La maraude du Vieux Touque

Chapitre 77 : Epilogue

4367 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 12/05/2020 18:34

C’est ainsi que Gerry apprit que, depuis le printemps, une douzaine de plaintes déposées en bonne et due forme auprès du maire de Grand-Cave sur les Hauts-Blancs, assignaient son père en justice par défaillance du prévenu, c’est-à-dire lui-même. L’affaire, concernant la famille du Thain, fut portée au conseil de la Comté. Fortimbras se trouvait donc mis en cause par délégation dans quelques affaires de maternité irrésolue, comme les avait qualifiées le greffe du conseil.

Le droit de la Comté trouve ses racines dans le corps des lois des royaumes dúnedain pour tout ce qui concerne la finance, la propriété foncière ou la répression du crime. Mais il résulte également des habitudes coutumières des clans hobbits qui errèrent jadis avant de se fixer sur ce coin de terre. Le droit d’héritage s’est vu complexifié à mesure de la passion des Hobbits pour la généalogie. Les besoins des veuves ou des familles pauvres trouvent en général des solutions pratiques non codifiées, sous forme de ressources allouées par un clientélisme bon enfant et des redevances banales appliquées d’une façon suffisamment souple. On recourrait donc très rarement au tribunal dans la Comté.

Pourtant, cette fois, il avait fallu recourir aux services du cabinet Gratton, Fouille et Fouisse, car les attaques avaient fusé de toutes parts. Par une étrange coïncidence, un grand nombre de jeunes hobbites avaient déclaré, à peu près simultanément, qu’elles se trouvaient dans des circonstances intéressantes des œuvres d’un certain Gérontius Touque. La coutume de la Comté, en cas de maternité irrésolue, de deux difficultés produit une solution : l’infortunée trouve un soutien de famille et un célibataire endurci déniche un ménage. Seule gageure de cette coutume, rien ne garantit le bonheur à la nouvelle cellule familiale : il leur faut l’attraper tout seuls !

Mais évidemment, le foisonnement exceptionnel de ces circonstances rendait particulièrement épineux le cas qui nous occupe. Les tavernes bruissaient chaque soir de cette affaire, de Lézeaux à La Grenouillère et de Longuefaille au gué de Sarn.

Le Thain avait tout d’abord tenté de traiter chacune de ses difficultés de façon individuelle et amiable. Mais il avait fini par se rendre compte qu’aucune jeune fille n’avait réellement l’intention de convoler, pas plus avec son fils absent qu’avec un barbon esseulé. Chacune – en réalité le père de chacune – convoitait la succession de Gerry, et plus particulièrement l’héritage putatif des terres du clan Touque. Jusqu’à plus ample informé, il suffisait au Thain – pensait-il – d’attendre le retour de son fils pour le marier à la plus riche des prétendantes, pour faire cesser le tapage juridique.

Mais au cours de l’été, les alliés du Thain lui avaient fait subrepticement défaut, soit lors de transactions commerciales, soit à l’occasion de débats politiques de voisinage. Il lui était alors apparu que les jeunes filles candidates appartenaient précisément aux clans qui se détachaient de lui. Le soupçon d’une cabale se confirmait. De temps en temps, son neveu Fierabras, le chef des Touque de Longuefaille1, parvenait à rattraper un revers commercial ou adoucir l’une de ces parties adverses. La position dominante de Fortimbras au sein de son propre clan s’était donc érodée au profit du jeune hobbit ambitieux, qui se posait à présent en sauveur de la famille Touque, aux intérêts mis à mal.

Mais le pire restait à venir. Lorsque vint l’automne, des voix s’étaient élevées pour demander où se trouvait le principal intéressé, accusant le Thain de l’avoir soustrait aux rigueurs de la coutume hobbite, avec la complicité d’un mendiant en haillons gris. Ce n’était que la première étape de l’hallali juridique – quelques semaines plus tard, Gerry fut déclaré disparu membres et biens, à la faveur de rumeurs selon lesquelles les orques des Monts de Brume déferlaient sur le pays sauvage. Outre l’inquiétude de sa famille, cette démarche avait déclenché – d’après le greffe du conseil – la mutation de la qualité de « maternité irrésolue » en « héritage présomptif ».

