Les contes de l'Oie Saoule
- « Bonsoir, mon brave ! Mes compagnons et moi cherchons une auberge pour passer la nuit. Pourriez-vous nous indiquer… »
Le paysan hâve interrompt sa besogne. Reposant sa houe un instant, il redresse péniblement le buste, jette un regard effarouché au cavalier et désigne d’un doigt tremblant de froid, le haut de la côte pavée sans prononcer un mot. Une large et courte commère, rougeaude et moins timide, vide son panier d’oignons dans sa charrette et chausse d’épais lorgnons. Après une inspection attentive, elle hèle le convoyeur:
- « Avancez tout droit au long des pavés du Roy. Sur la place du castel, point à s’y tromper, vous trouverez sans erreur. »
Le capitaine de la compagnie, un peu décontenancé, remercie du chef et entraîne la caravane de mulets surchargés et harassés. Bientôt la route retrouve un pavement entretenu et dépasse les premières huttes, d’où émergent des pauvres diables échevelés, au milieu des troupeaux de moutons. Le convoi de mulets passe sous un porche de bois, pénétrant ainsi dans le périmètre protégé par une palissade élevée sur un talus. Gravissant la pente au milieu de chaumines et d’ateliers, ils atteignent la haute place, bordée des seules véritables maisons du bourg.
Les cavaliers font halte, cherchant l’auberge des yeux.
Les façades des maisons de la place étalent leur faste passé. Les poutres ouvragées sont entretenues de teintures de fortune. La devanture du tailleur expose quelques tenues pimpantes mais son atelier ne vend plus guère que des habits utilitaires ; pour survivre l’arrière-grand-père du propriétaire a aussi dû s’improviser tisseur, mais le tailleur actuel conserve jalousement le savoir-faire de ses prédécesseurs. L’apothicaire vendait autrefois de subtiles compositions importées du Harad. Désormais l’herboriste survit en distillant lui-même les remèdes et les parfums, avec les produits du cru. Les temps sont durs mais les artisans de Thalion conservent, comme un talisman anoblissant leurs jours, le souvenir des gloires passées et le savoir-faire de leurs ancêtres.
Au nord un imposant bâtiment de pierres de taille claires et de briques rousses borde la place de sa puissante façade longiligne. Le castel de Thalion, jadis résidence estivale des rois de Tharbad, projette encore son aura protectrice.
Grégaires, les mulets se sont arrêtés au centre de la grand’place, serrés comme un troupeau frissonnant à l’approche de la nuit. Pas d’auberge ! Pourtant il est temps de trouver un abri. Le crépuscule efface ses tons clairs un à un, flamboyant encore pour quelques instants de ses teintes chaudes et bienveillantes.
-« Point à s’y tromper… ! », marmonne le chef d’un air dépité. L’ancien capitaine a la charge de quelques mulets, trois baroudeurs et de denrées précieuses à vendre sur le chemin vert. Il lui faut prendre une décision rapidement. Il hésite depuis quelques instants, lorsque s’ouvre à grand fracas le portail de chêne du castel :
-« Oyez, Oyez ! Bons pélerins convoyant du sud lointain ! »
Une silhouette en livrée s’avance, brandissant une lanterne sous le porche du castel. Le personnage, efflanqué et digne, harangue avec force effets de manche les marchands étonnés :
-« Quêtez-vous francherepue, belle flambée ou couche de nuitée ? L’enseigne à l’Oie Saoule accommode cavaliers et montures de royale façon ! Céans, Messeigneurs ! [1]»
L’homme en habit à jabot multiplie les révérences, sa lanterne maintenue haut à bout de bras, en vantant les mérites de l’établissement avec la distinction d’un majordome de grande maison :
-« Les escuries du castel herbergeront vos montures, arrois et cargues en notre bonne garde. Auctorisez-vous votre guidement jusqu’en votre chambrée ?[2] »
L’entendement engourdi du capitaine de caravane s’illumine enfin d’un éclair de lucidité : l’auberge a élu domicile dans les murs du castel ! Cet huissier babilleur et sentencieux n’est autre que le portier de l’auberge. Avec un doute angoissé quant aux tarifs de l’établissement, il se résigne et donne l’ordre de gagner le porche, éclairé par les rayons crépusculaires.
