Les contes de l'Oie Saoule
Le second commis tailleur s’éclaircit la voix. En le poussant du coude, son patron, un homme d’importance dont son tablier n’arrive plus à faire le tour depuis bien longtemps, lui glisse : « Et si nous éclairions nos amis voyageurs sur l’origine de l’auberge ? ». Le commis renâcle un peu mais la fille du maître tailleur l’encourage d’une œillade. Timidement le jeune homme s’avance devant le comptoir et élève la voix, s’échauffant le timbre par quelques poncifs.
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« Je vous parle du temps dont seuls les magiciens se rappellent encore. La bonne ville de Thalion s’y réveille au son des trompettes. A l’aube, la garnison hisse l’étendard des rois de Cardolan lorsque la pétulante cour du jeune souverain se rend dans notre citadelle provinciale pour fuir les insalubres chaleurs estivales de Tharbad. Les charretiers remontent le chemin vert depuis la capitale marchande vers les cités d’Arthedain, approvisionnant en produits de luxe sa noblesse hautaine, son industrieuse bourgeoisie et ses turbulents universitaires.
Certes, en cette période hivernale, le trafic ralenti a rendu sa douceur provinciale aux ruelles charmantes du bourg. Les artisans s’adonnent aux travaux de grand froid, on extrait l’argile sous la neige, charrons et ferronniers réparent tout au long de la courte journée. L’on trucide joyeusement le cochon et l’on prépare en famille saucisses, boudins, palettes et salaisons dans la cour de la grand-mère, qui dirige toute sa tribu à la baguette. Le veneur du castel ramène un cerf qui fera les délices de l’hôpital des sœurs de Nienna.
Le château engourdi fume de toutes les cheminées coiffant ses tours altières et son logis pansu. Depuis quelques années, il héberge une vieille douairière, une grand-tante du roi de Cardolan, abandonnée là par mégarde après les chaleurs de l’été, lorsque la cour avait regagné Tharbad. La pauvre dame avait été oubliée en province à la faveur d’un événement artistique majeur qui avait brusquement rappelé la jeune noblesse oisive vers la capitale.
Indignée la première semaine, elle s’était refusée à écrire pour quémander ce que son rang de pairesse lui octroyait de droit. Puis un gentilhomme était venu se répandre en excuses au nom de son royal neveu et néanmoins seigneur lige. Il était reparti bredouille, la grand-tante n’acceptant pas moins que des excuses platement présentées en personne par son chenapan de petit-neveu. Puis les demandes de pardon s’étaient espacées, renforçant le ressentiment et l’entêtement de la dame. Tante et neveu ne se revirent donc que l’été suivant, lorsqu’à nouveau la cour du jeune monarque transporta ses fastes à Thalion pour fuir les miasmes et les nick-brickeux du Gwathlo.
La dame battit froid à son neveu, agissant comme la maîtresse des lieux et affectant avec hauteur de lui rappeler ses devoirs. Le jeune roi avait mûri et pris de l’assurance en s’émancipant de la tutelle des anciens conseillers de son père. Le grand chancelier, un favori de la tante douairière, était tombé en disgrâce, remplacé par un courtisan perfide et mielleux. Or les remontrances de la vieille tante exaspérèrent le monarque.
Il lui vint à l’esprit d’affirmer sa nouvelle autorité en faisant un exemple de sa propre famille. Il prit publiquement acte de la décision de sa vénérée parente de demeurer à Thalion, puisque sa santé l’avait empêchée de répondre aux appels du roi pendant une année entière. Dans sa grande sagesse, le roi lui confierait une tâche à la mesure de sa santé chancelante et conforme au propre souhait de la dame. Le château de Thalion lui était accordé en douaire. Elle l’occuperait toute l’année, assumerait l’administration du fief et le patronage de l’hôpital en lui rendant compte.
Ainsi la dame fut habilement contrainte à l’isolement, loin de la cour, de ses ors, du faste et des réjouissances qui l’animaient, et des intrigues qui en faisaient le sel. Après une courte phase de dénégation, elle s’était consumée d’indignation. Ses favoris se détournèrent d’elle comme girouette dans un vent changeant. L’acrimonie ne lui fut d’aucun secours. L’été suivant, rabaissée à des tâches d’intendance, elle fut tellement occupée à assumer l’organisation du séjour royal, qu’elle finit par accueillir le départ de la cour avec soulagement.
C’est ainsi que la dame douairière atteignit une certaine forme de détachement, sinon de sérénité. Ses déboires lui avaient gagné l’affection de la bonne ville de Thalion, qui apprécia sa direction éclairée de l’hôpital royal et la modération de son gouvernement. Les années passèrent, la dame vieillissante et résignée vaquait à ses devoirs, ayant renoncé jusqu’aux rêves d’hyménée. Sous sa bienveillante férule, la ville vivait au rythme d’une austérité provinciale. Fêtes et foires n’étaient certes pas interdites, mais l’on y riait moins franchement qu’autrefois. La bienséance des mœurs guindait un peu la bonhommie du terroir. Les ribaudes furent toutes reconverties en aides-soignantes, ou quittèrent la ville. L’ennui de la pauvre dame esseulée semblait influencer l’atmosphère de la ville. Depuis cette époque, Thalion a gardé le cachet d’indépendance courtoise et de décente simplicité provinciale.