Cela impliquait que les plaignantes pouvaient désormais revendiquer immédiatement une part directe des richesses des Touque ! Or l’on voyait mal, en l’absence de Gerry, favoriser une plaignante plutôt qu’une autre.

Les tavernes de la vallée de l’Eau pronostiquaient donc que le clan du Thain serait prochainement contraint de céder une douzaine de smials cossus au profit des hobbites concernées. Outre le coup sévère porté au patrimoine du clan, une telle déconfiture ne manquerait pas de précipiter la destitution du Thain lui-même. Le cabinet Gratton, Fouille et Fouisse se préparait à plaider que la contrepartie d’un seul smials de belle valeur devrait être partagé entre les plaignantes. Mais de l’avis général, cette thèse avait peu de chance de l’emporter.

Et c’est alors que Gerry était revenu au bras de son aimée. Le fait fut aussitôt exploité par les adversaires qui dénoncèrent cette union comme une supercherie, un mariage lointain apparaissant en effet comme trop opportun. Gerry ayant été déclaré disparu membres et biens, il fut dans l’obligation d’intenter un procès pour retrouver son statut d’héritier des Touque que convoitait son cousin, et prouver la validité de son union. C’est au cours de ces débats mémorables, menés avec brio par le cabinet Gratton, Fouille et Fouisse, que naquit leur réputation de chicaneurs de haute volée, et que Gerry fut rétabli dans ses droits le printemps suivant. Le témoignage à décharge d’un ancien plaignant – maître Sonnecor, qui s’était rétracté – contribua beaucoup à faire pencher la balance.

On découvrit, longtemps après les faits, que certaines des plaignantes n’avaient en réalité pas connu Gerry. En outre, le cousin Fierabras fut surpris l’été suivant dans une meule de foin, en la galante compagnie de la plus virulente des plaignantes, dont les circonstances s’étaient avérées illusoires. Même les plus candides suspectèrent alors l’ampleur de la malveillance et de la duplicité distillées dans les allégations proférées contre Gerry, même si de nombreuses jeunes hobbites soupiraient encore après lui avec une sincérité démonstrative et sans équivoque.

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Adamante, d’abord fascinée puis quelque peu rebutée par ces mœurs étranges, montra une affection indéfectible pour son hobbit qui semblait lui aussi profondément épris. En outre elle fut celle par qui le scandale cessa, ce qui lui valut un immense crédit auprès des hobbites du clan Touque. Avacuna y fut distinguée sous le prénom d’Adamante, qui évoque à la fois la vivacité et la fermeté de son esprit. Son nom de famille Replet, don de maître Elrond, s’avéra fort pratique à l’usage, car on se souvint d’une aïeule qui avait régné jadis du temps de l’errance de son clan, loin vers l’orient. Elle fut adoptée par les Replet, clan à présent dispersé dans toute la Comté, comme une lointaine cousine, car l’on ne pouvait imaginer qu’il n’y eût pas de lien de parenté avec cette énergique et radieuse hobbite, malgré ses habitudes vestimentaires exotiques. Du reste Avacuna en vint progressivement, avec le temps, à faire honneur à ce nom très commun dans la Comté, par la rondeur de plus en plus prononcée de ses formes.

Au mitan de ses tribulations juridiques, Gérontius, à présent un grand gaillard pondéré et cordial, seconda le maire de Grand-Cave au nom de son père le Thain pour l’inauguration de la foire annuelle de la Comté. Il y prononça un discours de fermeté et de concorde dont les anciens rappelleraient encore des passages de nombreuses années plus tard. La fête fut tellement somptueuse et accueillit tellement de monde, qu’elle permit d’aplanir les griefs qui persistaient entre les adversaires des procès. Adamante y fut vêtue d’une robe elfique – envoyée par des amis de l’est lointain – mais conserva son éternel et discret collier. Le bruit courut qu’elle n’acceptait de porter que cette sage parure, car c’était son cadeau de fiançailles ! Un banquet raffiné et plantureux fut donné par les jeunes époux sous le patronage du Thain et un magnifique feu d’artifice clôtura la soirée.