Le portier – qui malgré sa mise soignée, est aussi valet d’écurie, maître d’hôtel, garçon de chambre, premier échanson et homme à tout faire – encourage les cavaliers par d’habiles allusions au confort du castel de Thalion, ancienne résidence royale en la célèbre ville de foire… Avec la dignité d’un héraut de noble maison, il conduit la troupe aux écuries à la lumière de sa lanterne.
Dans un coin se vautre une truie entourée d’une douzaine de petits porcelets batailleurs. Deux maigres vaches, maîtresses douairières du logis, mâchonnent paresseusement leur foin, à côté de deux ânes et d’un énorme cheval de trait. Le garçon d’écurie loge mulets et chevaux dans de larges stalles, souvenir des écuries de la cour. Après avoir aidé les voyageurs à décharger leurs ballots dans une remise, il leur en confie la clé et, sans leur laisser le temps de négocier les tarifs, les entraîne dans la cour puis dans le corps de logis.
.oOo.
Les voyageurs pénètrent dans l’ancien donjon, après une volée de marches usées de marbre rose, par une antique double-porte d’un bois noir immaculé, mouchetée de fines étoiles d’argent disposées en cercle.
- « Bienvenue à l’auberge de l’Oie Saoule ! »
Un immense gaillard blond salue les voyageurs, derrière son bar qui repose sur une demi-douzaine de barriques de bière. Le lascar tente de se composer un air avenant mais la cicatrice qui défigure le côté gauche de sa mâchoire effaroucherait un gobelin, malgré son regard sagace. L’ancien capitaine sait jauger les hommes de guerre. La chemise blanche fatiguée du tenancier, d’une coupe surprenante, trahit l’aventurier qui a vu du pays. Ils échangent un court salut militaire et le maître de maison, résigné et lucide, lance d’un geste avenant :
-« Maître Gigolet va s’occuper de vous ! Soyez les bienvenus ! »
La salle immense s’étend sous quatre voutes, qui toutes s’appuient sur le même pilier central de grès rose. De massifs candélabres garnis éclairent le centre de la pièce. Les chandelles dégagent une odeur de suif brûlé et une fumée noire qui s’ajoutent aux épaisses volutes de l’énorme cheminée, dont le tirage médiocre embrume la pièce. De larges bûches finissent de s’y consumer sous une broche garnie d’un mouton suintant sa graisse en grésillant d’agréables promesses gustatives.
Le portier - Maitre Gigolet - s’approche, de l’air obséquieux et compétent d’un huissier de palais :
-« Bien vaignez[3] céans ! Messer Finran, sire de l’auberge à l’Oie Saoule, fait assavoir à vos Seigneuries que vos gibernes sont hissées en chambrée. La compagnie, sise en la vaste halle des hôtes dudit estaminet, se pâmerait de ravissement à esgourdir exploits et faits[4] de baronnies lointaines, par bouche de si distingués voyageurs. »
Les voyageurs distingués échangent des regards incrédules :
- « Il a dit quoi ? »
On les avait assurés qu’en suivant le chemin vert, ils parviendraient à se faire comprendre en langage commun. Le capitaine, issu d’une famille de petite noblesse d’Imloth Melui, a quelques lumières en langue des Dunedain. Il explique à ses camarades que leurs bagages ont été montés dans leur chambre, et que la salle commune aimerait beaucoup entendre des nouvelles du sud.
