La maraude du Vieux Touque
À propos des magiciens…
Les lignes qui suivent ont été rédigées par Belladone Touque, en guise d’introduction au Livre vert de Bourg-de-Touque, que vous venez de lire. Ayant découvert les véritables origines de sa mère, elle s’interrogea sur la nature et l’identité du Magicien Gris, qu’elle avait toujours connu comme un ami de la famille. Elle rassembla donc tout ce qu’elle put trouver à propos de ses semblables.
Ce livre traite dans une large mesure des magiciens, et le lecteur découvrira dans ces pages une petite part de leurs affaires et une réflexion sommaire quant à leur caractère, du moins tels que peuvent les percevoir les petites personnes.1 Je dois à l’honnêteté d’avouer qu’un seul magicien a pu être étudié de près et de façon prolongée, quoique intermittente, mais nous avons bien connu de fameux personnages qui en ont rencontré plusieurs et dont le témoignage est le fondement des réflexions développées ci-après.
Les Istari montraient une éminente connaissance de l’histoire et de la nature du Monde. Ils disposaient de nombreux pouvoir de l’esprit et de la main.
Il semble que les magiciens soient apparus plusieurs siècles avant la fondation de la Comté. Nul ne sait d’où ils vinrent, mais il paraît évident qu’ils ne sont pas originaires de notre région du monde. En effet, quoique semblables en apparence à des Grandes Gens fort avancées en âge, ils s’en distinguent par une longévité exceptionnelle. Le temps semble passer sur eux comme un baume renouvelant sagesse et force, sans laisser de traces d’usure ou de lassitude, hormis quelques rides supplémentaires, un dos voûté et leur patience qui s’émousse un peu. De fait, les magiciens officiellement recensés ont tous arboré une longue barbe, dont ils tirent une certaine prestance et une grande autorité. On en peut donc déduire qu’ils sont étrangers aux Elfes, capables eux aussi de porter la magie, mais en aucun cas la barbe, si ce n’est, dit-on, Cirdan des havres de la Lhûn. Les magiciens sont également fort différents des sorciers, qui ont acquis leurs arcanes, toujours d’après ouï-dire, auprès des serviteurs de l’ennemi de jadis.
Par ailleurs il n’y eut pas, de mémoire de hobbit, de magicienne, ce qui pose une difficulté : de qui les magiciens sont-ils nés, si ce n’est de magiciennes-mères ? Ce mystère est certainement une marque de leur étrange origine. Tout ce que l’on peut dire est qu’ils apparurent tous à peu près à la même époque, qu’ils plongèrent dans les intrigues et les luttes de ce monde et depuis ne cessèrent de s’en mêler, sans guère vieillir.
Leurs travaux et leurs recherches semblent leur conférer expérience et sagesse, mais qu’en est-il de leur prouesse magique ? Se peut-il qu’un magicien ait dès l’abord atteint la plénitude de son art, au contraire de tous les enfants de la Terre du Milieu qui ne cessent de progresser tout au long de leurs vies ? Astreints aux sentiments, aux sensations et aux instincts de notre monde, ils s’obligent à user de leurs pouvoirs en mesure avec lui, contrairement aux sorciers qui n’ont de cesse d’accumuler puissance et influence pour leur propre profit. Les magiciens font face au danger de glisser vers la facilité, la recherche du pouvoir pour lui-même, au contraire du sorcier, qui abandonne son esprit et son corps aux desseins des forces obscures. Peut-être est-ce là la raison du grand âge des magiciens, dès leur apparition en Terre du Milieu – de jeunes sorciers seraient confrontés à un danger de corruption trop considérable !
Mais quelle magie les magiciens pratiquent-ils ? Si l’on en croit les contes, ils seraient capables de fabriquer des objets enchantés surpassant les armes des rois de jadis ou les jouets animés des nains. Leurs compétences s’étendraient jusqu’à percer les ensorcellements subtils des reines elfiques protégeant leurs forêts, à lancer des éclairs et des flammes immortelles, ou encore à enfermer un ennemi dans une prison sans fer, sans pierre et sans feu.
