore qui a fait le coup.
Alertée, Blodwen est venue se recueillir au pied du frêne, sous le gibet, son petit garçon de deux ans au bras. Eothor, qui traine depuis de longs mois un insupportable sentiment de culpabilité, les a emmenés dans sa carriole.
Sur le chemin du retour, Eothor offre un plant d’orme à Blodwen, qui lève vers lui des yeux beignés de larmes, mais débordants de reconnaissance.
Demain, c’est Samain et l’anniversaire de Tuismir.
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Rhast écarte les bras en signe d’impuissance :
-« Woa, woa, woa, j’y suis pour rien, moi ! C’est vous qu’avez voulu la suite ! A ce qu’on dit, c’est à peu près à ce moment-là que les habitants des tombes se sont mis à s’agiter. Mais y faut pas croire tout ce qu’on raconte… De toute façon vous le connaissez, cet arbre : c’est le frêne solitaire, à six milles au nord de Thalion sur le chemin vert, juste avant le premier galgal. Quand vous passez à côté, y s’passe rien de fâcheux… la plupart du temps…»
SI l’on y réfléchit posément, il est vrai que le frêne solitaire, au lieu-dit la fourche du pendu, est énorme et tordu, et que des barres de métal sont encastrées dans sa branche principale à plus d’une perche de hauteur… Mais cela ne prouve rien…
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NOTES
[1] Nom que les Hommes des bois, les Beornides et les Eothraim (et donc plus tard les Rohirrim) donnent au Vala Oromë. Ce nom est à rapprocher de l'anglo-saxon béme « trompette ». Oromë sonnait de sa grande trompe de chasse en poursuivant les bêtes de Morgoth.