Pour dire la vérité, la syntaxe approximative et les tournures ampoulées de l’huissier, rendent piètre justice au sindarin fleuri en usage naguère à la cour de Tharbad. Pourtant maître Gigolet fait de son mieux pour perpétuer le souvenir d’une époque précieuse, mais son vocabulaire antique et ses expressions de nobliau produisent une impression mitigée sur les voyageurs. Le capitaine croit entendre un descendant de quelque marmiton, singeant les manières de la noblesse du château au temps de sa splendeur. Mais il se demande combien peuvent coûter le gîte et le couvert, ainsi enrobés de verbiage précieux et frelaté. Aussi il cherche à couper court :
- « Vous êtes bien urbain, maître Gigolet. Nous sommes fatigués et souhaitons nous coucher après un repas rapide et léger. »
Le visage lisse et sans émotion du majordome à la posture guindée, laisse pourtant échapper un tressaillement de désapprobation du sourcil :
- « Leurs Seigneuries me permettront-elles de leur faire assavoir la charte courtoise légiférant céans ?
- Il a dit quoi ?
- Je crois qu’il veut nous donner les règles de l’auberge. »
Le chef de caravane réprime un mouvement d’humeur de ses trois collègues, qui s’attendent à quelque matoiserie de coquin :
- « Faites, maître huissier, nous vous écoutons avec attention.
- Pièces du Roy soient de bon aloi. Vergogne et discourtoisie obligent à puniment de vinasse pour halle entière. A-faires particulières se mandent en alcôves en détours de grande halle. Bonne pitance est tarifée par moitié pour icelui narrant conte de belle tenue, pour icelle chantant lai ou dansant giguedouille, sus l’agrément de notre halle. Itou cervoise gouleyante compensera fraîches et véridiques nouvelles – haro sur batelages et menteries ! »
Les voyageurs hébétés ne sont pas sûrs de saisir. Le capitaine traduit de son mieux au fur et à mesure :
« La fausse monnaie est refusée. Il faut bien se tenir, sinon on paye une tournée générale. Euh… Pas de commerce dans la salle commune. Les repas sont à moitié prix pour celui qui raconte une belle histoire ou celle qui chante ou qui danse, pour la compagnie dans la salle commune. Et les boissons sont gratuites à qui fournira de vraies nouvelles !
- Mais pourquoi faire ? Que viennent faire histoires, chants, danses et filles ? Sommes-nous tombés dans un bouge ? », objecte un des voyageurs avec un air suspicieux et menaçant envers le pauvre majordome, qui peine à conserver le décorum.
Son collègue - qui n’est pas le plus futé – profiterait bien de quelque pinte gratuite, mais soupçonne une supercherie commerciale et renchérit :
-« Qu’est-ce que c’est que cet endroit, Capitaine ? C’est pas net, cette histoire de cervoise… »
L’huissier tente de conserver sa superbe mais son indignation l’emporte :
- « Messer Finran s’amourache de contes escrits. Sienne hostellerie, réputée gouailleuse et prolixe, est fréquentée de bons gaultiers baillant lais choisis. Pour vêpres, la franque communauté de Thalion s’assemble autour d’une bonne flambée et de contes véridiques ou fallacieux. Anciens se recueillent en souvenance, petiots s’élèvent en lettres. Les contes de notre glorieux passé assoupissent les peurs nocturnes et raffermissent notre fraternité. Point n’est question de fille de joie ! »
Le capitaine, voulant éviter tout incident fâcheux, s’acquitte encore laborieusement de la traduction :
- « Maitre Finran aime la littérature. Enfin, les bouquins, quoi. Il attire tous les drôles du pays pour raconter de bonnes histoires dans son auberge. Chaque soir, les hommes libres de Thalion s’assemblent autour d’un bon feu et de contes plus ou moins vrais. Les vieux racontent leurs souvenirs, les enfants apprennent à lire. Il dit que partager leur glorieuse histoire les rend plus solidaires et entreprenants. Hé ben… ça a l’air un peu bizarre mais je crois que cet établissement est fréquentable. »
L’ancien capitaine comprend l’intérêt de souder une communauté. Par contre les assemblées littéraires de Thalion laissent de marbre le marchand chef de caravane. Il n’a pas parcouru deux cents lieues par le Rohan et le Pays de Dun pour taquiner les muses. Son devoir est de mener des transactions commerciales.