En réalité les magiciens sont plutôt des personnages discrets et subtils. Leur force réside dans leur autorité, leur savoir et leur expérience, qu’ils mettent au service des humbles comme des puissants, plus que dans les prouesses spectaculaires. Ils ne montrent l’étendue extrême de leur pouvoir qu’en cas de grande nécessité, et la plupart du temps de façon indirecte. On peut même se demander si leur réputation n’excède pas leur capacité réelle à lancer des sorts. Mais sur ce point les opinions divergent. Tenter une vérification approfondie serait imprudent, certains magiciens s’avérant… un peu vifs.
Un magicien doit surtout se montrer un orateur de premier plan, qui sache relater d’édifiantes histoires de géants, de dragons, de la délivrance de princesses et de la chance inespérée de fils de veuves. Il est certes saltimbanque, qui suspend au crépuscule des feux d’artifice comme de grands lys, des cymbalaires ou des acanthes de feu. Mais il me semble que la véritable force des magiciens tient dans leur pouvoir de persuasion. C’est cette capacité qui fait d’eux les intercesseurs des causes chevaleresques ou de première nécessité. Bien entendu, cet ascendant, qui se nourrit de la réputation du magicien, doit de temps à autres se raviver par une petite démonstration magique, inoffensive mais salutaire.
J’ai souvenir, par exemple, d’une gentil-hobbite fort guindée, très respectable et très âgée, connue comme une chicaneuse de première force, toujours à se récrier des farces des jeunes gens, à pinailler avec la nourriture, à condamner les réjouissances, à jouer la rabat-joie pendant les rires et les chansons. Elle venait de traiter publiquement un magicien de « paltoquet tapageur » au moment où le sage lançait le bouquet final d’un feu d’artifice mémorable. Fut-ce par maladresse ou par accident ? Un gros pétard, arrivé là on ne sait comment, explosa alors dans le parapluie replié de la vieille dame. Elle poussa un cri de surprise et s’étrangla. Quand elle eut repris ses esprits, elle ne pouvait plus s’exprimer que par des râles gutturaux et des sons rauques qui rappelaient le ramage du corbeau. Cette affection, heureusement passagère, fit rire tous les galopins et une sélection de leurs aînés, mais ranima aussi la mémoire de vieux contes dans lesquels les magiciens se vengeaient de façon beaucoup plus cruelle.
Un autre trait distinctif des magiciens est leur fâcheuse tendance à mettre leur nez dans les affaires des autres. Il va de soi qu’ils ne sont pas les seuls, mais ils atteignent un tel degré de perfection dans cet art, que seuls les oisifs les plus curieux, les plus opiniâtres et les plus retors peuvent espérer les égaler. Cette faculté, pour ainsi dire professionnelle, se nourrit du naturel du magicien et de son aisance à manier la compassion, l’humour, la culpabilité, les petits travers ou les grandes qualités de chacun pour parvenir à ses fins. Bien sûr il ne s’agit pour le sage, la plupart du temps, que de redresser des torts, d’apporter des conseils de prudence ou de ranimer une combativité sur le déclin. Il n’en reste pas moins que certains d'entre eux se montrent souvent d’une curiosité exaspérante.
C’est ainsi que les magiciens nouent des liens avec les personnages qui détiennent l’autorité, tacite ou explicite, légale ou informelle. L’un d’eux devint familier du Thain de la Comté, le chef du clan Touque, auquel est dévolu depuis Isumbras la charge de capitaine du rassemblement et de la hobbiterie sous les armes. Ce même magicien est aussi en affaires avec le maire de Grand-Cave sur les hauts-blancs, qui assume les fonctions de maître des postes et de premier shirriffe. Il va de soi qu’il a également tissé des relations avec la puissante famille Brandebouc, dont l’autorité est reconnue au-delà du fleuve Brandevin, de même, probablement, qu’avec les figures locales connues pour observer avec sagacité, évaluer les nouvelles avec pondération ou peser notoirement sur les décisions de la communauté.