Car Gandalf était revenu impromptu de sa longue expédition dans la Forêt Noire. Il était rentré à Fondcombe bredouille et fatigué, et avait poussé jusqu’à la Comté pour une visite de courtoisie et d’agrément. Le magicien offrit à Gerry, pour son mariage, une paire de boutons de diamants magiques qui s’agrafaient d’eux-mêmes et ne se défaisaient que sur ordre exprès.2 Il amena en outre à Avacuna, de la part des habitants de Fondcombe, nombre de souvenirs que les frères Elladan et Elrohir étaient allés quérir dans une certaine vallée des monts de brume, et des cadeaux que deux jeunes elfes avaient confectionnés pour les mariés.

Gandalf loua longuement la science de l’herbe à pipe que Gerry lui avait jadis enseignée. Ils s’assirent confortablement pour finir la soirée en produisant des volutes plus étonnantes les unes que les autres. Le magicien estimait que la pipe lui éclaircissait l’esprit et acérait sa concentration. Lorsque Gerry, taquin, suggéra que la pipe se révélait donc un accessoire plus essentiel que le bâton de magicien, Gandalf répondit avec une lueur d’amusement et de satisfaction dans le regard, que cette pratique s’avérait désormais une pomme de discorde avec le supérieur de son ordre, qui méprisait l’herbe à pipe comme un passe-temps indigne, propre à embrumer l’esprit le plus sagace. Mais cette dispute ne semblait guère chagriner le vieux magicien, qui avait pris ses distances vis-à-vis du hautain et austère Saroumane.

Les compagnons s’entretinrent longuement des destins de l’expédition et de Thráin. Fràr, Nὸrin, Dwalor et Gandalf avaient inlassablement poursuivi les agresseurs, tout d’abord dans la vallée de l’Eithelang, puis dans le bassin de l’Anduin vers le sud. Ils s’étaient ainsi approchés du mont Dol Guldûr, l’ancien Amon Lanc dans le sud de la Forêt Noire. À présent la puissance maléfique régnait là sans partage. Ses ennemis la nommaient le Nécromancien, et ses créatures mauvaises se répandaient, pervertissant la vie des sous-bois.

Enfin les pisteurs épuisés étaient tombés dans une embuscade d’une compagnie de rôdeurs noirs venus de Dol Guldûr. Seul le magicien et Fràr avaient pu en réchapper. La rage et la honte au cœur, ils avaient dû renoncer à secourir Thráin. Gandalf avait ramené le dernier nain survivant aux mines de Dàin des monts du fer. Ses retrouvailles avec Mîm furent une goutte de réconfort dans l’océan des pleurs versés pour Gràr et ses camarades.

Puis le magicien vint chercher conseil auprès d’Elrond, qui lui donna des nouvelles rassurantes et étonnantes du hobbit. Gandalf, aspirant au repos, rendit donc une visite impromptue aux Touque et put assister à cette magnifique fête. Mais il ruminait d’explorer à nouveau les sombres couloirs de Dol Guldûr. Ce fut une remarque de Gerry, savourant le soulagement de s’être débarrassé de son précieux anneau, qui convainquit le magicien de braver les risques. Il tenterait à nouveau de dénicher Thráin jusque dans les geôles du Nécromancien, s’il en était encore temps, craignant que le vieux roi ne succombât aux séductions maléfiques.3

Soupirant à sa candeur perdue, Gerry rapporta à Gandalf les dernières paroles d’Arathorn à propos du magicien, et les deux amis finirent leur pipe au souvenir ému de leur compagnon disparu.

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Les Hobbits sont faits pour une certaine forme de bonheur, tranquille, plantureux et fourmillant d’enfants. Avacuna et Gerry s’installèrent bien vite dans la vie sociale de la Comté, après la fin des tribulations juridiques. Le couple vécut heureux de nombreuses années et eut douze enfants. Après la naissance du troisième, Adamante fit remarquer à Gerry qu’après le renoncement à son nom, son prénom tombait lui aussi en désuétude, tant les « Maman ! » retentissaient sans relâche. La chasseresse s’était muée en une jardinière passionnée, élevant ses rejetons depuis le tendre bourgeon jusqu’à la plante vigoureuse, avec un émerveillement sans cesse renouvelé.