Le bon huissier soupire – encore une bande de spadassins incultes et de marchands vénaux, qu’il faut circonvenir à leur façon. Il assouplit sa syntaxe en ajoutant sur un ton plus confidentiel :
-« Si, comme je le crois, vous venez céans mener affaires, tisser des liens avec les artisans du cru vous serait bénéfique. Ils sont présents comme presque tous les soirs. »
Réticent, le capitaine réfléchit. Les voyageurs font leurs comptes. Après tout, un détour par la salle commune ne ferait pas de mal à leurs finances… au contraire. La moustache déconfite et les épaules basses, ils font mine de rejoindre la salle lorsque l’huissier ajoute :
- « L’usage recommande aux hôtes de se parer de meilleure humeur pour comparaitre en la grande halle ! »
Les quatre gaillards se dandinent en tordant les mains dans leur dos et jouant des coudes pour demeurer en arrière-plan. Leurs sourires se crispent lorsque les voyageurs découvrent leur futur auditoire.
Deux ou trois douzaines de bourgeois et paysans les observent avec bonhommie et intérêt. Des cultivateurs en braies plaisantent placidement avec quelques artisans reconnaissables aux outils à leur ceinture. Une poignée de citadins, aux tenues sobres un peu passées, devisent à mi-voix d’un air entendu. La plupart restent debout, se chauffant devant l’âtre, un broc de bière en main. Dignes et cordiaux, tous habitent évidemment le village ou ses environs et ne se gênent pas pour dévisager les voyageurs avec curiosité.
Attablés un peu à l’écart, trois nains mangent silencieusement – c’est-à-dire sans prononcer aucune parole, mais les couverts, leur mastication et leur déglutition, sans oublier les rots de contentement, produisent autant de bruit qu’une forge en pleine activité ! Il semble que les nains paient plein tarif pour prix de leur tranquillité…
Un silence attentif s’établit à l’entrée des voyageurs. Les regards, la plupart bienveillants, certains un peu moqueurs, convergent vers le chef de caravane qui pousse un soupir de résignation. Ses comparses ne brillent ni par l’académisme de leur rhétorique, ni par la justesse de leur ramage. Quant à la danse, mieux vaut même ne pas y penser… La loyauté et le courage de ses compagnons ne s’expriment qu’une arme à la main.
-« C’est toi le chef… » semblent dire leurs regards fuyants.
Surmontant une désagréable sueur froide et une curieuse sensation de nœud à l’estomac, le capitaine de caravane commande une bière, se remémore un chant de bateliers du Harlond, et se lance…[5]
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Vous savez maintenant pourquoi, à l’auberge de l’Oie Saoule, l’on cultive les contes, l’on rapporte des nouvelles et l’on chouchoute ceux qui les colportent. Maître Gigolet et Sire Finran en ont collecté quelques-uns dans les chapitres qui suivent.
A bientôt !
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NOTES
[1] Cherchez-vous gîte, chauffage et couvert de qualité ? L’enseigne de l’Oie Saoule accueille royalement cavaliers et montures ! Par ici, Messeigneurs !
[2] Les écuries du château abriteront vos montures, leur équipement et leur chargement, sous bonne garde. Permettez-moi de vous conduire jusqu’à votre appartement…
[3] Bienvenue
[4] Ecouter les exploits et événements
[5] Les expressions « moyen-ageuses » de ce texte sont issues du film Les visiteurs, de très nébuleux souvenirs de textes de la renaissance, et lorsqu’il le fallait, d’inventions pures et simples, au mépris de toute vraisemblance linguistique ou historique.