Car ils ne cessent de poser des questions –infatigables comme une commère, sournois comme un dragon et incisifs comme un jeune hobbit affamé ! Les habitants de la Comté cantonnent leur curiosité naturelle dans les limites de la décence et du respect qu’on leur connaît. Les Nains, quant à eux, ne posent guère de questions car seules leurs propres affaires les préoccupent. Les Grandes Gens, pour finir, sont de sortes très variées et parfois fort changeantes, allant de l’intérêt avide à l’indifférence complète. Mais nul ne dépasse le magicien en matière de curiosité. Le paradigme du magicien réside en ce qu’il paraît toujours tout savoir, même s’il ne fait que deviner. Et ce qu’il ne devine pas, il l’obtient en posant sans cesse ses questions, en les tournant de sorte qu’on ignore à la fin si on lui a appris quoi que ce soit, ou si son interrogatoire n’avait pour seul but que nous éduquer.
Encore ce grave défaut professionnel serait-il pardonnable, si certains magiciens ne poussaient pas l’inconvenance et le sans-gêne au-delà des limites de la fantaisie. Des gens avertis soupçonnent qu’ils entraînent parfois les garçons et les filles dans des aventures farfelues et positivement audacieuses. Passeraient encore les visites aux Elfes dans les bois au crépuscule ! Mais l’on subodore qu’ils risquent leurs disciples dans des endroits peu convenables et des escapades dangereuses. L’on a déjà, par exemple, vu un magicien batifoler sur un esquif, c’est vous dire ! Qui sait les créatures qu’ils fréquentent en-dehors des frontières ? Il y a bien assez de périls sans aller les chercher au loin, par pure curiosité !
Il y a évidemment plusieurs sortes de magiciens, que l’usage désigne par la couleur, et qui se distinguent par leurs affinités avec la nature, les matières ou les personnes. Tous sont capables de prodiges, à ce que l’on dit, mais pas nécessairement dans les mêmes sphères. Si tous partagent une apparence vénérable et austère, l’un s’avère un maître des changements de formes, l’autre est versé dans les arcanes de la forge, un troisième se révèle un maître des esprits.
On ignore leur nombre exact mais les magiciens ne sont certainement pas très nombreux. Aussi se connaissent-ils, s’entraident-ils à l’occasion ou se consultent-ils en cas de grand danger, bien qu’ils soient par nature assez indépendants.
Mais au fait, les magiciens sont-ils toujours d’accord ? Tout le savoir accumulé à force de curiosité permet-il de dégager un consensus autour des buts et des moyens d’action face aux malheurs de ce monde ? Il semble bien que non. Fort heureusement, les magiciens font partie d’un ordre ancien et vénérable, Heren Istarion 2, qui prévoit avec sagesse comment dépasser leurs discordes et harmoniser leurs efforts : le chef finit par avoir raison ! Non qu’il abuse de son autorité, mais ses arguments et sa rhétorique s’avèrent immanquablement les plus convaincants. Je n’ai pu découvrir à quel endroit siège le chapitre de l’ordre des magiciens. Il nous faut supposer que si ce lieu existe, il est tenu parmi les plus secrets en Terre du Milieu.
Le magicien que j’ai le mieux connu n’était semble-t-il qu’un comparse de cette vénérable congrégation, d’un genre particulier : un éternel vagabond recherchant dans le cœur des gens, l’étincelle de valeur qu’il allumait et encourageait jusqu’à son épanouissement. Sa perpétuelle errance semblait bien aggraver sa curiosité, car à chacun de ses passages irréguliers, il s’enquérait des nouvelles de la Comté, semblant se rappeler tous les détails glanés lors de sa visite précédente.
Un jour que j’avais l’occasion d’interroger ce magicien-vagabond – il est du reste rarissime qu’il se laisse interroger pendant bien longtemps – je lui soumis cette observation, lui proposant en riant de se fixer pour réduire sa curiosité. Il me retourna la question et me demanda d’imaginer la demeure typique du magicien, ce que je fis :
Dans une tour vit le magicien. Ce n’est pas une tour écroulée, noircie et ouverte aux vents, non plus qu’une tour de guerre, austère et hérissée de défenses, sans rien pour observer les étoiles ni scruter le lointain : c’est une tour de magicien, ce qui implique la subtilité.3 Elle a une porte arquée de bois marqueté, qui ouvre sur de vastes salles encombrées de livres savants et d’instruments tarabiscotés. Son pinacle de roc indestructible s’élève haut sur la plaine et depuis la salle d’apparat, le magicien observe le monde et converse d’esprit à esprit avec les Puissants. Il veille ainsi aux destinées de ses voisins, ses amis. Bien sûr, le magicien a quelques serviteurs, qui l’aident dans ses activités matérielles. Enfin sa tour est entourée d’une vaste cour protégée, car le magicien anticipe sa propre défense.