Pour rompre les habitudes et l’entassement inévitable de Bourg-de-Touque, le couple allait souvent, au grand dam du conseil de clan, folâtrer dans les collines du crépuscule au nord du lac Nenuial. Ils y rencontraient, à ce qu’on dit, des elfes et des créatures plus mystérieuses encore. Ce sont eux qui instituèrent la tradition de se rendre chaque année, en général au début de l’été, dans une résidence éloignée, perdue dans les collines, afin de mettre l’esprit et le corps « en vacance » selon l’expression de Gandalf.

Le couple défia la chronique durant de nombreuses années, se conformant aux traditions hobbites essentielles mais s’adonnant aussi à toutes sortes de passe-temps exotiques ou inédits. Adamante se délectait d’un thé entre voisines, avant de rejoindre Gerry à l’auberge, pour y écouter les nouvelles du monde extérieur en buvant une chope de bière. Elle trouva assez naturellement sa place, tant au sein du Conseil du Clan, où s’exprimait sa forte personnalité, que dans les cercles féminins, où elle bousculait un peu les modes traditionnelles par sa créativité.

Le besoin du secret ne leur pesa pas longtemps. Gerry du reste aurait été bien incapable de retrouver les chemins menant à la vallée de Legolothië, qui hantait ses souvenirs sous une forme insaisissable. Pourtant il se souvenait du goût corsé de ses boissons, fruité et terreux, et leur attribuait en grande partie son amnésie. Lorsqu’il s’en ouvrit à Gandalf, le magicien ne lui révéla point ce qu’il soupçonnait, mais le mit simplement en garde :

– Ces liqueurs – si ce dont vous avez un vague souvenir est bien ce à quoi je pense – ont des pouvoirs étranges. Je vois que vous avez pris de l’étoffe et de la hauteur, physiquement, mais aussi moralement. Je ne serais pas étonné que vous soyez pris prochainement, par un besoin impérieux de jardiner !

– Franchement, Gandalf, j’ai tant d’autres choses à faire !

– Je veux dire que ce nouveau bois dont vous êtes fait, cette nouvelle sève qui bouillonne dans vos veines, pourraient bien favoriser une certaine capacité à protéger, à faire fructifier, bonifier, à cultiver les relations et les talents…

Et c’est effectivement ce que fit Gérontius, suivant en cela une partie des rêves de son ancien mentor Arathorn. Notre hobbit accrut la fortune de son clan en lançant la fabrication de pipes de haute qualité, dont il fut un fameux testeur. Il parraina également un concours de ronds de fumée, qui finit par attirer des participants d’au-delà de la Comté ! La rivalité entre le pays de Bree et la Comté en fut évidemment renforcée, mais elle alla de pair avec des échanges commerciaux et culturels accrus. Mais, chose curieuse, jamais plus Gerry ne toucha à aucune feuille roulée, que lui prodiguait pourtant maître Sonnecor, à présent qu’il l’avait pardonné !

Bien sûr le pays connut quelques crises, qui virent lutter les Hobbits aux côtés leur Thain. Lors de « l’Été Assoiffé » de Mille deux cent septante deux (Datation de la Comté), le pays souffrit d’une terrible sécheresse. Le niveau de l’Eau et du Brandevin était très bas, et seuls les ruisseaux des collines vertes donnaient une eau buvable. Gerry organisa la transhumance des troupeaux vers les berges du lac Nenuial ainsi que la mise en bombonnes de grandes quantités d’eau potable pour alimenter les régions de la Comté où la pénurie était la plus forte. Ce fut une plaisanterie des gens du Carrefour, qui se chargèrent des distributions, de nommer ces bombonnes « cru des rus ». L’automne suivant vit de terribles crues endommager les cultures déjà maigres, mais les réserves sagement accumulées permirent de passer ce cap difficile.