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Un soir d’hiver, au cours duquel la solitude s’était faite plus lancinante que d’ordinaire pour la douairière, un chevalier de fortune vint à passer par le bourg assoupi et demanda l’hospitalité au castel.
C’étaient des temps plus heureux : on ne manquait pas aux devoirs d’hospitalité et de courtoisie - la peur n’avait pas encore envahi les duchés d’Eriador. Le cavalier tenait haute sa lance de chasse. Ses armes portaient une devise de modeste extraction mais de vaillante réputation : on observa les règles antiques de l’hospitalité.
Quelques damoiselles furent dépêchées pour le servir, comme il sied en noble maison. A dire vrai, les damoiselles se précipitèrent d’elles-mêmes, tant les distractions et les garçons étaient rares au château. Le chevalier fut délesté de sa monture, mené au logis, désarmé, dévêtu, baigné, brossé, parfumé, coiffé et habillé d’un magnifique mantel de satin. Seule la jalouse compétition des jouvencelles empêcha tout débordement fâcheux pour le renom du chevalier ou la réputation du castel.
Mais les rires de la jeunesse encouragèrent la dame à sortir de son apathie. Elle veilla à donner un souper de bon goût, déployant les fastes de sa maison, mais sans ostentation. Elle se laissa pourtant aller, pour l’occasion, à une délicieuse petite vengeance - elle fit ponctionner le royal cellier de son petit-neveu pour garnir sa table d’hôte des crus les plus prestigieux.
Lorsque le chevalier vint déposer ses hommages à ses pieds, la dame lui trouva un air de vigueur, d’élégance et de jeunesse malgré sa chevelure poivre et sel. Un début de myopie conférait au cavalier un regard rêveur et des gestes lents, auxquels on ne fut point insensible. Un peu émoustillée par la verve courtoise et les manières déférentes de son hôte, la dame écouta ses exploits. Bercée par la faconde colorée et séduite par la décente modestie du chevalier, elle se prit à rêver à des lendemains plus doux et moins solitaires.
La compagnie du galant preux parut si plaisante à la douairière pendant le souper, qu’en fin de soirée les bouteilles les plus rares avaient perdu leur cachet. Le chevalier tanguait sur sa chaise en tentant de préserver sa noble contenance et l’usage du verbe, tandis que la pâle douairière, en nage, se délestait de ses tulles pour dévoiler un cou qu’elle croyait charmant, mais qu’elle avait gracile et un peu trop long.
Après le repas, la pauvre vieille dame, dont les charmes fanés et les timides coquetteries n’avaient guère touché le cœur du gentilhomme errant, tenta bien de passer à l’offensive. Echauffée par les subtiles mais traîtresses cuvées, elle parut à son balcon, dans l’espoir d’une romantique sérénade au clair de lune. Mais le chevalier ronflait dans sa chambre, terrassé par les crus capiteux, tandis que la douairière prenait froid et devait s’aliter.
Le lendemain les environs se gaussaient de la malheureuse oie saoule exposée à son balcon un soir d’hiver. Lorsque le galant cavalier lui présenta ses devoirs, elle cacha son indisposition et le reçut avec une courtoisie régale. Après le coup de l’étrier, le chevalier repartit combattre les ennemis du royaume, portant au fer de sa lance de mystérieux tulles blancs.
Quelques jours plus tard, la pauvre vieille dame succomba à une pneumonie.
La ville pleura unanimement « sa » souveraine et lui fit des funérailles à son image : sobres, dignes et sincères.
Rapidement le royal neveu reprit possession du douaire qu’il avait accordé à une parente sans descendance. Les droits qu’elle avait concédés à la ville de Thalion furent immédiatement foulés aux pieds et la justice royale recouvra tout l’aveuglement de sa rigueur expéditive. L’hôpital lui-même périclita assez rapidement - son personnel se reconvertit pour fonder une auberge sur la place du castel.
En souvenir de la dame qui, dans son malheur, les avait sagement gouvernés, l’aubergiste s’apprêtait à donner son nom au nouvel établissement. Le bailli royal, cherchant à clore définitivement la parenthèse du douaire, l’interdit formellement. Les habitants convinrent donc de nommer l’estaminet « A l’oie saoule » pour un dernier hommage, apparemment irrévérencieux mais secrètement reconnaissant.
Bien des années plus tard, ce nom resservit évidemment lorsque le château en ruine fut investi par maître Finran pour y abriter son auberge… »
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Le jeune homme en nage émerge de son conte comme d’une plongée dans l’étang. Il n’a pas démérité. Mais les yeux pétillants de fierté de sa dulcinée lui sont plus doux que les applaudissements nourris des connaisseurs, qui ont apprécié les variations inédites dévoilant les états d’âme de la pauvre vieille dame. Il est vrai que ce conte s’enfle à chaque narration, de quelque ornement inattendu.
Planant sur les ailes du succès, l’orateur d’un soir s’imagine premier commis tailleur et se met à rêver : un mariage heureux, un atelier à son nom…