Le magicien auquel j’exposai les plans de sa demeure idéale me regarda longuement de ses yeux narquois et finit par répondre :
Il se pourrait bien que certain d’entre nous affectionne précisément la sorte de résidence que vous avez imaginée. Dites-moi, croyez-vous qu’il faille absolument demeurer dans ce genre de lieu pour veiller sur ses voisins ?
Je répondis que pour avoir des voisins, il fallait bien avoir un chez-soi, et quitte à y demeurer, qu’il convenait que le chez-soi fut subtil pour servir les desseins du magicien. Cette réponse candide le fit rire. Il me rappela qu’il y avait, par le vaste monde, de nombreux peuples et créatures étranges, et que les aider supposait vivre parmi eux pour les comprendre un peu. Il est vrai que ce sage, quoique devenu notre ami, fut probablement un exemplaire atypique de sa corporation. Je me rappelle avec nostalgie le bruit sec de son bâton heurtant le pavé un soir d’orage ou un matin de printemps, nous le ramenant après des semaines ou des années d’absence.
Son bâton ! Quelles ne furent pas les histoires absurdes qui coururent à son sujet durant toutes ces années ! Un jour qu’il secourût des bergers des landes du Quartier Nord, on prétendit qu’il lui suffisait de lui donner un ordre pour que sa houlette enchantée se mût d’elle-même et rassemblât le troupeau… Certains racontent que c’est grâce à ce bâton que fut dégagé à temps le maire de la Comté, Gilles Piedvaillant, des décombres de la mairie aux Grands Smials qu’il avait inaugurée le jour même de son effondrement. La plupart du temps, celui de notre magicien lui servait surtout de soutien et de bâton de marche, fournissant à l’occasion lumière et chaleur. Et c’est certainement en ce sens qu’il lui fut le plus utile en adoucissant sa peine – du reste cette fonction d’assistance ne fut disputée au célèbre bâton que par un seul autre accessoire, mais il sera traité de ce curieux sujet dans le présent livre.
Le bâton des magiciens, indice infaillible de leur charge, présente une forme, une matière et une couleur propres à chacun. Cet instrument, tout à la fois symbole, exaltation et réserve de sa puissance magique, s’avère aussi, le cas échéant, une redoutable arme à deux mains et un palliatif expéditif face aux adversaires qui ne méritent pas l’honneur d’un éclair foudroyant. On ignore jusqu’à quel point un magicien pourrait utiliser le bâton de l’un de ses collègues, mais l’on admet généralement que seul le possesseur légitime d’un bâton de magicien parvient à le maîtriser pleinement. Au demeurant, je puis vous assurer que personne n’eût jamais le cœur de tenter un escamotage pour s’emparer de la canne de notre magicien errant.
Mais cessons de divaguer – je réalise à présent que la véritable identité des magiciens nous échappe encore, après toutes ces années. En conclusion, je me risquerai à prétendre qu’ils ressemblent à tous les peuples libres qu’ils sont venus aider : des Nains ils tiennent la barbe, l’endurance et la force de caractère, des Elfes la longévité, le souvenir lointain et le goût des belles choses, des Grandes Gens mortelles la puissance physique et la soif de grandeur, et enfin des petites personnes un bons sens et un amour profond de la terre. Nous ignorons d’où ils sortent, mais ils vont et viennent parmi les peuples de la Terre du Milieu en les soutenant dans leur défi pour une vie libre et belle. Leur aide est le plus souvent inattendue et dangereuse, mais il ne tient qu’à nous qu’elle nous soit profitable. Une chose est certaine, cependant : si le magicien s’intéresse à vos affaires, ne lui retournez pas la pareille ! Ne vous mêlez pas des affaires des magiciens, car ils sont subtils et prompts à la colère. 4
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Échanges épistolaires
Lettre du 23 octobre 1247
À l’attention de Gandalf le gris, Magicien
Auberge du Poney Fringant,
Aux bons soin de Fortuné Poiredebeurré5
Bree dans le Pays de Bree
Bourg-de-Touque, le vingt et troisième jour du mois d’octobre de l’an Mille et deux cents et quarante et sept de la datation de la Comté.