Gérontius, qui occupait son temps à asseoir la fonction de Thain et à prodiguer ses soins pour la Comté, résolut aussi, avec la complicité de son épouse, d’ouvrir une sorte de musée. Pour abriter les reliques que sa chère Avacuna avait rassemblées au fil des siècles dans sa maison de la butte et que les Elfes continuaient de lui adresser, Gerry fit, sur ses deniers, construire à Grand-Cave un beau bâtiment couvert de chaumes. Plus tard, il y logea également les trésors de la resserre de son grand-père paternel. Bien sûr il garda les bouteilles de vieux clos qu’il y avait trouvées cachées. Tous les menus objets et reliques des environs de la Comté que le grand-père avait rassemblés furent donc exposés là en souvenir de l’aïeul. Plus tard, ce musée des mathoms accueillit des donations à chaque fois qu’un hobbit, invitant imprudemment un grand nombre de connaissances pour son anniversaire, se trouvait dans l’obligation, pour s’en débarrasser, d’y transférer une partie de ses cadeaux.

Mathom est un terme Kuduk, ou Hobbitique, qui désignait tout objet ornemental, symbolique ou de prestige. Certains mathoms étaient tellement passés de mains en mains que leur fonction initiale avait été oubliée depuis longtemps. Plus généralement, un mathom pouvait être tout objet dont les Hobbits n’ont pas un usage immédiat mais qu’ils rechignaient à détruire. Comme de tels objets avaient tendance à encombrer les demeures des Hobbits, la plupart adhérèrent à la proposition de les mettre à disposition de tous, en un lieu consacré à l’édification des jeunes générations. Le musée dut bientôt être agrandi, à la grande joie d’Avacuna qui, durant leur heureuse union, parcourut les environs en compagnie de Gerry, recherchant et dénichant les témoignages des années passées.

De temps à autres, Gandalf reparaissait à l’improviste, curieux des petits faits et gestes quotidiens, en particulier de leur santé et des naissances. Le magicien disparaissait à nouveau pour quelques semaines ou des lustres, sûr qu’au sein de la Comté bien-aimée, la vie suivait son cours modeste et bienveillant, cultivant dans le dynamisme irrévérencieux de ses nouvelles générations, les espoirs du lendemain. Car son intuition lui soufflait qu’un jour, serait révélé pourquoi des envoyés du Nécromancien avaient poursuivi un hobbit porteur d’anneau d’un bout à l’autre du pays sauvage…4

Bien des années plus tard, alors qu’ils s’étaient retirés dans leur résidence du nord pour l’été, Adamante et Maître Gérontius reçurent le vieillard, qui put leur donner des nouvelles de Bera. Elle avait regagné ses forêts et se trouvait à présent reconnue pour une poétesse et devineresse, par son propre peuple et par leurs voisins. Toujours pas mariée, elle éduquait les enfants de son frère, dont le fils Beorn s’avérait particulièrement ombrageux. Chaque année elle effectuait un pèlerinage au col de l’aigle. On raconte qu’un ours immense garde désormais la passe, et qu’aucune créature mauvaise ne s’y aventure.

Gerry, sentant l’âge avancer et contemplant avec satisfaction la joyeuse insouciance de sa descendance, se mit à coucher sur papier quelques-uns de ses souvenirs. Ses écrits ne furent jamais d’une grande tenue littéraire, mais Gérontius s’intéressait à de nombreux sujets. C’est ainsi qu’il rédigea un court manuel de cuisine elfique, pour lequel il fit appel – chose étonnante ! – à deux musiciens pour retranscrire les chansons de cuisine entendues à Fondcombe. Parmi quelques autres tomes, l’on peut en noter un qui rassemblait les légendes des peuples de Rhovanion, plus particulièrement d’absurdes histoires d’ours enlevant et épousant des femmes. Il relia aussi de plusieurs notes et réflexions éparses sur le sens que les peuples lointains donnent à leur existence et de nombreux indices quant à leur vie pratique et quotidienne. Et notre hobbit produisit également une analyse des thèses économiques évoquées autrefois avec son mentor.