Mon cher Gandalf,
Nous avons suffisamment battu la campagne ensemble, dans les quatre Quartiers de ma Comté bien-aimée et au-dehors, pour qu’il me soit inutile d’illustrer les signes qui oppressent mon cœur quant à l’avenir du pays. J’ai le pressentiment que mon petit peuple ne pourra pas se tenir éternellement en dehors des épreuves de son temps, qui semblent s’annoncer pires qu’elles ne furent. C’est la raison pour laquelle j’ai cru bon d’approfondir nos relations avec les rôdeurs.
Leur chef, que vous m’aviez présenté, s’est avéré beaucoup plus prolixe et visionnaire que ce dont vous m’aviez averti. Sa connaissance du monde extérieur et ses convictions m’ont affecté. Ce peuple est profond, ses racines sont plus anciennes que les nôtres. Aussi jugeai-je qu’ils voient plus loin. Nous sommes convenus que les liens de la Comté avec ses voisins devraient être resserrés et développés. Nous en avons les moyens, notre pays n’étant pas sans atouts, ni les Hobbits sans ressources. Nous devons pouvoir compter sur un royaume d’hommes organisés, et non, comme aujourd’hui, sur quelques hameaux de paysans dont le sentiment communautaire s’arrête au bout de la rue du village.
Je souhaite donc prendre des dispositions pour aider les rôdeurs à réunifier ce qu’ils pourront des agglomérations à l’est et au sud de la Comté. Les principaux clans fourniront une petite partie de leurs revenus et de leurs réserves pour poursuivre plusieurs voies. Tout d’abord, il nous faut renforcer la milice sous les ordres du Thain, sous la houlette des Hobbits les plus aptes et les plus influents. Ensuite nous nous efforcerons de favoriser les échanges avec nos voisins immédiats, en nous appuyant sur nos savoir-faire originaux. Les poids et mesures seront à nouveau harmonisés suivant les anciennes mesures royales. Les dúnedain amèneront une bonne quantité d’or pour amorcer les échanges et unifier la monnaie. Enfin il faudra aux familles les plus en vue, accepter de promouvoir ces changements en rassurant les Hobbits par leur adhésion personnelle et les liens individuels qu’elles tisseront avec nos voisins.
J’ai bien conscience que ces changements perturberont la vie tranquille de notre Comté bien-aimée. Nos artisans et nos cultivateurs devront se mettre au commerce ! Mais je veillerai à assurer notre indépendance et notre prospérité.
Dans ce mélange de crainte et d’enthousiasme, j’ai œuvré pour gagner à cette cause les quelques chefs de clan. Les décès récents et prématurés d’Adalard Bophin et Ambertin Fouine, mes partenaires les plus proches, m’ont empêché de mener à bien la première étape de création d’une réserve commune de grains. Mais mon perpétuel adversaire Beroad Brandebouc a profité de ce revers pour tourner mes vues en dérision et attiser la défiance des chefs de clan restants envers ce qui vient de l’extérieur. Ce vieux renard connaît les rôdeurs aussi bien que moi, mais il les stigmatise dans le seul but de me nuire. Mes excellentes relations avec Harold Sonnecor se sont trouvées brutalement compromises tout récemment, pour une raison qui m’échappe– lui qui m’offrait régulièrement ses feuilles roulées ! Voici encore un allié à reconquérir ou à remplacer…
Je dois donc maintenant faire face à une opposition menée par Beroad, à l’assemblée des chefs de la Comté. J’espérais me tourner vers la jeune génération, mais ce vieux fâcheux est parvenu à gagner à ses vues mon propre neveu Fierabras, le petit-fils du Taureau Mugissant, qui commence à contester mon autorité au sein du clan Touque. Je n’abandonnerai pas la Thainerie à ce freluquet incapable de convoquer un conseil, tout manipulé qu’il est !
Aussi ai-je tenu à vous tenir informé de mes démarches et intentions, même si mes vues et menées étaient provisoirement tenues en échec ou édulcorées par mes pairs. Mais je commence à penser que j’ai sous-estimé le besoin viscéral de paix et de sérénité de mes chers Hobbits. La confiance en mon autorité s’effrite pour des raisons qu’il me faut analyser et à propos desquelles je souhaiterais être éclairé de vos lumières. Je crains en effet devoir remettre de l’ordre dans ma propre maison.
Votre toujours fidèle Fortimbras Touque, Thain de la Comté
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Lettre du 18 avril 1248
À l’attention de Gandalf le gris, Magicien
Maison de poste, Grand Cave dans la Comté
Bourg-de-Touque, le dix et huitième jour du mois d’avril de l’an Mille et deux cents et quarante et huit de la datation de la Comté
Très estimé Gandalf,
Comme je vous l’écrivais dans ma dernière missive, Fierabras s’est publiquement attaqué à ma réputation à travers les frasques de mon rejeton. Vous savez certainement que mon aîné Gérontius, qui n’atteindra sa majorité que dans huit années, ne passe pas pour le jeune hobbit le plus valeureux de sa génération. Il se vêt de façon extravagante et coûteuse. Il compose des sonnets, sans même avoir encore ses lettres, à son âge ! En revanche il compte assez bien, mais trop souvent à son seul avantage, voire au détriment de mes partenaires. Il ne fait rien d’utile de son temps et s’attarde dans toutes les auberges du pays.
Mais surtout il tintinnabule avec de nombreuses jeunes hobbites, dont certaines se laissent déshonorer avec une passivité complice, voire – m’a-t-on assuré – une active et coupable délectation ! Ces débordements sont malheureusement, de notoriété publique… même des jeunes filles de bonne famille ! On m’a fait entendre qu’il collectionnait les conquêtes, usant pour s’en rappeler ou s’en vanter, de plumes de couleurs à son chapeau ! J’ai enfin compris ce qui m’a privé de l’amitié du vieux Harold Sonnecor : sa fille Priscilla est l’une des plus ferventes et actives admiratrices de mon séducteur de fils.
Rien de tout cela ne serait arrivé de mon temps ! S’il est vrai que mon redoutable père m’a conféré l’office de Thain, c’est bien mon chenapan de fils qui m’a accablé de la charge de père… Je crains désormais qu’il ne me prive, ainsi que lui-même, du dit office ! Et d’une façon générale le comportement indiscipliné, les farces et l’insouciance de mon fils nuisent à mon autorité et à ma réputation.
À mon grand regret, il m’apparaît indispensable d’éloigner Gérontius pour un temps. Il faut maintenant que ce jeune hobbit apprenne que la vie n’est pas qu’une succession de facéties et de galipettes sans conséquences. Et d’autre part j’ai besoin de toute urgence de reprendre en main l’assemblée des Touque. Je ne saurais trop vous remercier, si vous vouliez bien prendre en charge ce galopin pour quelques mois. Une discipline de fer et quelques leçons bien senties lui seraient bénéfiques. Puissiez-vous réussir là où j’ai échoué, à inculquer le sens du devoir à mon fils, trop occupé que je fus des affaires des Touque et des Hobbits, hormis des siennes. Par-dessus-tout, ramenez-le sain et entier à sa mère et à moi-même.
Votre reconnaissant Fortimbras Touque, Thain de la Comté
P.S. Vous trouverez ci-après une lettre de change pour couvrir les frais que mon fils ne manquera pas, j’en suis sûr, de vous occasionner. En vous renouvelant mes remerciements, F. Touque
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NOTES
1 Le lecteur attentif a certainement reconnu une construction empruntée d’un ouvrage fameux de J.R.R. Tolkien. L’auteur n’implore pas le pardon, car il n’a pu résister à cette tentation !
2 Ordre des Sages
3 Le lecteur pardonnera sans doute ce long emprunt stylistique au début du livre « Le hobbit », de J.R.R Tolkien. C’était un passage obligé.
4 Proverbe cité par Gildor Inglorion, dans La communauté de l’anneau, de J.R.R.Tolkien
5 Fortuné Poiredebeurré est le digne grand-père et prédécesseur de Prospère Poiredebeurré. Vous l’aviez sans doute deviné ?