Lorsque Maître Gérontius se perdait au profond des forêts dans le Quartier nord, il songeait à son seigneur Arathorn et la nostalgie le submergeait. Mais soudain le chant d’un oiseau ou un taillis en fleurs éclaboussé de soleil lui rappelaient que la vie perd des batailles sans jamais renoncer au combat, depuis que les Valar l’ont semée en Terre du Milieu. Alors, serrant la main de sa compagne, il se sentait traversé par une intuition réconfortante. Si le Thain et Adamante restaient fidèles à leur vœu, ce qu’Arathorn avait tenté jadis demeurerait source d’ardeurs nouvelles après qu’ils auront tous disparu. Le vieux couple, comblé d’épreuves et de félicité, redoutait bien un peu la dernière épreuve, mais guettait inlassablement, dans les splendeurs de l’aube, la lueur de l’espérance !

Après la disparition d’Avacuna, Gerry, que l’on appelait alors plus volontiers le Vieux Touque, resta prostré quelques temps, assis sur le siège d’honneur de la grande salle d’apparat de Bourg-de-Touque. Il déposa son coffret fétiche sur son vieux fauteuil et s’en fut par les collines pour ne plus revenir. Nul ne sait où il se rendit, en compagnie de la vieille chèvre qu’il avait ramenée autrefois, alors un petit biquet. Pourtant l’on entend parfois, dans les auberges au bord de l’Eau, qu’il a rejoint son épouse en des lieux secrets, et qu’ensemble ils fêtent l’arrivée du printemps renouvelé, parmi les fées et les lucioles. Comment s’étonner qu’une génération après, Avacuna elle-même fût assimilée à une fée dans les contes du temps jadis ?

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Le testament du Vieux Touque fut lu sur la place centrale des Coteaux-de-Touque, tant il était attendu par une foule nombreuse. Tous les serviteurs, jardiniers, cuisinières, reçurent un pécule ou une terre à cultiver, qui leur assurerait un revenu et une place parmi les Touque de souche.

Mais un codicille secret fut dévoilé en présence de sa seule descendance directe. Il s’agissait, pour eux, de n’entrer en possession de leur héritage qu’à la condition qu’un vieux bijou qui se trouvait dans son coffre, fût remis aux nains de Dúrin.

Ce codicille manqua d’être frappé de nullité car il mentionnait en termes équivoques le témoignage d’un vieux mendiant grisonnant qui venait parfois dans la Comté à cette époque, et que l’on ne put faire comparaître. Les plus hardis partirent donc à l’aventure, répondant au mystérieux appel des Touque. Mais cela est une autre histoire, que l‘on vous contera peut-être un jour…

À Bourg-de-Touque, pendant plusieurs années après l’exécution du testament, personne n’osa rien déplacer ou modifier dans les appartements du Thain, qui semblait encore assis sur son siège sculpté, à scruter le cœur et l’esprit des convives réunis. On eût dit qu’il était encore parmi les siens, à veiller à la concorde entre les factions, à conseiller ses pairs, à houspiller et pousser la jeunesse en avant.

Mais en dehors du clan Touque, la réputation d’excentricité de Gérontius était fermement ancrée, et elle ne fut pas démentie par les tribulations de sa descendance. Ses trois filles notamment, Belladone, Donemire et Mirebelle, furent parmi les plus dévergondées polissonnes que la Comté ait portées. On dira désormais souvent, dans les autres familles, qu’au temps jadis un ancêtre des Touque avait dû épouser une fée. Cela paraîtra absurde aux yeux des gens raisonnables, mais il y aura toujours chez eux quelque chose qui n’est pas entièrement hobbitique et de temps à autres des membres du clan Touque se prendront à avoir des aventures.5 S’ils disparaissent, la famille n’en soufflera mot, comme à l’époque où les remarquables triplées visitaient les Elfes avant qu’ils ne quittassent la Comté, elles arpentaient les bois en compagnie d’arbres qui marchent, ou montaient des rapaces gigantesques.

Ainsi s’achève ce récit, tel que l’a rapporté Belladone dans le livre vert de Bourg-de-Touque. Après le départ de son père, elle scella le livre et le remit en la garde du conservateur Mungo Sacquet, qui le rangea dans les réserves de la Maison des Mathoms.

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NOTES

1 Traduction personnelle de « Long Cleeve »

2 Quelques années plus tard, Bilbon hérita de ces boutons de manchettes !

3 Cette tentative est rapportée en annexe.

4 Quelle prémonition !

5 D’après J.R.R. Tolkien, Bilbo le hobbit

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